L’échec scolaire des enfants issus de l’immigration fait l’objet de toutes les attentions. Dans un livre publié en 2016* qui prolonge le mémoire de son master de recherche en sciences sociales, Boussad Boucenna propose de modifier l’angle d’attaque. Il s’intéresse aux résilients scolaires de l’immigration algérienne, ces jeunes de la deuxième génération avec un beau parcours de réussite, et analyse les ressorts de ces trajectoires positives. Les témoins qui servent de fil rouge au livre sont devenus journaliste économique, chef de projet digital, clerc de géomètre. Une mère de famille franco-algérienne retraitée apporte également son expérience et son ressenti. Entretien.
*Ces enfants d’immigrés qui réussissent, l’Harmattan, 2016
Quelle est la genèse de cet ouvrage ?
Boussad Boucenna. C’est un objet de recherche qui me tenait à cœur, notamment parce qu’il entremêle plusieurs thématiques. Je souhaitais me positionner à contre-courant du discours médiatique habituel, m’interroger sur le nombre de générations qui seraient nécessaires avant qu’on puisse produire un autre discours (il est paradoxal de s’interroger sur l’intégration d’enfants nés en France). Je voulais aussi rendre hommage à l’histoire de ces familles, de ces parents qui ont tout quitté pour offrir à leurs enfants une ascension sociale, qui avaient un rapport singulier à la France, qui avaient connu la colonisation et la guerre d’Algérie, avaient parfois un projet de retour au pays, abandonné parce que les enfants, justement, prenaient racine en France.
Et je voulais transmettre à cette jeunesse qui parfois s’auto-censure un message positif. Oui c’est possible, à force de travail, on peut être en capacité de réussir. Lui dire aussi qu’on peut sortir de la catégorisation, qu’on n’est pas obligé de passer par le foot ou le spectacle quand on est issu de l’immigration pour « réussir ».
Une grande partie du livre est consacrée à l’investissement des parents dans la scolarité des enfants. Il s’agit donc toujours d’un levier essentiel pour la réussite scolaire ?
B.B. La mobilisation parentale est vraiment un point qui ressort à chaque fois. Cette mobilisation est présente directement ou indirectement. Les jeunes interrogés disent qu’ils ont compris très tôt que leur réussite passait par l’école. Le message des parents était très clair. Certaines familles ont cette capacité à se mobiliser et mettre en place des stratégies face à l’institution « école ». Et cette mobilisation permet notamment d’éviter les orientations contrariées, de laisser des jeunes choisir réellement leur filière.
Par quoi se manifeste cette mobilisation dans les parcours que vous avez analysés ?
B.B. Elle passe par de petites choses du quotidien absolument essentielles. Comme cette mère de famille qui explique qu’elle instaurait des moments d’étude chaque soir pour assurer le suivi des devoirs alors qu’elle n’était pas forcément en capacité de le faire. Au-delà du niveau d’instruction des parents, ce qui compte c’est la présence, cette question quotidienne « as-tu fait tes devoirs ? ». Cette maman était aussi présente à la sortie de l’école. Sa chance était de parler français. Dès qu’elle voyait un des enseignants de ses enfants à la grille, elle venait lui parler. Ces interactions permanentes, la présence aux réunions, la présence physique sur le terrain, comptent. D’autres parents se mobilisent de façon indirecte, via le tissu associatif et l’aide aux devoirs qui leur apparaît comme un cadre rassurant. Les associations ont un rôle énorme à jouer. D’autres parents analysent aussi les erreurs commises avec leurs aînés et rectifient le tir avec les plus jeunes.
Au-delà de ces formes de mobilisation, il y a le discours porté sur l’école, sur l’importance de l’institution pour la réussite. Les jeunes interrogés ont compris très tôt que la réussite passait par l’école. Les parents ont joué leur rôle éducatif, notamment les mères. Cela dit, il faut être prudent et ne pas accabler les parents. Aujourd’hui il y a d’autres facteurs qui entrent en ligne de compte : l’isolement des mères, l’environnement dans les quartiers et les inégalités territoriales. L’enjeu c’est l’articulation entre l’école, la famille, le tissu associatif et la politique de la ville. Dans les années 70-80 l’école parvenait à transmettre un savoir, elle jouait son rôle d’ascenseur social, grâce notamment au tissu associatif. Ce tissu joue toujours un rôle essentiel mais sa présence n’est pas systématique et les moyens ne sont plus les mêmes, en raison d’une politique de la ville sous le signe d’un certain désengagement. Il faut donner les clés aux parents pour leur permettre de décrypter le fonctionnement de l’école, leur dire explicitement que sans leur mobilisation, sans leurs interactions, on ne peut pas agir.
