Pour identifier les facteurs à l’oeuvre dans le développement de l’enfant, définir des priorités ou des publics cibles en matière de campagnes de prévention, pour émettre des recommandations, les organismes internationaux et sociétés savantes s’appuient sur les analyses effectuées à partir de cohortes longitudinales. Décryptage de ce précieux outil.
En matière de développement de l’enfant, elles sont devenues incontournables. Les organismes internationaux tels que l’OMS, l’OCDE ou l’UNICEF produisent des rapports qui sans elles n’existeraient pas. Les cohortes longitudinales, matériau indispensable du chercheur moderne.
Nous nous proposons dans cet article de faire le point sur les apports de ces études quant au développement de l’enfant. En quoi consistent-elles, quels sont leurs objectifs, que nous apprennent-elles ? Nous avons sollicité l’éclairage du psychiatre Hugo Peyre, Pédopsychiatre à l’Hôpital Robert Debré et chercheur au Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistique de l’Ecole Normale Supérieure.
Longitudinales, et internationales
Ces cohortes consistent à suivre des patients tout au long de leur existence, ou en tous cas le plus longtemps possible, soit en population générale, soit au sein de populations spécifiques. Selon feu l’INVS, « elles permettent, notamment, d’évaluer les liens entre des facteurs dits d’exposition (démographiques, biologiques, comportementaux, environnementaux, génétiques…) d’une part et la survenue d’évènements de santé (maladie, marqueur biologique…) d’autre part.» En France, l’une des plus connues de ces cohortes en populations spécifiques est Epipage 1 et 2 qui porte sur l’étude des enfants nés prématurément. Son équivalente anglaise s’appelle EPICure 1 et 2. La comparaison entre EPICure 1 et 2, réalisées avec 11 onze ans d’intervalle (1995 et 2006) permet notamment de constater les très nets progrès réalisés en peu de temps dans la prise en charge des grands prématurés (baisse des décès, du handicap et bien meilleur devenir sur le plan cognitif). De nombreux pays ont constitué, souvent bien avant la France, de telles cohortes (par exemple Millenium en Grande-Bretagne, Victoria en Australie, etc…
«Avec ces cohortes, on ne s’intéresse pas seulement à la description des variables mais aussi à l’analyse des relations entre ces variables », prévient Hugo Peyre. Selon la définition donnée par les chercheurs Farrington et Rutter, ces études permettent notamment d’identifier les schémas de développement à travers le temps, identifier les périodes optimales pour le développement, les périodes charnières, les périodes à risque, élaborer et tester des modèles de relations causales entre des événements ou des caractéristiques qui surviennent précocement et des développements ultérieurs, démêler la contribution relative de différents facteurs sur le développement d’un individu.
Pour l’UNICEF (qui utilise ces cohortes longitudinales pour produire le rapport annuel Innocenti –voir notre article-), « elles présentent l’indéniable avantage d’améliorer la compréhension des processus dynamiques qui modèlent le développement des enfants, incluant les tendances et trajectoires ». « Parce que ces cohortes traquent l’individu à travers le temps, elles peuvent mettre en exergue de nombreux aspects et étapes de la vie des enfants, y compris les événements inattendus. Elles fournissent un film plutôt qu’une simple image. Elles apportent une perspective au long cours à analyser et contribuent à la compréhension des déterminants du développement de l’enfant. » Ces études constituent un outil précieux pour l’épidémiologie cognitive qui étudie les facteurs impactant le développement de l’intelligence mais aussi les liens entre les performances cognitives, mesurées à partir de tests à différents âges de la vie, et la santé mentale et physique des individus.
A noter que les Etats-Unis, très préoccupés par les questions raciales, analysent de façon très poussée les données ethniques de leurs cohortes. D’autres pays (tels que la Norvège ou le Danemark) disposent de bases de données exhaustives permettant de suivre le développement cognitif de l’ensemble des enfants de la population.
