Près de 20 auteurs, spécialistes du développement de l’enfant, ont décidé d’unir leurs forces pour monter au créneau contre le programme de stimulation langagière précoce Parler Bambin, dans un livre publié en octobre. Pourquoi consacrer un long article à cet ouvrage et tenter de répondre à ses auteurs, nous plaçant de facto dans la position d’avocat de la défense ? Parce que le sujet dépasse de loin ce programme qui ne constitue finalement que l’épiphénomène d’un débat bien plus vaste. De plus en plus porté -à tort ou à raison- par les pouvoirs publics, Parler Bambin constitue le carburant qui vient nourrir une polémique née en 2005 sur la prévention précoce et jamais éteinte depuis.
Ce sont deux visions du monde, deux conceptions antagoniques sur des enjeux de société fondamentaux. Et elles sont inconciliables. Depuis dix ans leur opposition se joue notamment autour de Parler Bambin. Le livre* qui vient de paraître chez Erès, intitulé “Le programme Parler Bambin: enjeux et controverses”, réquisitoire tranchant, réactive le débat autour de la prévention précoce en donnant la parole aux détracteurs de ce programme de stimulation langagière implanté à Grenoble en 2007. Cette controverse est tout sauf anecdotique. Elle recoupe d’autres sujets sensibles d’une discorde bien française : la psychanalyse versus la psychologie scientifique, les neurosciences et l’approche comportementale, la prévention « prévenante » versus la prévention « prédictive », l’approche universelle tendance égalitarisme versus l’universalisme proportionné tendance équité. On pourrait ajouter la prise en charge de l’autisme dans cet inventaire des thématiques à haut potentiel polémique puisque l’un des co-auteurs, le pédopsychiatre Bernard Golse, l’évoque dans le chapitre qu’il a rédigé. L’ouvrage rejoue également l’épisode de 2005, avec rappel insistant de l’expertise collective de l’Inserm sur les Troubles des conduites et la proposition de loi Bénisti, les deux continuant de servir d’épouvantail pavlovien, voire de point Godwin de toute discussion sur la prévention précoce (sans que la distinction, jamais, ne soit faite entre la production scientifique des chercheurs rattachés à l’Inserm et l’instrumentalisation politique qui a suivi, ou comment jeter le bébé avec l’eau du bain).
La crainte de la stigmatisation ou la confiance limitée dans les professionnels
De façon tout à fait attendue, le livre reprend une des critiques les plus fréquemment formulées à l’encontre de Parler Bambin, comme à l’encontre de toutes les expérimentations plus ou moins ciblées : le risque de stigmatisation. « S’agissant de dépistage précoce de « petits parleurs », de catégorisation donc de certains enfants, force est d’attirer l’attention sur les risques, soulignés dans plusieurs chapitres du livre, de stigmatisation, de discrimination », prévient l’un des auteurs.
Concernant ce spectre de la stigmatisation, on peut d’une part se demander ce qui se révèle le plus stigmatisant entre une intervention précoce et l’échec scolaire, entre une compensation précoce d’un déficit et la perte d’une chance, entre un risque avéré (celui statistiquement plus élevé de connaître des difficultés scolaires et psycho-sociales quand on vient d’une famille pauvre) et un risque hypothétique (celui de se sentir stigmatisé parce qu’on vous aura proposé du soutien supplémentaire). Et on peut d’autre part se demander si ne se cache pas derrière cet argument la croyance que les professionnels seraient tous, par définition et éternellement, incapables de conduire des interventions aussi bienveillantes et respectueuses qu’elles seraient efficaces et qu’aucune formation, jamais, ne leur permettrait de trouver les mots justes.
Dans cet ouvrage, Marie Bonaffé raconte ainsi: « Les équipes de pmi avec lesquelles nous travaillions étaient très attentives à ne pas énoncer aux familles des paroles pouvant renvoyer à une « étiquette » négative. Combien de fois ai-je pourtant entendu des parents rappelant l’évocation de la prédiction abusive d’un risque de retard de langage, maladroitement énoncé dans les premières années ? Convaincus qu’ils étaient alors victimes d’une tare irrémédiable, l’indication d’une rééducation comme une démarche constructive se heurtait à leur conviction que leur enfant demeurerait avec son « retard ».» Que conclure concrètement de ces constats? Que le risque de retard n’existe pas, que la probabilité (plus que la prédiction) est par principe abusive, et que les interventions ne se justifient pas ? Ou qu’il est indispensable de travailler sur la posture des professionnels pour qu’ils soient en capacité de transmettre les informations et d’accompagner les parents sans se montrer iatrogènes ? Encore faut-il pouvoir envisager que ces professionnels sont aptes au changement. Faire confiance aux parents c’est essentiel. Faire confiance aux acteurs de terrain c’est bien aussi.
