Sous la direction du sociologue Pierre Moisset, les éditions Eres publient un ouvrage complet et éclairant sur les professionnelles exerçant dans les modes d’accueil, “Accueillir la petite enfance, le vécu des professionnels”. A l’heure où les missions qui leur sont assignées se diversifient et se complexifient, où les parents et les enfants accueillis présentent des profils de plus en plus hétérogènes, où les instances internationales soulignent leur rôle essentiel, ces professionnelles semblent sous pression. Et ont, plus que jamais, besoin de formation, de soutien, de temps pour une analyse réflexive de leurs pratiques.
Le titre du livre est presque trompeur : il n’est pas ici seulement question du vécu des professionnels mais plutôt d’un « état de l’art » en matière d’accueil du jeune enfant en France et chez nos voisins francophones avec des rappels historiques bienvenus, ainsi qu’une mise en perspective des choix politiques qui conduisent à l’évolution de cet accueil. La lecture de cet ouvrage collaboratif laisse la sensation que le système dans son ensemble est à la croisée des chemins. Pierre Moisset, qui dirige la publication, évoque une « fonte des glaces » pour parler du mouvement de crise de l’accueil institutionnel. Il liste quelques raisons d’un malaise diffus : des professionnels qui se sentent remis en question par « l’avènement d’usagers consommateurs » et ont de moins en moins « le sentiment de pouvoir appliquer des savoirs et savoir faire répondant à l’ensemble des situations », le « recul du magistère des psychologues », la dimension sanitaire et médicale qui passe au second plan. Sur ce dernier point, Anne-Lise Ullman, maître de conférence en sciences de l’éducation, souligne le paradoxe qui inscrit ce travail dans le soin « alors que les enfants accueillis sont majoritairement en bonne santé ».
Privilégier une “clinique éducative du quotidien”
L’ancrage dans une dimension médicale, plus prestigieuse, qui induisait une mise à distance des affects et la mise en oeuvre de techniques relationnelles apparaît désormais caduque, « armature » présentant le risque de devenir une « armure » selon les mots de Pierre Moisset. A la place, les professionnelles devraient davantage être capables de faire preuve de « réflexivité », d’une capacité à « trancher des dilemmes concrets », et à construire une clinique éducative du quotidien (« expérience du décalage constant entre l’enfant théorique et l’enfant concret, entre l’accueil idéal et l’accueil de fait, entre les bases et les objectifs de l’action et l’action quotidienne »).
Le livre évoque au passage le vieillissement des assistantes maternelles et leur sous-emploi endémique, mais aussi le malaise des auxiliaires de puériculture, particulièrement touchées par le stress et une forme de « désenchantement ».
Impacts positifs et négatifs de la PSU
Dans un texte clair et nuancé, Marie Hélène Hurtig, puéricultrice et formatrice petite enfance, évoque « les effets paradoxaux et le risque de perte de sens de la PSU ». Qui a présenté quelques effets positifs, permettant un assouplissement des règles d’accueil pour mieux s’adapter aux familles et une gestion des places plus rigoureuse (les professionnels reconnaîtraient que les taux d’occupation étaient trop faibles). Mais assez vite, la PSU a amené une interrogation essentielle : comment à la fois répondre aux besoins des parents et à ceux de l’enfant ? Marie-Hélène Hurtig reprend un rapport du Sénat et évoque des crèches qui s’apparentent à des « halls de gare ». La déréglementation totale des horaires ne semble pas plus adaptée aux tout-petits qu’une trop grande rigidité. L’accueil occasionnel aurait de son côté été détourné de sa fonction et ferait office de « bouche-trou ». L’auteure estime que « la facturation a envahi les relations avec les familles », et a eu pour incidence une posture de « parents clientélistes ». Autre effet pervers : il apparaît que les familles précaires respectent moins l’engagement sur une heure de garde, notamment parce qu’elles paient un tarif horaire très bas.
En tous cas, cette moins bonne observance des règles contractuelles mettrait les directrices dans une « posture délicate », avec un rapport heures facturées/heures de présence réelle défavorable. Elles se retrouvent donc amenées à sélectionner les familles « selon l’évaluation qu’elles vont faire de leur capacité à respecter le contrat d’accueil ». Marie-Hélène Hurtig note également que pour rester dans les exigences de la CNAF, des gestionnaires ont décidé de réduire l’amplitude horaire de leurs établissements ou de fermer durant les mois de congés. Ce qui constitue un effet inverse à celui recherché par la PSU.
De la conciliation vie privée-vie professionnelle à l’investissement social
Pierre Moisset propose également un rappel historique quant aux objectifs des modes d’accueil, d’abord économiques (faciliter l’activité des femmes), puis sociaux (permettre l’insertion professionnelle des parents plus fragiles) et enfin éducatifs (les modes d’accueil constituent le premier chaînon d’un ensemble d’interventions éducatives concourant à l’égalité des chances). Il relève que ce sont les EJE et directrices qui apparaissent comme les plus impactées par ces nouvelles missions puisqu’elles témoignent d’un « sentiments de morcellement, de tension, de complexité. » Au-delà des objectifs officiellement poursuivis, le sociologue estime qu’il est aujourd’hui difficile d’évoquer les effets des modes d’accueil sur les enfants. En raison notamment d’une « ambivalence politique » : la France, à travers la politique mise en œuvre par la CNAF, a longtemps soutenu à la fois l’accueil par les mères et par les modes d’accueil institutionnels. « La notion de « libre choix » vient empêcher une pensée claire et explicite des effets sur les enfants de l’accueil du jeune enfant. » En effet, « quels objectifs fixer et quels effets attendre d’une politique dont les parents dans leur diversité sont censés détenir les options » ?
Pierre Moisset propose enfin un développement instructif sur le concept d’investissement social. Et livre cette citation de Gosta Esping Andersen et Bruno Palier (2008): « (…) le consensus est désormais général : en matière d’héritage social, les mécanismes qui comptent vraiment sont enfouis à l’âge préscolaire. Pour beaucoup d’enfants, il s’agit aussi de la période où ils sont le plus « privatisés », où ils dépendent presque exclusivement du milieu familial. En fait tous les instituteurs peuvent en témoigner, et ce dès le premier jour de classe : les enfants sont très inégalement préparés à l’école ».
Il rappelle que selon la littérature disponible, pour qu’un effet du mode d’accueil apparaisse il faut deux ans de fréquentation dans un établissement avec un accueil suffisamment intense. Or, relève-t-il très justement, l’accueil des enfants défavorisés se fait essentiellement via des accueils à temps partiel, ce qui ne permet pas de répondre à l’objectif d’investissement social.
L’ouvrage constitue un précieux condensé des évolutions politiques voire philosophiques récentes en matière de modes d’accueil autant qu’une immersion éclairante au cœur du ressenti et des pratiques des professionnelles de la petite enfance. Un outil très utile, donc, pour qui souhaite saisir les grands enjeux qui sous-tendent aujourd’hui la question de l’accueil du jeune enfant.