La cohorte EDEN
Cette cohorte française a consisté en un recrutement de plus de 2000 femmes enceintes à Poitiers et Nancy en 2003 et 2006 dans l’objectif d’étudier l’influence des facteurs pré, péri et post natals sur le développement des enfants. De nombreuses données concernant l’environnement des enfants et leur développement sont régulièrement collectées, à l’aide de questionnaires remplis par les parents, de tests développementaux et cognitifs, examens médicaux, observation des interaction parents-enfants. La population de cette cohorte a un niveau social et d’éducation plus élevés que la population générale car le taux d’attrition a été plus fort chez les familles de milieu moins favorisé. Plusieurs études ont déjà été menées à partir des données de la cohorte EDEN (voir ci-dessous).
Définir l’intelligence et le développement cognitif
Le développement cognitif, l’intelligence, se mesure dans différents domaines : attention, langage, coordinations motrices, raisonnement abstrait, etc…. Les compétences dans ces différents domaines sont fortement liées les unes aux autres (un enfant peut être plus performant dans l’un d’entre eux mais statistiquement, un enfant avec de bons scores en langage aura également de bons scores dans les autres domaines), et cette part de variation commune permet d’estimer le niveau d’intelligence globale d’un individu (on parle alors de « facteur g » pour « facteur général »). Ces différents domaines sont interconnectés. La classification américaine des maladies mentales (DSM-5) différencie les acquisitions (performances cognitives qui vont se développer dans l’environnement naturel de l’enfant : langage, coordination motrice, mémoire, attention) et les apprentissages (performances cognitives qui vont se développer en milieu scolaire : langage écrit, calcul, graphisme).
La génétique et l’environnement : des interactions complexes
« Le développement cognitif est un processus génétiquement guidé et qui est modulé par des facteurs environnementaux pré, péri et post natals », rappelle Hugo Peyre. Parmi les facteurs environnementaux on trouve par exemple la consommation de substance toxique pendant la grossesse, les conditions socio-économiques, les pratiques éducatives et les interactions parents-enfants. D’autres variables telles que le sexe de l’enfant ou le terme de sa naissance entrent également en ligne de compte.
Le développement d’un enfant tient donc d’une part à des caractéristiques héritées génétiquement mais aussi à l’environnement dans lequel il grandit. Les cohortes longitudinales montrent que ces interactions sont très complexes. La variabilité des performances cognitives est déterminée par de très nombreux gènes ayant chacun un effet faible. Certaines pathologies sont très fortement liées à des facteurs biologiques mais même dans ce cas les variables environnementales comptent.
Concernant les troubles neuro-développementaux, deux certitudes : l’héritabilité est très forte (la même pathologie est retrouvée chez d’autres membres, plus ou moins éloignés de la famille), la comorbidité est la règle plutôt que l’exception (il est fréquent qu’un enfant présente plusieurs troubles).
Un différentiel filles-garçons très fort
Les garçons sont beaucoup plus touchés par les troubles neuro-développementaux que les filles (et rappelons que par ailleurs, 80% des décrocheurs scolaires sont des garçons). Les hypothèses les plus crédibles portent sur les facteurs hormonaux et génétique. On sait par ailleurs qu’il existe un vrai différentiel de langage en faveur des filles mais uniquement pendant les premières années de vie. EDEN dispose de bonnes mesures de la stimulation cognitive des enfants par leurs parents. Cette variable a donc été étudiée pour essayer de comprendre l’origine de ce différentiel. Les activités pratiquées par les parents diffèrent-elles selon le sexe de l’enfant, ce qui pourrait expliquer l’avance des filles en matière de langage ? Rien de significatif n’a pu être mis en évidence. Ce différentiel filles-garçons concernant le développement précoce du langage est encore une énigme.
Le niveau d’étude des parents, déterminant le plus fort
Les facteurs environnementaux expliquent moins de 50% la variabilité du développement cognitif d’un individu pendant la période préscolaire. Et la moitié de cette variabilité est expliquée par le niveau scolaire des parents. Il s’agit donc d’un déterminant très fort du développement cognitif. Il est pour autant impossible d’en déduire s’il s’agit d’une transmission environnementale, ou pas (en l’absence de données génétiques comme cela est le cas dans la cohorte EDEN). Un haut niveau d’étude des parents peut traduire un QI élevé qui peut se transmettre par les gènes. Mais il est aussi possible que ce soit les stimulations cognitives adaptées de ces parents qui expliquent le bon développement cognitif de l’enfant (nous développons ce sujet ci-dessous).
