Le 15 octobre dernier, Zoeki, organisme de formation pour les professionnels de la petite enfance, organisait un colloque national intitulé « Les colères et l’agressivité du tout-petit : les comprendre et les accompagner positivement », animé par Eric Binet, psychologue clinicien. En voici le compte-rendu.
Nos représentations des colères du tout-petit sont habituellement négatives. Face aux colères, parents ou professionnels de la petite enfance n’ont souvent comme réflexe que cette réponse transmise de génération en génération : « C’est un caprice! », « Il vous teste ! ». En introduction de la journée, Eric Binet énumère les questions relatives à cette problématique qui constitue pour lui un prolongement de la thématique des pleurs des tout-petits. « Quel regard portons nous sur les colères ? Comment reconnaître colère libératrice d’une colère destructrice ? Faut-il essayer d’arrêter ces colères ? Est-il possible de les éviter ? Comment les canaliser ? Comment distinguer colère, agressivité et violence ?» Il propose en préambule de répondre à cette question plus générique : « comment amener enfant à être le plus heureux possible ? » Trois repères à retenir :
– On ne peut pas être heureux sans se sentir aimé (être aimé, s’aimer soi même, aimer les autres). Dès lors, comment un enfant en colère va-t-il continuer à se sentir aimer ?
– Il est nécessaire de développer une forme d’authenticité (connaître ses goûts, qualités, besoins, ce qui nous rend heureux/malheureux), d’informer les enfants de la connaissance qu’on a d’eux. « Si un enfant se développe sans effet miroir, à l’adolescence il ne sait pas qui il est.»
– Il faut aussi développer son sentiment de responsabilité par rapport à soi-même et aux autres. Par exemple, on ne se contente pas de poser l’interdit : « Si tu tapes tes copains, tu n’auras pas d’amis dans la vie. »
Origines des pleurs
Il est également important de distinguer les protestations des pleurs de la colère émotionnelle (état affectif intense) et de la colère instrumentalisée (manipulation). « Avec la protestation on n’est pas encore dans les pleurs, il n’y a pas de spasmes, pas de larmes. »
Eric Binet évoque la « pyramide des pleurs » : Il y a les causes définies (30% des temps de pleurs) : faim, fatigue, tristesse. Mais aussi 70% de temps de pleurs dont on ne comprend pas l’origine.
Deux grandes causes invisibles alimentent le besoin de pleurer :
– Le besoin d’homéostasie « stress-détente ». Un être humain a besoin de s’auto réguler au quotidien. Les adultes ont des ressources pour ça (lire, écouter musique, faire du sport). Entre 0 et un an, le seul mécanisme de régulation du petit ce sont les pleurs.
– Le besoin d’attachement secure. Le réservoir d’ocytocine est un élixir de l’attachement. Pour qu’un tout petit produise de l’ocytocine il faut que certaines conditions soient réunies. Le bébé n’a pas d’autre solution que de pleurer pour provoquer le rapprochement. C’est très neurophysiologique.
Nous avons trois cerveaux : le cerveau cognitif (cortex), le cerveau mammalien (là où s’activent les émotions), le cerveau reptilien (pour gérer les fonctions vitales, l’équilibre, la température, le danger et qui induit les comportements d’attaque, de fuite, de figement).
La composition des larmes varie en fonction de l’état émotionnel. Pleurer permet d’éliminer les toxines lorsque les trois zones de stress sont pleines (zone de base, zone de stress cumulatif, zone de sur-stress). Quand les 3 zones sont pleines, la colère émotionnelle explose. « On réprime beaucoup les pleurs des garçons, déplore Eric Binet. Or, l’accumulation de cortisol dans le cerveau donne des tendances paranoïaques. »
Il existe -en résumé- deux façons de concevoir l’enfant de moins de trois ans. D’un côté une vision très 19ème siècle : attention il pleure, il va prendre de mauvaises habitudes, il fait un caprice, il ne faut pas céder, il faut sévir. De l’autre une vision très 2018 : il souffre, il va être traumatisé, il faut le consoler à tout prix, vite donnons le sein.
