L’Unicef présentait ce jeudi 14 avril le Bilan Innocenti 13 sur les enfants pauvres dans les pays riches, intitulé « Equité entre les enfants ». La situation française en la matière se révèle catastrophique. La conférence a donné lieu à des échanges très denses sur des sujets essentiels : le rôle de l’école, les politiques de transferts sociaux, le hiatus entre approche universaliste et dispositifs ciblés.
A l’échelle mondiale, la pauvreté connaît une nette diminution depuis les années 90 puisqu’elle est passée de 36% en 1990 à 10% aujourd’hui (rapport de la banque mondiale de 2015). Les pays de l’OCDE, eux, ne peuvent pas s’enorgueillir d’une telle baisse, au contraire. L’écart entre les riches et les pauvres a atteint son niveau le plus élevé depuis près de trente ans. Le treizième bilan Innocenti rendu public hier par l’UNICEF souligne que les revenus supérieurs à la médiane augmentent plus vite que les revenus inférieurs. Il note aussi que « ce sont désormais les jeunes, et non plus les personnes âgées, qui risquent le plus de tomber dans la pauvreté ». Le bilan Innocenti se focalise surtout sur la situation des enfants dans un tel contexte et utilise une méthodologie inhabituelle : plutôt que d’analyser les écartes entre les plus pauvres et les plus riches, il étudie l’écart entre les 10% d’enfants les plus défavorisés et les enfants du milieu de la distribution.
La France en queue de peloton
Se préoccuper des enfants en situation de précarité est un impératif parce que l’une des caractéristiques de la pauvreté est sa perpétuation de génération en génération. Les difficultés sociales et économiques nuisent au bien-être des enfants, évidemment, à leur scolarité et à leur santé. Elles obèrent leurs perspectives d’avenir. Une récente étude publiée dans la revue Nature a même montré que la situation financière des parents a un impact sur la taille du cortex cérébral de l’enfant. Briser le cercle vicieux devrait donc être une priorité absolue, surtout en France.
Car ce que montre ce bilan Innocenti, c’est notamment la situation alarmante de l’hexagone. Lorsque l’on croise les quatre domaines analysés (écarts de revenus, enseignement, santé, satisfaction exprimée), la France se situe dans le dernier quart du classement, à la 28ème place sur 35 pays. Concernant la première entrée, les écarts de revenus, les résultats sont corrects : 13ème place. « Les inégalités de revenus sont jugées relativement faibles, note Jean-Marie Dru, Président d’Unicef France, les politiques de transferts sociaux jouent un rôle non négligeable ». Pour les autres entrées, c’est la catastrophe. A la tribune, Olivier Thévenon, analyste de politiques publiques à l’OCDE, spécialiste des politiques de la famille et de l’enfance, lâche : « on en ressort perturbés, préoccupés ». Pour la santé, en terme d’inégalités, la France se classe 23ème sur 35. Pour la « satisfaction dans la vie » exprimée par les enfants eux-mêmes, nous décrochons la 28ème place. Et du côté de l’école, nous sommes 35ème sur 37. Notre système scolaire est bien l’un des plus inégalitaires de l’OCDE.
L’école au centre de toutes les préoccupations
A contrario, les pays qui réussissent le mieux à réduire les inégalités y parviennent dans la plupart des domaines. Il s’agit du Danemark, de la Finlande, de la Norvège, de la Suisse, de l’Autriche. Certains pays affichent de faibles inégalités pour les performances scolaires mais ont aussi dans le même temps un niveau général très faible (Roumanie et Chili). D’autres combinent au contraire de faibles écarts de résultats scolaires selon le milieu social avec un bon niveau général, comme l’Estonie, la Lettonie, la Pologne et l’Irlande. Et cette étude montre encore une fois que les garçons ont moins de chance d’atteindre les standards minimaux que les filles.
La France, elle, est le «pays du grand écart » selon Jean-Paul Delahaye, inspecteur général de l’Education nationale honoraire, ancien conseiller de Vincent Peillon. « On a le meilleur système éducatif du monde pour 54% de nos jeunes de 15 ans, qui sont au niveau des petits Finlandais et Coréens. De l’autre côté nous avons une forte proportion d’élèves qui ont de très mauvais résultats. Notre élitisme n’est pas républicain, il est social. 84% des élèves de SEGPA sont issus de CSP défavorisées. » Il assure ensuite que la loi de refondation de l’école a marqué « le début d’un commencement de PISA choc ». Et rappelle qu’en 2003, lors des premiers résultats de PISA, «nous, en France, on a critiqué le thermomètre, les évaluations ».