Impact de la prématurité
La prématurité a un indéniable impact sur le développement cognitif des enfants. En moyenne, il existe un différentiel de dix points entre la population des individus nés très prématurément et les autres. La prévalence des troubles neuro-développementaux est plus élevée au sein de cette population. Tous troubles confondus, la prévalence est de 8% chez les enfants de onze ans nés à terme contre 23% chez les enfants nés grand prématurés. Pour le TDAH, le différentiel est de 3% contre 12%, pour les troubles émotionnels la prévalence est de 9% chez les grands prématurés contre 2% population générale. Les troubles du spectre autistique sont aussi beaucoup plus fréquents chez les prématurés.
L’analyse des effets spécifiques de certaines variables sur des compétences précises
Les études effectuées à partir des cohortes épidémiologiques analysent l’impact des différentes variables sur le développement de l’enfant mais cherchent également à savoir s’il existe des effets précis d’un déterminant sur un élément particulier du développement de l’enfant. Par exemple : l’allaitement a-t-il un impact plus marqué sur certaines compétences de l’enfant ? Il semblerait que oui: d’après l’étude menée par Hugo Peyre et Franck Ramus à partir de la cohorte EDEN (voir notre article), un allaitement maternel prolongé accroît les compétences verbales des enfants. Autre question : quelle est la médiation de l’effet observé ? Est-elle biologique ou sociale ? Si on reprend l’exemple de l’allaitement, il existe deux hypothèses : celui-ci produit des effets parce que le lait maternel contiendrait des éléments nutritifs très stimulants pour l’intelligence de l’enfant (médiation biologique) ou alors le fait d’allaiter son enfant permet des interactions mère-enfant plus privilégiées qui impactent positivement le développement cognitif de l’enfant (médiation sociale).
Les liens entre troubles du langage et TDAH, à partir de la cohorte EDEN
En matière de troubles neuro-développementaux, les analyses effectuées à partir de la cohorte EDEN ont pour objectif de répondre à plusieurs questions, notamment celle du lien entre les troubles du langage oral et les troubles du Déficit de l’Attention avec hyperactivité (TDAH). Ces 2 troubles sont très comorbides (c’est à dire fréquemment associés chez un même enfant). Ces troubles ont-ils une étiologie commune (des causes communes) ? L’un est-il la conséquence de l’autre ? Résultats obtenus après analyse de la cohorte EDEN : les performances linguistiques à 3 ans prédisaient les symptômes de TDAH à 5-6 ans mais pas l’inverse. Ce sont les tests de langage mesurant la syntaxe à 3 ans qui étaient les plus associés aux symptômes de TDAH. On peut en déduire de façon indirecte que les difficultés syntaxiques des enfants à trois ans entraînent une moindre compétence d’auto-régulation par le langage qui a son tour produit un déficit de l’attention et une hyperactivité. Ces résultats suggèrent que les difficultés de langage oral en syntaxe pourraient être un marqueur précoce de TDAH ou encore que ces difficultés de langage oral pourraient avoir un rôle causal dans l’apparition ou l’’aggravation des symptômes de TDAH.
Le mythe des difficultés émotionnelles des enfants “précoces”, à partir de la cohorte EDEN
C’est un sujet qui a été très relayé médiatiquement ces dernières années : les enfants intellectuellement précoces seraient plus sensibles que les autres et auraient davantage de problème de socialisation. En résumé, leur « don » se révèlerait être un handicap. Ce discours véhiculé par plusieurs « experts » ne résiste pas aux données scientifiques, en tous cas pour les très jeunes enfants. L’analyse des données de la cohorte EDEN montre que ces enfants ne manifestent pas, pendant la période préscolaire (avant l’entrée au CP), davantage de difficultés sociales, émotionnelles, comportementales ou relationnelles. Franck Ramus et Nicolas Gaudrit viennent de rappeler ces résultats dans un article.