« D’un côté on est dans une notion de manipulation, de l’autre dans la conception d’une souffrance, note le spécialiste. Les deux auront le même effet. L’a priori est qu’il faut stopper les pleurs avec une méthode forte ou une méthode douce. » Or, insiste-t-il, consoler n’est pas stopper les pleurs mais donner de l’attention, soulager les tensions. L’enfant doit pouvoir aller au bout de son besoin de pleurer et l’adulte doit répondre à son besoin d’instinct de refuge.
La cause de ces pleurs n’est pas forcément dans le « ici maintenant ».
Accueillir les pleurs avant de chercher à les arrêter
Comment accompagner cet enfant ? Avec un contact physique par les bras. En lui permettant de se sentir accepté de façon inconditionnelle. L’enfant a un logiciel selon lequel il y aura tout le temps un adulte pour s’occuper de lui de façon occasionnelle. Mais en 2018 on lui fait comprendre que « tu peux venir dans mes bras mais tu te calmes, sinon je te repose ». Ce qui signifie « je t’accepte si tu es tranquille et souriant ». Quand il pleure on peut favoriser le contact visuel ou utiliser le langage de la tendresse.
« Mais on peut définitivement barrer la notion de caprices, martèle Eric Binet. Il n’y a aucun lien entre le cortex (la volonté) et les pleurs. » Il ne faut pas non plus associer les pleurs et le langage. « C’est un moyen d’expression mais il n’y a pas une volonté de dire quelque chose ».
Les pleurs sont l’expression du système d’attachement du tout petit, qui va lui permettre d’avoir une vision du monde positive. Il n’y a donc aucune raison de se demander « si on va pourrir un tout petit enfant en le prenant dans les bras ». L’enfant a besoin de comprendre qu’en cas de détresse il aura un adulte capable de le consoler et de l’accepter de façon inconditionnelle.
Eric Binet propose un détour par les pleurs du nouveau né et le syndrome du bébé secoué. « J’ai commencé à travailler sur les pleurs quand je suis devenu papa et que j’ai été confronté aux pleurs du soir. On ne m’en avait jamais parlé. J’étais ignorant sur le sujet. Ce sujet est mis de côté. Ce qui a des conséquences dramatiques sur la santé publique. Aucune prévention primaire n’est mise en place, aucune formation initiale des parents.»
La colère, énergie vitale
Le conférencier aborde ensuite les colères. Est-on dans une culture anti colère ? « Il me semble bien, en tous cas dans une culture anti émotionnelle ». Or, la colère est dans notre code génétique, elle a une fonction vitale. C’est une émotion présente chez d’autres mammifères, un moyen de communication mais aussi une fonction de défense. Elle permet de faire respecter ses limites (son autonomie, son espace, ses biens). Elle constitue aussi une stratégie d’intimidation pour ne pas se laisser marcher dessus. La colère émotionnelle en soi ne fait pas appel à la violence, c’est juste une manière de montrer sa force. « On a tous le souvenir d’avoir été des proies, assure Eric Binet. Ceux qui ont réussi à survivre sont ceux qui ont échappé aux prédateurs en se mettant en colère. Cette aptitude est un cadeau de la nature. La colère émotionnelle est une réponse instinctive (instinct de survie), une ressource interne de notre passé primitif. C’est la base de la confiance en soi, de l’affirmation, l’émergence du « je ». Vouloir éliminer sa colère c’est perdre ses forces, c’est risquer de ne plus être en mesure de défendre ses besoins, de devenir hyper vulnérable ».
Les colères sont très liées au système du plaisir et de l’aversion. Leur expression faciale est caractéristique. Elles entraînent une accélération du rythme cardiaque, une augmentation de la fréquence respiratoire, une élévation de la température, des crispations musculaires.