Vous faites souvent référence aux années 70-80. Qu’est-ce qui a changé ?
B.B. A la fin des années 80, l’accès à l’université s’est démocratisé. En conséquence, des enfants issus de l’immigration ont eu accès aux longues formations universitaires. L’écueil aujourd’hui n’est pas là. Il est au niveau du passage de l’université à l’accès à l’emploi. En période de crise et sous les effets de la globalisation, le marché de l’emploi devient de plus en plus concurrentiel avec de plus en plus de jeunes diplômés et du coup, une dévalorisation des diplômes. L’enjeu se situe aujourd’hui au niveau de l’information et du réseau. Quelles sont les formations supérieures les plus en adéquation avec le marché de l’emploi qui ne cesse de se transformer ? C’est ça la question importante, pour laquelle il y a les initiés et les autres. Sans forcément parler de discrimination, on constate aujourd’hui que tout le monde ne dispose pas de l’information et du réseau. On pourrait ajouter une forme d’auto-censure face aux formations les plus prestigieuses qui garantissent l’employabilité (écoles d’ingénieurs, de commerces, science po…).
Il me semble aussi que dans ce contexte des ex banlieues rouges régnait une réelle mixité ethnique et sociale. Dans les grands ensembles immobiliers construits en urgence on trouvait des populations immigrées, des cadres, des professions intermédiaires. Ces grands ensembles ont ensuite connu la paupérisation et la ghettoïsation, l’école n’a plus pu jouer son rôle émancipateur. On peut ajouter enfin une forme de dépolitisation, au sens où les syndicats, auparavant très présents, ont perdu de leur représentativité et de leur influence. C’était un cadre très soutenant qui faisait partie intégrante du tissu associatif.
Ce qui frappe à la lecture des témoignages recueillis c’est la force de caractère de ces personnes, leur sens du défi et leur refus de toute victimisation.
B.B. Oui tout à fait. Je ne voulais pas aborder la question des discriminations, je ne voulais pas refaire du Bourdieu, je voulais aller un peu à contre-courant et me placer plutôt dans la résilience. Si les personnes interrogées avaient parlé de discriminations, alors évidemment j’aurais repris le sujet dans le livre. Mais ils ne l’ont pas fait. Jamais. Quand j’ai posé la question « qu’est ce que tu penses des autres jeunes qui galèrent dans les quartiers ? », ils sont même assez durs, bien que leurs réponses soient hétérogènes. Eux ont décidé de se battre avec leurs armes. Ils refusent la victimisation. Ils posent que oui, leurs trajectoires sont peut-être plus compliquées mais que tout est possible. Ils en font une force, transforment les obstacles surmontés en valeur ajoutée.
Vous pointez aussi des qualités très spécifiques, subjectives, qui ont facilité leur réussite.
B.B. Ils ont une capacité à analyser les situations et à mettre en place des stratégies. Nabil, par exemple, a compris à la fin de son cursus universitaire que le marché était saturé, que des étudiants comme lui il y en avait à la pelle, il est parti à l’étranger où il a pu appréhender d’autres méthodes de travail. Il voit sa trajectoire comme une succession de sauts de puces alors qu’elle présente au contraire une réelle cohérence. C’est un stratège. Les personnes interrogées ont été capables de mettre en place un réseau.
Dans ces parcours, il a pu y avoir aussi des rencontres qui ont tout changé. Lesquelles ?
B.B. Les enseignants ont un rôle capital car ils peuvent être des figures de résilience scolaire. A un moment, l’élève rencontre un professeur qui lui donne le goût de la matière mais en plus lui redonne confiance en lui, l’estime de soi et ça change tout. Ces jeunes en réussite ont en tous cas pu tirer profit de rencontres positives. Pour Sarah c’est venu plus tard, pendant un stage. Elle voit une salariée d’une quarantaine d’années qui s’est lancée dans un master 2. Elle se dit qu’elle ne veut pas être obligée de reprendre ses études à 40 ans, qu’il est préférable de d’aller au bout maintenant pour être tranquille après. En tous cas on voit bien qu’il y a un travail à faire sur les ambitions, sur l’auto-censure et qu’il faut absolument informer les élèves sur les débouchés. Ils sont trop nombreux à s’orienter vers des filières universitaires incohérentes qui les rendent inemployables, ce qui nourrit le discours « les diplômes ne servent à rien puisqu’on peut être au chômage avec un bac+5 ».