La stabilité du développement dans le temps et les mesures prédictives
Les études longitudinales étudient notamment la stabilité (ou au contraire l’instabilité) du développement cognitif des individus, c’est à dire la façon dont ce développement évolue dans le temps et la capacité de certaines mesures de ce développement à constituer des marqueurs précoces. Par exemple, un retard de l’apparition des premiers mots est un marqueur de trouble du langage oral. Autre exemple : la mesure du quotient intellectuel d’un bébé de cinq mois est peu prédictive du quotient intellectuel du même individu à 26 ans. Cette donnée n’est pas stable. Alors que la même mesure, à huit ans, l’est bien davantage. Pourquoi ? Parce qu’avant trois ans on s’intéresse davantage au développement psychomoteur de l’enfant qu’à son intelligence, les mesures du QI sont moins fiables à cet âge (car fréquemment réalisés à l’aide de questionnaires et non de tests psychologiques). Parce que plus la distance temporelle entre deux mesures est élevée, moins il est aisé d’établir une continuité. Autre explication : le moment où la première mesure est effectuée est primordial. Les premières années de vie d’un enfant sont celles où le développement du cerveau est le plus sensible aux influences de son environnement et où ses performances cognitives vont beaucoup évoluer ; alors que l’intelligence à un âge plus avancé sera plus « figée ». On notera donc une grande stabilité de l’intelligence entre 24 et 26 ans et une stabilité beaucoup plus faible entre 2 et 4 ans.
Importance des différences inter et intra individuelles
Hugo Peyre avertit: « il existe d’une part une grande hétérogénéité dans les performances cognitives des enfants à un âge donné et d’autre part une forte variabilité des trajectoires de développement pour chaque individu ». Certains manifestent d’importantes difficultés de langage à trois ans et auront un développement normal à six ans. Ces variabilités inter individuelles et intra individuelles sont donc à prendre en compte. La question étant « jusqu’à quel point » ? Ces variabilités interrogent sur le déterminisme social, la reproduction des inégalités, la résilience, la déviance positive (la capacité inattendue à trouver des solutions à un problème) et alimentent régulièrement le débat concernant la prévention précoce. Selon que l’on considère que la variabilité inter et intra individuelle est modérée ou élevée, on sera plus ou moins interventionniste ou attentiste, plus ou moins favorable à des interventions précoces. C’est bien parce qu’ils estiment que chaque individu est singulier, que chaque enfant a son propre schéma de développement, qu’on doit parler de simple décalage plutôt que de retard, que de nombreux spécialistes français sont opposés à des interventions trop précoces (de stimulation langagière par exemple).
Or, l’un des intérêts des études longitudinales est justement de montrer que les retards dans la petite enfance apparaissent souvent (statistiquement) comme des marqueurs de troubles ultérieurs (retard de la marche ou du langage par exemple). Le débat est d’importance dans la mesure où ne pas intervenir quand c’est nécessaire constitue pour l’enfant la perte d’une chance (ce qu’explique bien le Canadien Richard E.Tremblay dans cet entretien) et où une intervention inutile (ou inadéquate) peut se révéler iatrogène.
Autre réflexion subsidiaire sur ce point précis des différences inter et intra individuelles : dans quelle mesure s’affranchissent-elles des données socio-économiques ? C’est là aussi une controverse scientifique (et politique nous semble-t-il) dans le champ psycho-social, entre ceux qui lient la destinée d’un enfant à son milieu socio-économique et considèrent qu’une prévention précoce et ciblée est nécessaire, et ceux qui refusent cette relation de causalité entre la dimension socio-économique et le développement de l’enfant et voient dans la prévention ciblée une stigmatisation des plus pauvres. Les études longitudinales montrent l’impact du milieu d’origine sur le développement de l’enfant de façon directe et indirecte. De façon directe parce qu’elles soulignent la trajectoire des enfants selon leur origine sociale et que les faibles revenus parentaux ou la précarité apparaissent clairement comme des facteurs de risque sur le plan scolaire, sanitaire, comportemental et social, ou qu’elles font clairement ressortir que le facteur le plus impactant pour un enfant reste le niveau d’éducation de ses parents (voir ci-dessous). De façon indirecte parce qu’elles mettent en évidence parmi les facteurs environnementaux qui influent sur le développement de l’enfant le terme de sa naissance. La prématurité constitue une des (nombreuses) causes des troubles neuro-développementaux. Or, la prévalence de la prématurité est plus élevée dans les milieux les moins aisés.