Pour éviter la stigmatisation, nier le problème
La charge va plus loin puisqu’il ne s’agit pas seulement pour les auteurs de dénoncer un risque de stigmatisation mais de contester le fait même qu’il puisse y avoir des familles plus vulnérables que d’autres : « Chaque crèche a vécu une expérience singulière dans l’application de ce programme, supposé venir au secours des « pauvres », « à ceux qui en ont le plus besoin » (des mots si souvent entendus et culpabilisant ceux qui ne seraient pas d’accord …, mais qui oserait refuser de venir en aide aux plus « démunis » ?) ». Les guillemets servent ici à interroger la notion de pauvreté et de besoins. C’est là une contestation portée très régulièrement lors d’événements publics par les détracteurs du programme et d’une prévention ciblée en général, et resservie sans surprise dans cet ouvrage : pourquoi toujours parler des pauvres ? Pourquoi auraient-ils plus de besoins que les autres ? La pauvreté, comme l’avait résumé le sociologue Pierre Moisset lors d’un colloque, ne serait en quelque sorte que « de l’autre », de l’altérité, et pas « du moins ».
Il existe non seulement des définitions assez précises de la pauvreté mais aussi et surtout aussi un corpus aujourd’hui très dense d’études soulignant les co-morbidités associées à la précarité économique, sociale et culturelle. Lorsqu’on passe au crible les différents sujets relatifs à la santé des parents et de l’enfant (régulièrement traités sur GYNGER) que sont entre autres la prématurité, la dépression maternelle, les maladies chroniques, l’obésité, l’échec ou le harcèlement scolaires, les maltraitances, l’exposition aux écrans, on retrouve à chaque fois un gradient socio-économique. Le niveau de revenus et le niveau d’éducation parental (surtout celui de la mère) apparaissent systématiquement parmi les facteurs de risque les plus discriminants.
Ergoter sur les 30 millions de mots de Hart et Risley ou regarder le doigt quand on montre la lune
Corollaire logique de cet argument ressassé dans le livre: si la notion même de pauvreté, au sens d’être privé de quelque chose, n’existe pas, alors les besoins spécifiques de ces populations n’existent pas non plus, et leurs enfants ne présentent pas de difficultés particulières, notamment sur le plan du langage.
Michel Vandenbroeck écrit ainsi : « Un peu partout dans le monde, on cite ces recherches sur les enfants de milieux défavorisés qui entendraient moins de mots que ceux de familles plus aisées. Dans la plupart des cas, ces citations ne font pas référence à des études empiriques auxquelles le lecteur pourrait se confronter, comme cela devrait se faire dans une littérature académique digne de ce nom. Quand c’est malgré tout le cas, la recherche la plus citée est celle de Hart et Risley (1995), selon laquelle un enfant de 3 ans, dans un milieu défavorisé, aurait entendu trente millions de mots de moins qu’un enfant de 3 ans dans un milieu favorisé. Les conclusions de cette étude ont été à maintes reprises attaquées pour leurs défaillances méthodologiques et leurs extrapolations insensées, à partir d’une échantillon très réduit (voir, par exemple, Yettick, 2009).»