Pour reprendre le parcours exemplaire de Nabil, on note une adéquation entre ce qui se passe chez lui et dans le milieu scolaire.
B.B. Oui la cohérence entre ce qui se passe à l’école et à la maison est importante. Nabil regarde l’émission 7/7 chez lui. Il écoute Delors renoncer à se présenter et parler de la commission européenne. Juste après il part en voyage scolaire visiter la commission avec son professeur d’allemand. Des années plus tard, il passera le concours, sur place, et finira par y travailler.
Ce n’est pas toujours ainsi. Le décalage entre la culture scolaire et la culture familiale est aujourd’hui identifié comme un facteur d’échec scolaire. L’avez-vous perçu dans votre travail ?
B.B. Oui, le décalage peut être parfois source de schizophrénie pour les parents, c’est très douloureux. Ils misent sur une institution qui transmet un autre système de valeurs et de normes que le leur. Certains maintiennent des valeurs éducatives fidèles à leur culture d’origine qui peuvent entrer entrent en contradiction avec les valeurs transmises par l’école, vecteur de socialisation. Pour les enfants ce processus rend la construction identitaire compliquée. Il faut pouvoir travailler sur ces questions avec les parents, sur ce que cela signifie de transmettre sa culture dans un pays donné.
Une de ces composantes culturelles se manifeste notamment par le différentiel de réussite aujourd’hui de plus en plus marqué entre les filles et les garçons. Les garçons réussissent moins bien et de plus en plus de spécialistes s’accordent sur le fait qu’il pourrait y avoir une explication culturelle.
B.B. C’est une évidence. Pour les filles l’école est un moyen d’émancipation. C’était déjà le cas dans la génération de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme », les femmes ont marché pour leurs libertés, pour s’émanciper de la tutelle familiale. Aujourd’hui certaines jeunes filles parviennent à composer avec les normes familiales, les familles parviennent à articuler les différents systèmes de valeurs et de normes. Mais pour d’autres c’est un calvaire, les situations sont très conflictuelles et la réussite scolaire apparaît comme l’issue possible pour la jeune fille. Les situations sont extrêmement hétérogènes.
Dès lors se pose une question importante : pour faciliter la réussite scolaire des enfants issus de l’immigration, notamment des garçons, ne faut-il pas envisager, à côté du nécessaire travail interne à l’institution scolaire, un travail d’acculturation auprès des familles?
B.B. Question très complexe et à traiter avec prudence… je pars du postulat qu’il faut rester en cohérence avec ce qui fédère les citoyens et avec les valeurs de la république. Il y a des pratiques parentales qui ne sont pas acceptables en France parce qu’elles sont contraires au droit (priver les filles de cours de sport ou de piscine, le recours aux châtiments corporels) et il faut le dire aux parents et donc, oui, procéder à une forme d’acculturation, sans tomber non plus dans les travers de l’assimilation. Mais il faut en parallèle mettre en place d’autres actions en lien avec l’épanouissement personnel des enfants qui permettront d’épauler les parents: l’accès à la culture, au sport, l’ouverture des écoles aux parents…Tout se joue dans l’articulation, le partenariat, entre la famille, le tissu associatif, l’école et la politique de la ville.
Proposer des portraits positifs, est-ce une façon de mettre en avant les facteurs de réussite et de proposer des outils aux institutions, aux politiques, aux acteurs de terrain mais aussi aux jeunes et aux parents ?
B.B. Oui, l’idée est de proposer des outils à l’ensemble des acteurs. Mettre en lumière des trajectoires de réussite permet de mieux comprendre pourquoi d’autres n’y arrivent pas et tenter d’y remédier. Même si les familles doivent jouer un rôle plus que déterminant, il est important de ne pas négliger le rôle du tissu associatif et la responsabilité des politiques et des institutions. Il faut montrer une autre image à notre jeunesse en quête d’un réel projet de vie. Ces belles trajectoires de réussite montrent qu’il est important de ne pas s’auto-censurer. Cette jeunesse est hétérogène, elle refuse la catégorisation et ne se reconnaît pas forcément dans les discours politiques et la manière dont on parle d’elle dans les médias.
Cette analyse sociologique permet également d’appréhender la notion de « réussite » sous un autre angle. On est surpris de ce que peut contenir la notion de réussite aujourd’hui…