La question de l’influence du milieu social sur le développement de l’intelligence d’un enfant, et de sa part relative par rapport à l’intelligence héritée génétiquement, constitue une antienne scientifique et a une incidence sur la façon de concevoir la variabilité inter et intra individuelle. Car si le facteur socio-économique a une incidence forte sur le développement cognitif, on peut en déduire que la variabilité entre les individus sera forte d’un groupe social à l’autre mais moins au sein d’un même groupe et que la variabilité au sein d’une trajectoire individuelle sera fortement liée aux modifications environnementales (donc à d’éventuelles interventions). Sur le sujet, un article publié dans le journal Psychological Science (Large Cross-National Differences in Gene × Socioeconomic Status Interaction on Intelligence), apporte un éclairage très instructif. Cette méta analyse met en évidence (confirmant en cela des recherches précédentes) le fait que le poids de l’environnement sur la formation de l’intelligence est différent selon le milieu social. Plus le milieu est économiquement favorisé moins l’environnement joue un rôle dans la constitution de l’intelligence, plus celle-ci est d’origine génétique. Plus le milieu est économiquement défavorisé, moins l’héritabilité a de poids sur le développement cognitif. Dans une famille aisée, l’environnement va pleinement permettre l’expression génétique alors que dans une famille pauvre, l’expression génétique de l’intelligence sera plus réduite.
L’étude pointe aussi que cette corrélation est bien plus notable aux Etats-Unis qu’en Europe (Pays-Bas, Allemagne, Angleterre) ou en Australie, en raison de politiques sociales et scolaires différentes. Les pays européens, et l’Australie, parviendraient mieux à neutraliser l’impact de l’environnement sur les plus défavorisés. Est-ce que de tels résultats seraient obtenus en France ? Les derniers rapports institutionnels nationaux ou internationaux (éducation nationale, UNICEF, OCDE, notamment) soulignent une bonne politique redistributive qui permettrait une nette atténuation des écarts de revenus mais un fort déterminisme social à l’école (l’un des plus forts de l’OCDE). Si le déterminisme social est si marqué en France, on ne voit pas comment l’expliquer autrement que par un très fort impact de l’environnement.
Une autre étude (Childhood socioeconomic status amplifies genetic effects on adult intelligence), toujours dans le journal Psychological Science, affine la conclusion : oui, selon le statut socio-économique, la dimension génétique de l’intelligence est variable. Mais les auteurs estiment que ce n’est pas tant la part relative de l’impact de l’environnement qui diffère selon le milieu social que la capacité des gênes à utiliser les éléments de l’environnement les plus à mêmes de soutenir l’intelligence. Dans les milieux aisés, l’individu parvient à exploiter les bons apports environnementaux pour optimiser son développement cognitif. C’est moins le cas dans les milieux défavorisés. Les auteurs en concluent que si le statut socio-économique augmente pour les plus défavorisés, l’intelligence moyenne de la population va s’élever mais que les différences entre les individus vont elles aussi s’accroître puisque la part héritée de l’intelligence augmentera parmi la population. Les variations interindividuelles seront moins lissées par le poids des facteurs environnementaux. En creux, on en déduit donc que la variabilité des trajectoires est aujourd’hui fortement corrélée aux différences socio-économiques et qu’elle existe davantage entre des groupes sociaux qu’entre des individus de même groupe. On déduit aussi de cet impact différentiel de l’environnement selon le milieu social que la variabilité des trajectoires individuelles doit être plus forte au sein des milieux aisés (où la part héréditaire de l’intelligence est plus élevée que la part environnementale).