C’est vrai, l’étude de Hart et Risley n’a cessé d’être attaquée et…confirmée. Nous avons de nouveau traité le sujet cet été à l’occasion d‘une énième controverse relative à ces travaux. Nous citions notamment Daniel T.Willingham, chercheur en sciences cognitives, spécialiste des apprentissages, lequel estimait que s’interroger sur la réalité du chiffre (le différentiel de 30 millions de mots entendus) présentait peu d’intérêt dans la mesure où de nombreuses études produites après celle de Hart et Risley sont venues confirmer leur conclusion : la volumétrie langagière des enfants est très corrélée à celle des parents qui est elle même associée à leur statut socio-économique. La recherche n’explique pas encore très bien pourquoi mais elle établit que la réalité de la corrélation, elle, n’est plus contestable. Daniel Willingham cite cinq études sur le sujet (Gilkerson et al (2017), Hoff (2003), Hoff-Ginsberg (1998), Huttenlocher et al (2010), Rowe (2008) ), précisant que la liste n’est pas exhaustive et qu’il s’est juste arrêté dans ses recherches à la cinquième étude répertoriée. Dans les résultats communiqués lors de la journée scientifique de la cohorte Elfe en septembre 2018, cette association est clairement ressortie: « Le diplôme de la mère apparaît comme une variable très forte pour le développement du langage avec un gradient très net. Les enfants des femmes plus éduquées ont une volumétrie plus forte. De fortes inégalités socio-économiques avec des écarts considérables d’acquisition du vocabulaire apparaissent dès les 2 ans de l’enfant ».
Distinguer les données scientifiques de leur utilisation
La réalité des faits, d’un côté, et le risque éventuel de stigmatisation, de l’autre constituent en réalité deux sujets distincts qu’il faudrait pouvoir traiter séparément mais qui se retrouvent toujours amalgamés. Avant de s’interroger sur la façon dont il serait possible d’accompagner les familles dites vulnérables en évitant tout risque de stigmatisation ou d’étiquetage, il faudrait déjà reconnaître que le niveau de langage d’un enfant à 3 ans est assez prédictif de ses compétences en lecture à 7 ans, que ce niveau de langage à 3 ans est lui-même très corrélé aux stimulations reçues dans son environnement depuis la naissance, et que ces stimulations sont elles-mêmes liées au statut socio-économique de la famille. Les chiffres disponibles devraient pouvoir mettre tout le monde d’accord : statistiquement un enfant dont les parents n’ont pas le bac, sont au chômage et éventuellement ne parlent pas français parce qu’ils sont originaires d’un pays pauvre, a plus de risque de décrocher à l’école qu’un fils de médecin.
Mais apparemment l’accumulation des données probantes ne change rien à l’affaire. Les adversaires de Parler Bambin persistent dans un même élan à nier des facteurs de risque (qu’est-ce qu’une famille pauvre ? En quoi leurs enfants parlent-ils moins bien?) et à agiter l’épouvantail de la stigmatisation, ou plutôt à nier des facteurs de risque parce qu’ils seraient en eux-mêmes stigmatisants. Un des co-auteurs écrit par exemple : « Les « petits parleurs » seraient plus nombreux dans les familles dites « défavorisées » ? Celles-ci choisissent-elles leurs conditions de vie ? Elles veulent avant tout épargner leurs enfants des « galères » qu’elles traversent. » Comme si poser le constat des petits parleurs plus nombreux dans les familles défavorisées revenait à mettre celles-ci en accusation. Or, il ne s’agit pas de chercher des coupables mais des causes. Les données scientifiques ne sont ni gentilles ou méchantes, ni moralement justes ou injustes, ni politiquement correctes ou incorrectes. Elles sont exactes ou inexactes, et ensuite on les utilise ou pas, à bon ou à mauvais escient.
Où s’arrête le cliché, où commence le fait
D’autres passages du livre sont tout aussi étonnants et révélateurs. Celui-ci par exemple : « Les clichés et la mise en question de certaines notions nous ont interrogées. Les enfants des quartiers populaires nous ont été décrits comme très « moteurs » : ils savent courir, sauter, faire du vélo, mais ils ne savent pas parler parce qu’ils manquent de vocabulaire. Le terme « bain de langage » est critiqué ; pourtant, nous considérons que ce bain est important pour le bébé, en soutenant sa participation pour évoluer ensuite dans une conversation libre et spontanée. Tout un (autre) programme… »
En quoi le côté « moteur » des enfants des quartiers populaires relève-t-il d’un cliché ? Les premiers résultats de la cohorte Elfe présentés en 2017 avaient très bien mis en lumière cette avance sur le plan moteur, à l’âge de un an, des enfants de milieu populaire et/ou immigré. Ces bébés présentaient même un coefficient de développement global supérieur aux autres, parce qu’à cet âge la part motrice du développement est plus importante. Les résultats de 2018 montrent qu’à deux ans les petits des milieux plus aisés ont rattrapé leur retard sur le plan du développement global, notamment parce qu’ils manifestent de leur côté, un an plus tard, des compétences langagières plus élevées. Il ne s’agit pas de clichés mais de faits constatés. Quant au bain de langage, les recherches récentes mettent plutôt en avant les conversations adressées à l’enfant comme élément le plus « efficace » sur le plan du développement du langage.
