Cette immersion ethnographique au Cambodge publiée dans la revue Child Abuse and Neglect met en exergue la puissance des freins culturels dans la prévention de la violence contre les enfants. Pour l’auteur, il serait stérile d’imposer des changements de pratique par la seule loi, sans s’appuyer sur les croyances et ressorts religieux.
Au Cambodge, plus de la moitié des enfants sont victimes d’abus physiques, émotionnels ou sexuels. L’auteur de cet article paru dans Child Abuse and Neglect, Maurice Eisnbruch, du département de psychiatrie de l’université de Monash en Australie, analyse la façon dont les Cambodgiens perçoivent les causes et les effets des abus sur enfants et les forces culturelles sur lesquelles s’appuyer pour les prévenir. Psychiatre transculturel, maîtrisant la langue khmer, il est parti d’un cadre conceptuel utilisé pour mettre en évidence le contexte culturel dans les violences contre les femmes.
La plupart des personnes interrogées par le chercheur donnent des explications aux violences physiques ou sexuelles infligées aux enfants qui renvoient à des représentations très culturelles : l’enfant a dès le départ un capital altéré en raison de ses actes dans une vie antérieure, une vulnérabilité astrologique aux abus, il existe un lien préétabli entre l’enfant et l’agresseur (ils sont «destinés» à se rencontrer). L’auteur des faits a une envie sexuelle qui le conduit sur « le chemin de la ruine», il est victime d’« un aveuglement moral » qui revient à le rendre non responsable de ses actes. On retrouve ces explications dans les violences faites aux femmes avec une spécificité supplémentaire : les coupables de viols ou d’incestes sont accusés d’être des «tiracchana », figue animale qu’on retrouve dans l’univers bouddhiste et qui étymologiquement signifie « qui avance horizontalement, insecte du bas », soit une bête sauvage habitant les enfers ou le monde souterrain.
L’auteur de l’article entend utiliser ces éléments pour mettre en évidence une épigenèse culturelle de la maltraitance et fournir un modèle permettant de mettre en place une réponse culturellement adaptée à la prévention des abus (car il ne s’agit bien évidemment pas de tolérer les maltraitances pour des raisons culturelles mais de trouver dans la culture les outils adaptés à la prévention).
Prendre en compte les cultures locales
En introduction l’auteur constate qu’il existe encore un fossé entre la prise en compte des facteurs culturels qui sous-tendent la maltraitance et la capacité à transformer cette compréhension en prévention. En 2015, Finkelhor et Lannen ont identifié trois « dilemmes » concernant la pertinence des facteurs culturels : la transférabilité des programmes existants (le sont-ils tous?), la nécessité de s’appuyer sur les institutions et les pratiques culturelles protectrices inhérentes aux pays (et pas seulement sur des conceptions occidentales), le fait qu’il est parfois préférable de créer de nouveaux modèles de toute pièce que de chercher à redéployer de vieux programmes.
L’auteur part du principe que les interventions et la prévention ne peuvent fonctionner que si elles prennent en compte les références culturelles et la perception de la maltraitance par les autochtones.
L’auteur rappelle qu’aux USA des programmes spécifiques sont mis en place pour les Afro-américains, les familles latinos ou familles d’Asie du sud est. Le background culturel est important. Au sein d’une même communauté, par exemple les Asiatiques aux Etats-Unis, la culture apparaît à la fois protectrice pour les enfants (la recherche de l’harmonie familiale peut faire baisser la violence), et facteur de risque (les croyances parentales dans une discipline dure).
L’auteur insiste également sur le fait que les abus sur les enfants constituent un problème de santé et un fardeau économique encore plus prégnants dans les pays faiblement ou moyennement développés ou les évaluations relatives au développement de l’enfant et les interventions de prévention sont extrêmement rares.
Un pays fracturé après la guerre civile, qui ne parvient pas à protéger ses enfants
Au Cambodge, d’après une grande étude menée en 2013, un enfant sur deux a été victime de violence physique, un sur quatre de violences émotionnelles ou négligences et un sur 20 d’abus sexuel. Pour l’auteur, ce dernier chiffre est certainement sous-estimé en raison de la difficulté à recueillir ces données et du manque de services dédiés aux enfants victimes. D’après des chiffres de l’UNICEF, parmi les filles cambodgiennes soumises à la violence physique, 37% ont des conduites auto-destructrices, 12% souffrent de problèmes mentaux, 10% se mettent à boire, 34% sont victimes plus tard de violences conjugales.
Cet article s’intéresse particulièrement aux abus sexuels sur les enfants. Au Cambodge, 80% des victimes de viols sont des enfants. Malgré des avancées récentes (plan national d’action contre la maltraitance infantile, publication de recommandations…), peu d’études se sont intéressées aux facteurs culturels. Un autre auteur, Jacob, a écrit en 2014 que la construction sociale de l’enfance au Cambodge « contribuait à édicter des normes qui conduisaient à discipliner rudement les enfants, à taire les viols pour protéger l’honneur familial, ou à vendre les enfants à des trafiquants ». Reconnaître publiquement que des parents cambodgiens peuvent faire du mal à leurs enfants est un sujet politiquement inflammable. Une ONG a ainsi dû s’excuser après avoir expliquer dans un reportage pour CNN que les mères cambodgiennes vendaient leurs filles.