Il énumère les dérivés de la colère émotionnelle : dépit, exaspération, hostilité, emportement, fureur, rage, ruminations, impatience, énervement, mauvaise humeur, irritabilité, agacement…Puis cite l’étude de Lara et al de 2006 qui montre que chez l’adulte présentant une hyper activation de la colère on trouve les traits de caractère suivant : « rancunier, irritable, impulsif, passionné, brusque, attentif, concentré, dominant, orienté vers un but ». Chez ceux présentant une hypo activation, les traits dominants sont : calme, passif, indulgent, non dominant, apathique, économe, inattentif, distrait, peu orienté vers un but.
En résumé, « le niveau d’activation de notre colère a un impact sur la façon d’organiser notre vie ».
Les colères émotionnelles
Le psychologue détaille ensuite les spécificités de la colère émotionnelle. Ces colères n’affectent pas que le corps, elles modifient aussi les pensées. La colère peut s’auto entretenir, elle résiste au temps, elle n’est pas toujours associée à une détresse, elle peut se retourner contre soi, contre les autres, voire contre le monde entier. Sous l’influence d’une colère émotionnelle, un tout petit ne peut pas parler ou écouter. Les fonctions cognitives et les centres langagiers sont neutralisés. Il n’y a plus de place pour la logique. On observe une chute drastique du QI. Il est inutile de lui demander de s’exprimer, il a besoin d’être contenu. Quelle est la neurophysiologie de la colère ? On connaît les zones du cerveau directement impliquées :l’amygdale (quand il est activé il inhibe les processus de penser, comprendre, apprendre). Etre en colère va nous freiner dans notre développement cognitif. L’amygdale est impliqué dans notre rapport à la douleur et à la nourriture.
Quels sont les facteurs déclenchant de la colère émotionnelle ? Le tout petit a un cerveau immature, face aux stress de la vie, il ne peut pas relativiser, comprendre. L’adulte doit savoir ne pas trop en demander. Il y a aussi des pics de pleurs, des périodes critiques, qui correspondent à des périodes dé du développement et à des frustrations. Les colères d’impuissance sont les premières à se manifester. La fatigue entre en jeu, l’axe sympathique provoque une hyper excitation, l’alimentation aussi (hyperglycémie notamment, carences nutritionnelles, les additifs alimentaires).
Guider le tout petit vers l’auto régulation
Comment gérer sa colère émotionnelle ? Cela passe par un apprentissage puisqu’il faut connecter la conscience à l’émotion, développer son intelligence émotionnelle. Quatre étapes sont nécessaires :
Percevoir la colère, décoder la signalisation et l’intensité de la colère, comprendre la colère en lien avec l’action vécue puis auto réguler cette colère. Chez un adulte tout cela est possible car nos deux cerveaux, rationnel et émotionnel, sont connectés, reliés. Pas chez le petit.
Pour Eric Binet il est capital de « changer le regard sur la colère émotionnelle ». On ne dit jamais aux enfants dans l’après-coup qu’ils ont traversé un moment de colère. Il faut leur apprendre à visualiser le thermomètre de la colère, à décrypter leurs émotions. Chez les enfants les deux hémisphères communiquent mal. Chaque hémisphère fonctionne différemment, d’où ses sautes d’humeur qui déroutent les adultes.
Quels sont les besoins non assouvis derrière ces colères ?
0-1 an : Besoin de tirer, d’explorer, d’arracher, de grimper, de frapper, de lancer…
1-2 ans : besoin de dire non, de faire respecter son territoire, de faire respecter ses envies
2-3 ans : besoin de faire respecter son autonomie naissante
La morsure est à cheval entre la colère et l’agressivité pathologique.