Parler Bambin n’a jamais ambitionné de soigner les enfants dysphasiques
Autre citation symptomatique : « Finalement, « Parler bambin » fait l’impasse sur ce que nous avons appris avec Piaget, Wallon, Dolto, Pickler et tant d’autres, sur le jeune enfant, sa façon de grandir, de se développer, de se mouvoir et de parler… » Peut-être parce que depuis ces éminents théoriciens, le temps a passé,la société évolué, la recherche progressé et les données scientifiques avec. Ou encore : «Les orthophonistes savent que les troubles du langage ne s’originent pas uniquement dans un déficit lexical et/ou de stimulation. » Personne ne dit le contraire. Certainement les promoteurs de Parler Bambin n’ont-ils pas comme objectif de résoudre tous les troubles du langage de tous les enfants, ce qui serait d’avance voué à l’échec. ” Il n’a jamais été question de dépistage ni encore moins de résoudre les troubles du langage, assure Sophie Kern, spécialiste du langage qui connaît bien le programme et participe actuellement aux expérimentations menées par l’ANSA. L’objectif est de permettre de mieux communiquer (et cela passe aussi par un plus grand vocabulaire et des structures syntaxiques particulières) à des enfants moins enclins que les autres au langage (soit par ce qu’ils n’arrivent pas à prendre leur place dans le groupe, soit parce qu’ils ont moins de mots que les autres ). Et ce, pour qu’au moment de la socialisation ils aient tous les mêmes chances (car ils vont tous être évalués de la même manière à l’école sans prise en compte de leurs différences).” C’est d’ailleurs une des difficultés rencontrées sur le terrain : réussir à identifier des « petits parleurs » dont la faible production langagière n’est pas due par exemple à un trouble des interactions mais bien à un déficit de stimulation. L’expérimentation menée à Nantes a pâti de ce biais. La moitié des enfants identifiés comme petits parleurs ont par la suite fait l’objet d’une prise en charge pour des troubles avérés.
Pas les mêmes pratiques éducatives selon l’origine culturelle… avec quels effets sur les enfants à court terme ?
Maya Gratier, chercheuse en psychologie du développement, propose de son côté un développement instructif sur les différences culturelles qui impactent les pratiques parentales. « Si, dans certains milieux, les parents s’adressent moins souvent au bébé par la parole, cela n’implique pas qu’ils ne s’intéressent pas à leur enfant, même lorsqu’il est tout petit. Le petit humain ne peut survivre, ni physiquement ni psychiquement, sans l’attention affective de ses proches. Dans les milieux moins logocentrés, les échanges entre les bébés et leurs proches s’organisent autour d’ajustements tonico-posturaux, de gestes tactiles ou de sons chantés. Et lorsque les échanges sociaux s’organisent au sein de groupes plus souvent qu’en dyades, les bébés apprennent en observant les autres faire des choses ensemble plutôt qu’en suivant les consignes d’adultes qui s’adressent à eux directement. Ces contrastes entre milieux culturels ont été remarquablement décrits par Barbara Rogoff (Rogoff, 1990 ; Rogoff et coll., 2007). Et encore une fois, tous les enfants parlent, parlent bien et commencent à parler à peu près au même moment. »
Cette dimension culturelle dans les pratiques éducatives et le développement des enfants a été soulignée beaucoup plus récemment, encore une fois dans les travaux menés à partir de la cohorte Elfe, qui montrent des pratiques parentales très différentes selon le milieu social et selon l’origine ethnique. « Il y a une importance très grande des formes d’attention conjointe parents-enfants précoce, de la communication par les mimiques, du fait de mettre en mot ce qui se joue quand on est avec l’enfant, notait le sociologue Bertrand Geay, co-directeur de l’unité Elfe il y a un an. C’est par là que se construisent les compétences communicationnelles qui conditionnent explosion langagière à partir de 18 mois. Ces pratiques sont plus fréquentes dans les milieux aisés.» Et moins chez les populations défavorisées et/ou des sociétés rurales et traditionnelles.