Des économies sur le dos des plus pauvres
« Il faut faire réussir les enfants de pauvres, martèle Jean-Paul Delahaye. On est au taquet pour les enfants des classes moyennes et supérieures. Mais il faut persuader ceux dont les enfants réussissent avec le système actuel qu’ils n’ont rien à craindre de la réussite scolaire des enfants de pauvres. »
Il enfonce le clou : « En 2016 on met en place la réforme pour permettre à tous les enfants d’apprendre une 2ème langue vivante. Qui ça gêne ? Une partie de la population qui utilisait ce système pour faire bénéficier leur enfant d’une 2ème langue vivante dès la 6ème. Certains pensent qu’on va niveler vers le bas. C’est le cœur du sujet : une partie de la population pense qu’on va lui nuire si on élargit la base sociale de la réussite scolaire. »
En 10 ans, assure-t-il, les fonds sociaux des collèges et lycées sont passés de 72 millions à 32 millions d’euros. « On a fait des économies sur le dos des enfants pauvres ! ». Pour lui la question est sociale mais aussi pédagogique. « Il faut réfléchir aux approches pédagogiques les plus efficaces pour faire réussir tous les élèves. Pendant longtemps on a considéré qu’un bon niveau universitaire était suffisant pour enseigner. On ne prodiguait pas de formation en pédagogie. On est aussi incapables d’affecter les enseignants les plus performants dans endroits les plus difficiles. »
Une enseignante en école primaire à Marseille, Charlotte Magri, à l’initiative d’une pétition en ligne dénonçant l’état de délabrement des établissements de la ville, a elle aussi été invitée à s’exprimer lors de la présentation de ce rapport. Elle rejoint Jean-Paul Delahaye sur ces derniers points. « Dans les ZEP vous trouvez les collègues qui viennent d’être titularisés. Ils sont dans un état de stress, de mal être, de boule au ventre généralisée. Les ambiances de classe sont violentes, bruyantes. On va leur donner la classe de CM2, en sachant qu’ils sont plus grands…et plus embêtants. Les enseignants sont formés sur la didactique, le savoir lui-même pas sur la pédagogie. Selon un récent sondage, 80% d’entre eux donnent la même chose à faire à tous les élèves, 70% pensent que la formation citoyenne des élèves n’est pas de leur ressort . »
Des apprentissages et une scolarisation trop précoces ?
L’école a donc comme d’habitude été au cœur de la plupart des échanges autour de ce rapport Innocenti. Pour Patrick Savidan, philosophe, co-fondateur de l’observatoire des inégalités, « notre école dysfonctionne. » « Il y a un apprentissage trop précoce de certaines compétences. En France on commence trop tôt, ça creuse les écarts. Quand les inégalités sont enclenchées, l’approche est cumulative. On se lance trop tôt dans des apprentissages exigeants, comme celui de la lecture.» Une assertion totalement contredite par la dernière conférence de consensus sur la lecture dont l’une des préconisations fortes est de commencer cet apprentissage dès la maternelle (essentiellement par un travail sur le langage oral) et de le poursuivre tout au long de la scolarité. Sur la lecture, les facteurs d’échecs des enfants de milieu défavorisé sont aujourd’hui bien documentés. Ils n’ont pas de difficultés particulières avec le déchiffrage, même à six ans. Ils sont en revanche considérablement handicapés par un fort déficit de vocabulaire qui très vite les empêche d’entrer dans la compréhension des textes. On voit mal comment le fait de retarder l’apprentissage de la lecture, le décodage comme la compréhension, réglerait le problème d’échec scolaire des enfants les plus pauvres.
Dans la salle, Claire Brisset, l’ancienne Défenseure des enfants, semble néanmoins sur la même ligne puisqu’elle déplore de son côté une « scolarisation trop précoce » des enfants. « Ceux qui réussissent sont ceux qui entrent plus tard à l’école ». Une assertion qui suscite plusieurs réactions. Olivier Thévenon et Agnès Florin, grande spécialiste de ces questions, elle aussi présente dans la salle, assurent que la plupart des études montrent au contraire les effets positifs d’une scolarisation précoce. Encore faut-il s’entendre, note Olivier Thévenon, sur ce que les plus jeunes doivent faire à l’école.