Au-delà du langage de compréhension apaisant, il faut s’occuper de cette énergie. Eric Binet propose des « exercices d’ancrage de stabilisation émotionnelle » qui permettent de canaliser l’énergie, au-delà de la reconnaissance verbale. On peut utiliser la cohérence cardiaque (appli respi-relax) qui est une façon naturelle pour réguler son rythme. Il évoque la technique du « 5-4-3-2-1 » de Betty Erikson. Il s’agit de décrire 5 choses qu’on voit, qu’on entend, qu’on ressent. Ce qui oblige à se recentrer sur soi et permet de se calmer. On recommence avec 4 nouvelles descriptions en commençant par « je ». « Je vois, j’entends, je sens ». On peut aussi crier de toutes ses forces dans un coussin, prendre un torchon et le tordre, pousser les murs, gribouiller de toutes ses forces..
Eric Binet propose de « stimuler les lobes frontaux » avec du modelage, des jeux d’eau, des livres sur les colères, mais aussi les stimulations bilatérales alternées (ailes de papillon) : les mains sur la poitrine avec les pouces croisés. Avec les plus petits l’adulte tapote sur les épaules de l’enfant de façon alternée sur chaque épaule. Il s’agit de techniques issues de l’EMDR.
La colère instrumentalisée
Pour le psychologue il est très important de distinguer l’émotion et le comportement. On doit faire passer le message à l’enfant qu’il a le droit d’être en colère mais que pour autant cela ne l’autorise pas à tout casser. Il propose de distinguer la colère émotionnelle de la « colère instrumentalisée » (colère du petit Néron) qui consiste à intimider la cible, la faire plier. Le registre est ici celui de la manipulation, de la pression, du chantage affectif. L’enfant a accès au langage. Le risque principal est que les adultes comme les enfants deviennent des marionnettes, et l’enfant « despote » un excellent marionnettiste. La colère instrumentalisée utilise les lobes frontaux avec le langage, le plus souvent sans larme. Avec humour, Eric Binet insiste : « on ne donne pas la rançon, on ne négocie pas. »
Pour limiter la colère instrumentalisée, il est important de ne pas se poser en spectateur. On n’essaie pas non plus de raisonner, parlementer, discuter car sinon on apprend à l’enfant qu’il a trouvé la bonne méthode pour obtenir le temps des adultes. Enchaîner avec des bisous ? Non, pas possible. La seule solution : le non définitif. On en profite pour rappeler les règles de politesse, rappeler qu’on ne peut pas tout avoir tout de suite. Car oui, la vie est injuste.
On peut aussi détourner l’attention par l’humour et le jeu. Il faut être certain que ce n’est pas une colère émotionnelle. Et l’enfant peut partir d’une colère de manipulation et arriver à une colère émotionnelle due à l’impuissance.
Eric Binet conclut avec l’agressivité chez les tout-petits et cette question : « Tous des cannibales ou tous des serial killers ? » La violence vient du grec « vie » : défense de la vie. C’est un phénomène universel qui touche tout ce qui est vivant. L’agressivité n’est pas l’expression d’une volonté. Elle est naturelle, fondamentalement bonne. Ces deux notions sont au départ plutôt positives. La question est surtout de savoir accompagner cette agressivité. Cela participe du repérage des besoins fondamentaux. Plus une colère est laissée longtemps, plus elle est réprimée, pas entendue, plus l’agressivité pathologique risque de ressortir. Comment être au plus près de la colère émotionnelle pour ne pas donner aux enfants le sentiment que cette colère n’est pas entendue. Il est indispensable de comprendre le besoin de stimulation qui permet de canaliser l’agressivité naturelle. « Le manque de stimulation c’est comme de l’hypoglycémie ». « Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise émotion, assure Eric Binet. Elles sont toutes essentielles à notre survie. Il est capital d’aider le tout petit à la reconnaître, à la canaliser, sans le punir. »
Le prochain colloque organisé par Zoeki aura lieu ce lundi 10 décembre à Paris sur le thème « La relation à trois : parents, enfants, professionnels de la petite enfance ».