Une autre étude publiée en juin 2018 par une équipe néerlandaise a de son côté montré que la sensibilité maternelle est bien un concept universel dans la mesure où la survie des enfants, en effet, en dépend, mais que les modalités de cette sensibilité changent selon les cultures et que les mères des sociétés rurales traditionnelles des pays du sud l’expriment davantage par le corps que par les mots. Elles sont parfaitement sensibles mais moins stimulantes sur le plan langagier, ne serait-ce que parce que les sociétés dans lesquelles elles élèvent leurs enfants sont moins focalisées sur le langage.
Parler Bambin n’a pas pour principe de renforcer la sensibilité maternelle, sa mise en œuvre n’apparaît donc pas comme une remise en cause de ces constats. Sauf à poser, comme semble le faire Maya Gratier, que ces différences culturelles seraient sans impact sur le développement langagier et que les enfants de ces familles culturellement éloignées des pratiques occidentales n’auraient pas besoin de soutien spécifique. « La grande majorité des enfants parlent, quel que soit le milieu culturel dans lequel ils grandissent », écrit-elle. Bien sûr qu’ils parlent, sauf troubles neurologiques majeurs. Le problème n’est pas là. Il résiderait plutôt dans le fait que le bagage lexical et syntaxique de ces enfants moins stimulés sur le plan du langage est beaucoup plus limité que celui des enfants dont l’environnement familial a bien davantage été tourné dès la naissance, pour des raisons culturelles et sociales, vers « l’art de la conversation ». C’est ce décalage qui a de fortes conséquences des années plus tard, lors des apprentissages scolaires.
Les effets à long terme des pratiques parentales selon le milieu culturel et social
Dans un livre paru en 2015, « Raising kids who read » (élever des enfants qui lisent), Daniel T.Willingham, expliquait en quoi les habiletés langagières précoces sont déterminantes pour la réussite scolaire. Nous avions publié à l’époque une synthèse traduite du livre. En voici un passage : « A 11 ans, tous les enfants savent plus ou moins décoder, ce ne sera pas là le critère permettant de différencier un bon lecteur d’un mauvais. Ce qui jouera en revanche c’est la capacité à comprendre un texte. Et cette capacité là dépend du background de connaissances, du nombre de mots connus, du niveau de syntaxe, d’une forme de culture générale. Pour lire un texte facilement il faut pouvoir interpréter des indices, lier des phrases entre elles, comprendre l’implicite du texte, les omissions volontaires de l’auteur. Si trop de mots sont inconnus, si les implicites sont inaccessibles, la lecture devient difficile. Etre un bon lecteur signifie donc avoir une bonne culture générale. Or, pour avoir une bonne culture générale, il faut…lire. Et au départ, en ce qui concerne les enfants, il leur faut un vocabulaire suffisamment étayé et une connaissance du monde minimale. « Les enfants qui n’ont pas ce background -en général ceux des milieux défavorisés- commencent à batailler avec la lecture vers 8 ou 9 ans, alors que jusqu’à présent ils avaient progressé correctement, explique Willingham. Ce phénomène est si couramment observé qu’on l’a baptisé l’effondrement du CM1. Le savoir s’acquiert lentement et il vaut mieux commencer dès la naissance, avec le vocabulaire.» »
La description détaillée de Maya Gratier sur la motivation sociale des bébés ou l’expérience multimodale du langage est riche et très étayée. Mais elle ne dit rien de ce qui se produit ensuite à l’école pour ces enfants en fonction de ces expériences précoces. En quoi ses propres travaux viendraient-ils contredire les liens entre le niveau de langage d’un enfant à 3 ans et ses compétences en lecture à 7 ans qui sont à l’origine du programme Parler Bambin ? « Tout ce que nous savons déjà et continuons d’explorer est ainsi bien loin de ce que laisse voir le programme « Parler bambin » », écrit la chercheuse en conclusion de son chapitre. On pourrait la paraphraser en écrivant que « tout ce que nous savons déjà et continuons d’explorer montre que les liens mis en exergue par Parler Bambin entre le développement précoce du langage et les apprentissages scolaires semblent plutôt fondés ».