La maternelle devrait en tous cas être l’une des priorités des politiques publiques selon Jean-Paul Delahaye. Dans la salle, Nathalie Vicarini, conseillère petite enfance pour le programme « Ensemble pour l’éducation », qui organise en juin, à l’OCDE, un « congrès international des actions majeures en petite enfance », met de son côté l’accent sur l’accueil des moins de trois ans. De très nombreuses études montrent, c’est vrai, l’intérêt d’une prévention précoce.
Olivier Thévenon est tout à fait d’accord. « Les inégalités se développent tôt, il faut donc agir tôt, dès la petite enfance. En France, le système d’accueil est plutôt bien développé puisque les enfants de trois ans vont tous à l’école. Mais en réalité, à 3 ans, il y a déjà des inégalités. Les familles n’ont pas eu accès aux mêmes services avant cette scolarisation. Dans le premier décile de revenus, 80% enfants de moins de 3 ans ont accès à une crèche contre 8% dans le dernier décile. Or, dans ces crèches, on amorce déjà le processus du développement du langage.» C’était d’ailleurs tout l’objet du rapport publié par le think tank Terra Nova en 2014 intitulé « la lutte contre les inégalités commence dans les crèches », qui prônait un accès massif des enfants de milieu défavorisé dans les structures d’accueil.
Le retour du débat sur la prévention ciblée
Olivier Thevenon va plus loin. Non seulement il faut davantage accueillir ces enfants dans les crèches mais en plus serait-il judicieux d’adapter les services proposés en fonction du public.
« L’environnement familial a beaucoup évolué et continue d’évoluer. Les publics d’enfants sont de plus en plus diversifiés et tous n’ont pas les mêmes besoins. Il faut réfléchir à l’accueil de ces enfants en fonction de leur environnement. Les politiques de transferts fiscaux ne fonctionnent pas trop mal chez nous mais à l’évidence elles ne suffisent pas à résoudre les problèmes.» En résumé, il faut continuer à faire jouer la solidarité nationale pour compenser les écarts de revenus qui impactent fortement les enfants mais il faut en plus mettre en place des actions ciblées pour soutenir les enfants en situation de précarité. Olivier Thévenon le sait et le dit : « « le sujet ciblage/universalité » est très sensible en France mais il ne faut pas confondre universalité et uniformité. On peut avoir un système universel, tout dépend des politiques dont on parle, et en matière de services, les adapter à des populations de plus en plus variées.» Il l’a expliqué la veille dans un article du Monde : « La politique de non-différenciation, à l’œuvre notamment en France, où les aides et les financements profitent à l’ensemble du système, tire l’ensemble du peloton mais ne prend pas en compte les besoins réels et les différents parcours». Dans le même article, Sébastien Lyon, directeur général d’Unicef France, déclare pour sa part : « Nous voulons porter un message global d’équité mais nous recommandons aux gouvernements de cibler les enfants les plus défavorisés ».
Une position très claire sur le thème de la prévention ciblée, débat sans fin que nous avons résumé dans cet article. Dans la salle, Claire Brisset a elle aussi un avis tranché, qui fait écho aux propos d’Olivier Thévenon : « En France il y a un biais idéologique profondément ancré : l’égalité tirerait par magie les enfants par le haut et donc on devrait tous les traiter de la même manière. On place l’égalitarisme comme une valeur telle qu’elle serait bénéfique en soi ».
L’universalisme, une passion française
Mais à la tribune, tout le monde n’est pas d’accord. Patrick Savidan, tient à défendre « l’égalité comme valeur » qui permet d’éviter le « rapport de domination ». « Oui face à un problème spécifique,il faut intégrer des critères d’efficacité pour les politiques mises en place. Mais il faut se méfier des approches ciblées : à court terme elles ont un effet déstabilisateur sur la politique de solidarité. Elles créent des groupes sociaux hermétiques, un abyme fatal pour le lien social. On voit que certaines personnes ont une propension à se sortir du système parce que pour ce qui les concerne, le système n’est pas aussi juste, elles ont le sentiment de contribuer beaucoup et de ne pas en bénéficier en retour. Cela crée une humanité à deux vitesses, des conflits de solidarité. Les gens ont le sentiment que l’Etat ne joue plus son rôle et il y a une tension entre deux formes de solidarité. Les parents ont l’impression que pour s’occuper de leurs enfants il leur faut récupérer des marges de manœuvre en se soustrayant aux financements des politiques publiques. Ca explique le désengagement des gens qui pensent qu’on en fait trop sur les allocations du chômage, par exemple. On ne peut pas en vouloir aux gens de privilégier les solidarités électives, chaudes, familiales. Il faut une assise universaliste forte.» Mais pourquoi ne serait-il pas possible de maintenir une politique universaliste en matière de transferts sociaux et de proposer dans le même temps, dans les services dédiés à l’enfance, des dispositifs ciblés ? Mystère.