L’article souligne que le haut niveau de violence à l’encontre des garçons et des filles prend racine dans les atteintes causées aux traditions sociales par la récente guerre civile qui a fracturé les familles et les communautés, détruisant plusieurs pratiques protectrices pour les enfants.
Il est difficile aujourd’hui pour les auteurs de ces violences de changer leurs comportements qui ne se trouvent pas remis en cause.
Des facteurs culturels qui constituent des « attracteurs »
Pour l’auteur, l’une des solutions est d’informer les citoyens des causes et des effets de la maltraitance. En dépit des efforts importants déployés pour promouvoir la Convention des Nations Unies pour les droits de l’enfant, il y a peu de données sur son intégration dans les considérations culturelles des Cambodgiens. En 2008, le comité des droits de l’enfant de l’ONU a constaté que les familles étaient moins enclines à respecter le droit des enfants à la protection et à la participation si elles pensaient que ces droits entraient en conflit avec les valeurs traditionnelles notamment rurales. Le comité a donc pressé le gouvernement cambodgien d’adopter une sorte de troisième voie inspirée du bouddhisme et intégrant les concepts contemporains de justice sociale. Ces actions n’ont pas été mises en place.
Pour l’auteur il existe dans ce domaine la tentation de se précipiter pour éradiquer des freins culturels persistants et perçus comme la cause des maltraitances. Il le précise : ce n’est pas ici son intention. Plutôt que de « schémas », « théories », « concepts », « constructions », il préfère parler, au sujet des facteurs culturels, d’ « attracteurs culturels » qui viendraient expliquer la persistance de certaines croyances. L’auteur estime que la transmission des abus sur les enfants s’appuie sur une série d’attracteurs psychologiques, religieux et « surnaturels ». Au Cambodg cela inclut la destinée karmique de l’auteur, de l’enfant et de sa famille.
L’auteur a interrogé 39 mères, 20 pères, 16 grands-parents, deux sœurs aînées, une tante et d’autres proches d’enfants abusés. Six auteurs ainsi que leur familles (six épouses, cinq mères, trois pères, deux grands-parents, une sœur et un frère et d’autres membres) ont également été interrogés.
Des voisins, des membres de la communauté bouddhiste et « ésotérique » (médiums), des médecins, infirmières ont également répondu.
Le poids du destin et de la transmission intergénérationnelle des « fautes »
Les cas de 110 enfants ont été étudiés d’un point de vue ethnographique, comprenant 61 cas d’abus sexuel (50 filles et 11 garçons), 26 cas de maltraitances physiques (13 filles et 13 garçons), 23 cas d’abus émotionnels ou de négligences (13 filles et 10 garçons), âgés de 2 à 18 ans au moment des faits. Les auteurs sont les pères et autres proches de l’enfant, des officiants et moines bouddhistes et des voisins.
Les personnes interrogées mettent en avant pour l’auteur comme pour l’enfant, les mauvaises actions commises par un ancêtre. Certaines mères dont la fille est violée par le père ou le conjoint estiment que leur fille paie leurs propres mauvaises « fondations » qui les a poussées à épouser un « tiracchana » (une bête sauvage venue des enfers). Pour les plus âgés il existe une transmission verticale de la maladie et de l’infortune qui pousse les individus à être auteurs ou victimes de violences. Une autre explication populaire des violences sexuelles consiste à invoquer une inversion de l’ordre moral, reprenant une prédiction de Bouddha selon laquelle les enfants allaient tuer leurs parents et les parents violer leurs enfants. Pour eux les abus sur les enfants reflètent la corruption morale de la société contemporaine où les relations normales entre les hommes et les femmes, ou entre les adultes et les enfants, sont interrompues. Certains auteurs de crimes mettent en avant les violences qui auraient été subies dans une vie antérieure pour expliquer leurs actes. Auteurs et victimes sont également vus comme enfermés mutuellement dans un cycle de dette, la victime d’aujourd’hui étant perçue comme la descendante d’un ancêtre ayant mal agi avec un ancêtre de son actuel bourreau.
Pour l’auteur, les huit « attracteurs » culturels décrits dans cette étude forment un modèle conceptuel qui pourrait être utilisé pour améliorer la compréhension des freins et concevoir des interventions vraiment significatives pour les communautés locales. Il propose d’inclure des experts culturels, comme des moines, dans toutes les activités, y compris la formation, et de fournir « une langue culturellement cohérente » pour favoriser l’acceptation de la prévention, le conseil et l’application de la loi.
“His body is human, but he has a tiracchāna heart”: An ethnographic study of the epigenesis of child abuse in Cambodia, MauriceEisenbruch, Child Abuse and Neglect, Vol 88, Février 2019