Valoriser le bilinguisme, oui, toujours, mais pas seulement
Dans un autre chapitre, la chercheuse Agnès Florin, qui a dirigé l’étude réalisée lors de l’implantation de Parler Bambin à Nantes, insiste sur la question du bilinguisme à travers plusieurs préconisations : elle enjoint les chercheurs et professionnels à « concevoir un travail spécifique pour les enfants dont le français n’est pas la seule langue de socialisation, consistant pour les professionnels, d’une part, à (re) connaître les traditions familiales (identifier dans le multi-accueil les différentes langues des familles et recenser celles qui sont parlées par les profession‑ nels et qui pourront être utilisées pour faciliter les échanges), d’autre part, à valoriser auprès des parents une éducation plurilingue des enfants, pour qu’eux-mêmes adoptent ensuite des attitudes positives envers le plurilinguisme, et notamment envers leur langue familiale, souvent minoritaire ou dévalorisée, enfin, à soutenir les enfants multilingues dans la langue française, soit en respectant la langue familiale et en n’invoquant pas un « retard de langage » quand un enfant maîtrise encore mal le français du fait de sa langue familiale.»
Cette question du bilinguisme nous semble souvent utilisée à charge contre Parler Bambin alors qu’il n’existe pas de contradiction de principe entre le programme et la valorisation de la langue maternelle et que les professionnels formés à cette approche entreprennent souvent un gros travail sur ce sujet (c’est le cas par exemple à Rennes). “Il existe une valorisation du bilinguisme dans la formation, assure Sophie Kern. Il n’est pas possible de faire beaucoup plus car tout le personnel de crèche ne peut pas être polyglotte.” Au-delà de Parler Bambin, de façon plus générale, on peut se demander s’il suffit vraiment de valoriser la langue maternelle et le plurilinguisme pour que l’enfant allophone progresse en français. Peut-être la valorisation de la langue parlée à la maison doit-elle constituer un préalable, nécessaire mais loin d’être suffisant pour un bon développement dans la langue qui sera plus tard utilisée à l’école et conditionnera la réussite scolaire.
Quant à ne pas évoquer de retard lorsqu’un enfant maîtrise mal le français du fait de son bilinguisme, l’argument est à double tranchant. Les données de l’INED présentées récemment à partir de la cohorte Elfe montrent que les élèves de moyenne section de maternelle qui ne comprennent ou ne parlent que le français sont 3,3% à être en difficultés de langage alors que les enfants avec une deuxième langue sont 6,4 %. Lorsque la deuxième langue est régionale ou d’Europe occidentale, le pourcentage des élèves en difficultés retombe à 5,6% mais il remonte à 11,8% pour les écoliers dont la deuxième langue comprise ou parlée est d’Europe centrale, de Russie, de Chine, d’Afrique, d’Asie. Certainement ces langues constituent-elles un marqueur socio-économique. Ce n’est probablement pas le bilinguisme de ces enfants qui explique leurs difficultés mais le statut socio-économique de leurs parents. D’autre part, un phénomène très intéressant ressort de cette étude. 90,5% des enfants ne parlant que le français et présentant des difficultés en moyenne section sont suivis ou à tout le moins déjà orientés. Ce n’est le cas que de 70,9% des enfants bilingues. Le constat est donc que l’on semble « excuser » les difficultés de langage avec le bilinguisme et que ces enfants sont laissés sans rééducation contrairement aux monolingues. Or, si des enfants bilingues rattrapent généralement leur retard et font même de ce bilinguisme un véritable atout, ce n’est peut-être pas le cas des enfants bilingues par ailleurs issus de milieu défavorisés.