C’est en tous cas cet attachement viscéral et culturel à l’approche universaliste qui expliquerait, d’après Olivier Thévenon, les difficultés de la France à tenter des expérimentations plus ciblées et à les évaluer. Il en existe très peu en France (quelques exemples : le projet PANJO mené par Antoine Guédeney, Parler Bambin de Michel Zorman, le programme SFP du docteur Roehrig). Or, assure Olivier Thévenon, d’après la littérature internationale, les approches ciblées fonctionnent. « Les programmes d’aides aux familles menés aux USA ont montré que le fait d’ apporter des aides éducatives et sociales aux familles produit des effets. Chez nous on a cette idée que les enfants doivent être accueillis en oubliant leurs problèmes familiaux.»
Le déterminisme social, pas qu’une vue de l’esprit
Dans un récent article de The Atlantic recensé dans notre Puériscope de mars, Caridad Araujo, spécialiste du financement des programmes de pré scolarisation dans les pays d’Amérique du sud, déclare : « Nous savons que le plus fort retour sur investissement avec les interventions en petite enfance apparaissent quand ces investissements ciblent les familles les plus désavantagées et quand les services proposés sont de très haute qualité.»
En France, une grande partie des professionnels de la petite enfance refusent toute approche ciblée. Parce que, selon eux, c’est en proposant de la très haute qualité à tous que les plus pauvres, par effet d’entraînement, se développeront mieux, parce que cibler les familles fragiles c’est les stigmatiser, parce que cibler les enfants « à risques » trop précocement c’est faire fi des différences individuelles et les enfermer dans des « prophéties auto-réalisatrices ». Face à cette triple argumentation il y a l’idée que c’est au contraire en donnant plus à ceux qui ont moins qu’on réduit les inégalités. De plus en plus les réflexions sur l’école inclusive montrent l’absolue nécessité de différencier l’accueil et la pédagogie pour répondre au mieux aux besoins des enfants et de nombreux pays considèrent d’ailleurs la pauvreté comme un handicap à part entière.
Quant à pêcher par excès de déterminisme, malheureusement, et le bilan Innocenti le rappelle, c’est le réel qui se révèle déterministe. Toutes les études longitudinales montrent à quel point la pauvreté est un très fort facteur de risque pour le développement ultérieur de l’enfant. Et quant au problème posé par une intervention trop précoce, il est balayé par Jean-Paul Delahaye : « les décrocheurs scolaires, on les connaît dès le CP ». Le rapport Innocenti met d’ailleurs en exergue l’étude Millenium Cohort Study (MCS) qui suit environ 19.000 enfants nés au début du siècle dans tout le Royaume-Uni depuis l’âge de neuf mois. Cette étude montre que “dès l’âge de trois ans, les enfants des milieux les plus favorisés ont tendance à obtenir de meilleurs résultats aux tests cognitifs”. “A l’âge de cinq ans, les enfants vivant dans des ménages pauvres ont près de trois fois plus de risques de faire partie du décile inférieur de la distribution des facultés cognitives que leurs pairs ne vivant pas dans familles à faible revenu“. Cette étude évoque aussi le phénomène de “plancher collant“. C’est à dire le risque pour un enfant se situant dans ce décile inférieur sur le plan cognitif de ne pas pouvoir en sortir pour passer dans les déciles supérieurs. Le plancher se révèle bien plus collant pour les enfants pauvres.
La présentation de ce rapport, décidément accablant pour la France, aura donc eu, entre autres mérites, de reposer, encore une fois, le débat sur “universalisme versus interventions ciblées”. A quand une conférence de consensus sur le sujet…