La norme et la pathologie
On le voit, les questions de variabilité inter et intra individuelles sont très complexes, et à tiroir. Ceci étant posé, les études longitudinales contribuent à définir une norme et, a contrario, à poser à quel moment commence la pathologie. Deux critères doivent être réunis pour définir une pathologie : le fait d’être « hors norme » c’est à dire à l’extrémité de la distribution (d’un côté ou de l’autre), mais aussi le fait que cette anormalité a un retentissement fonctionnel pour le développement. Un enfant qui marche à 9 mois est précoce, il est à l’extrémité de la distribution de la courbe de Gauss, mais cette situation n’a pas de retentissement négatif, il ne s’agit pas de la manifestation d’un trouble. En revanche, un enfant qui ne marche pas à 18 mois, se trouve à l’extrémité droite de la distribution de la courbe, il est lui aussi en dehors de la norme. Mais comme le fait de ne pas marcher à 18 mois est statistiquement associé à des troubles du développement, c’est un signal d’alerte.
Epidémiologie versus singularité du patient, l’intérêt de ces études pour le clinicien
Les études longitudinales permettent d’établir des corrélations voire des causalités entre différentes variables, d’identifier des marqueurs précoces ou des populations à risque, des périodes de vulnérabilité, de mieux cerner la frontière entre développement normal et développement pathologique, de mesurer aussi l’impact des interventions et des dispositifs de prévention lorsque des facteurs de risque ont été identifiés. Elles permettent de faire avancer les connaissances quant aux causes d’un trouble, à sa comorbidité, à son pronostic et en cela constituent un outil précieux pour le clinicien et les décideurs publics notamment ceux en charge des campagnes de sensibilisation ou de prévention. Mais les apports de l’épidémiologie ne dispensent évidemment pas le clinicien spécialisé dans les troubles neuro-développementaux de procéder à une anamnèse rigoureuse du patient, « étape indispensable pour l’évaluation clinique et pour l’organisation des soins » selon Hugo Peyre, de s’assurer que les troubles n’ont pas de causes physiologiques, de rechercher des facteurs génétiques et environnementaux, de proposer une évaluation multidisciplinaire (avec des échelles standardisées). « Certains résultats de l’épidémiologie cognitive n’ont pas d’intérêt clinique évident », reconnaît Hugo Peyre. On peut citer l’étude finlandaise publiée dans Science il y a quelques années qui mettait en évidence le fait que le rang dans la fratrie avait un impact sur le développement cognitif de l’enfant. Les aînés sont statistiquement plus intelligents (même si le différentiel est minime, de quelques points) que leurs puînés. L’étude est assez stupéfiante puisqu’elle montre que les enfants dont l’aîné est décédé obtiennent le même score de QI que la moyenne des aînés. Des résultats étonnants, certes, mais qui présentent en effet peu d’intérêt pour la pratique clinique. « D’autres résultats permettent en revanche d’orienter les évaluations cliniques individuelles, par exemple les données sur la prématurité ou les expositions in utéro à l’alcool. D’autres encore, comme les résultats sur le statut socio-économique, ont plus une portée en termes de santé publique. »
Pour le chercheur, les données de l’épidémiologie cognitive concernant l’influence des dimensions cognitives les unes sur les autres lui semblent “primordiales pour les cliniciens“. « Les troubles neuro-développementaux sont très comorbides et les liens entre ces troubles me semblent mériter un peu plus d’attention. Cette question est importante pour l’information diagnostique et l’organisation des prises en charge (leur hiérarchisation, priorisation des axes rééducatifs, etc…). »
On le voit, l’épidémiologie cognitive et les cohortes longitudinales sur lesquelles elle s’appuie permet d’affiner les connaissances en matière de développement de l’être humain ainsi que la démarche diagnostique du clinicien, de guider l’action publique et les politiques de santé et de prévention.