Parler Bambin, pas assez évalué, en effet… mais toujours plus que l’ensemble des dispositifs français
Les différents auteurs de cet ouvrage collectif pointent par ailleurs, à plusieurs reprises, le fait que Parler Bambin n’a jamais vraiment fait la preuve de son efficacité. C’est certainement l’argument le plus pertinent. C’est vrai, ce dispositif dont on parle tant ne repose à l’heure actuelle que sur une première évaluation menée par le laboratoire CogniSciences de Grenoble, sur un faible échantillon et sur une courte période. C’est trop peu. Une autre étude menée à Nantes n’a pas permis de montrer des résultats probants concernant les enfants. C’est donc tout l’intérêt de l’expérimentation actuellement menée par l’ANSA auprès d’une centaine de crèches autour de cette question centrale : « Peut-on vraiment être sûr que ça a un impact, en particulier pour les enfants les plus vulnérables ? » Un essaimage ne peut s’envisager sans évaluation. Les opposants au dispositif ont raison de déplorer cette absence de données probantes. Néanmoins, aller jusqu’à qualifier cet essaimage avant évaluation de « non éthique » ne manque pas de sel de la part de spécialistes dont nombre d’entre eux clouent au pilori le principe d’évidence based et ont souvent contesté la légitimité de l’évaluation dans le champ psycho-social.
Les auteurs évoquent ainsi dans l’ouvrage « d’autres lieux, plus spécifiques, qui prennent soin des familles et des enfants ». « Ce sont les lieux d’accueil parents-enfants, inspirés au départ par la Maison verte de Françoise Dolto. Le soutien à la parentalité, la préparation aux premières séparations, l’évocation libre des préoccupations des jeunes parents, la parole adressée aux enfants, le secret professionnel et le caractère volontaire de la démarche, sont au centre de ces espaces de rencontre. Là encore, les progrès du langage chez les enfants ou entre enfants et parents peuvent être un effet de ces moments partagés, sans en être l’objectif principal.» D’accord, mais où sont les données probantes concernant de tels lieux ? Marie Bonaffé évoque de son côté les projets « Livres petite enfance », qui « incluent et prouvent leur efficacité dans la prévention de l’échec scolaire et les acquisitions du langage. » Là encore, où sont les études ? « Nos observations, écrit-elle, celles menées avec de très nombreuses bibliothèques dans et hors les murs, en France et dans le monde, et celles d’autres associations qui œuvrent dans le même sens que nous, le montrent.» Les « observations » ne constituent pas des données probantes. Il est donc exigé pour Parler Bambin une validation scientifique qui n’a jamais été mise en place pour les dispositifs de soutien à la parentalité existants en France depuis des dizaines d’années. Ou comment voir la paille dans l’oeil de son voisin avant de voir la poutre dans le sien.
Parler Bambin, le comportementalisme, le néolibéralisme… du pareil au même
D’autres passages du livre soulignent les réserves des auteurs (c’est leur droit et c’est idéologiquement cohérent) concernant les neurosciences, la psychologie scientifique, la parentalité positive, la psycho-éducation comportementale. « Qu’est-ce que partagent de fait « Parler bambin », la parentalité positive, la prévention prédictive et, plus globalement, certaines façons de concevoir le soutien à la parentalité ou l’éducation à donner aux enfants ? interroge ainsi le sociologue Gérard Neyrand. Sans doute une certaine manière de tenter d’appliquer les grands principes humanistes qui les animent, à travers des outils et des programmes s’inspirant des sciences considérées comme « dures», qu’exemplifie la logique de l’« Evidence-based », issue de l’Evidence based medicine, c’est-à‑dire une certaine façon de penser le rapport de la science à l’humain.»
Le sociologue estime qu’ « on peut se demander si, dans sa mise en œuvre, Parler Bambin ne constitue pas un avatar de la logique néolibérale appliquée à certaines approches des sciences de l’homme, tant dans son positionnement proche du reconditionnement que dans sa gestion de type managérial. » On peut se le demander, en effet, pendant encore des années. On peut, au prétexte de se garder du péril de la “logique néo-libérale”, continuer d’ignorer les données issues des études longitudinales qui permettent d’identifier des facteurs de risque, continuer de confondre volontairement la probabilité et la prédiction. On peut aussi poursuivre, comme avant, sans rien changer, avec des dispositifs non évalués, dont l’efficacité en matière de réduction des inégalités demeure totalement incertaine. Quelle importance, du moment que ces dispositifs sont bienveillants et non stigmatisants.
* Erès, collection « 1001 BB », sous la direction de Patrick Ben Soussan et Sylvie Rayna