Organisée par le projet Fédératif Hospitalo-Universitaire (FHU) lillois « 1000 JOURS POUR LA SANTE » et L’association LE GRAND FORUM DES TOUT-PETITS, une journée d’échanges consacrée à la prévention pré conceptionnelle a eu lieu le 5 décembre dernier à Lille. Cet événement a réuni des experts scientifiques et médicaux de la périnatalité, ainsi que des représentants du monde associatif. Nous avions déjà rendu compte de l’édition précédente.
D’un côté l’augmentation des maladies chroniques, des allergies, des cancers du sein et de la prostate, de l’autre le constat que ces pathologies ne sont pas toutes génétiquement programmées et que l’exposition précoce à un environnement défavorable joue un rôle indéniable dans leur survenue. C’est ce qui amène de plus en plus de chercheurs et spécialistes à s’intéresser aux débuts de la vie, à considérer que « les 1000 premiers jours comptent pour la santé », comme l’expose le Professeur Laurent Storme en ouverture de cette journée scientifique pluridisciplinaire et grand public autour de la période périnatale et du capital santé de l’enfant. Ce pédiatre néonatologue du CHU de Lille, vice-président de la société francophone de DOHaD dirige depuis 2015 le projet Fédératif Hospitalo-Universitaire « 1000 jours pour la santé ». « Du début de la fécondation jusqu’aux deux ans de l’enfant, il y a une fenêtre d’opportunité pour améliorer sa santé future, assure-t-il. Il s’agit d’un nouveau paradigme en santé. Plutôt que de s’acharner à prendre en charge un patient en mauvaise santé, ce qu’il faut bien sûr continuer à faire, travaillons à préserver la santé de la mère et de l’enfant. »
Il va plus loin : les arguments scientifiques laissent penser que tout ne débute pas le jour de la conception. L’épigénétique, c’est à dire l’influence des facteurs environnementaux sur l’expression des gènes, est devenue un sujet central de la recherche. Notamment parce que ces facteurs environnementaux susceptibles de programmer la santé future d’un individu apparaissent de plus en plus nombreux : l’activité physique, le stress périnatal, la façon dont on s’alimente, l’exposition aux toxiques, la précarité (à l’origine d’inégalités de santé). On en sait plus aujourd’hui sur l’allaitement maternel, sur la façon dont cette intervention nutritionnelle brève impacte la santé future de l’enfant (moins d’obésité, pression artérielle plus basse, meilleur développement cognitif). Il n’y a plus aucun doute sur la réalité de l’ensemble de ces phénomènes, les arguments scientifiques s’accumulent.
L’Agence Régionale de Santé des Hauts de France est elle aussi convaincue du bien fondé de cette prévention ultra précoce. Ne serait-ce que parce que la région se caractérise par des indicateurs de santé plus défavorables que ceux de la France métropolitaine, avec des indicateurs de mortalité plus mauvais que les indicateurs nationaux mais aussi un taux de fécondité parmi les plus élevés de France. «Aujourd’hui les 1000 jours constituent un mouvement général qui a vocation à sensibiliser les femmes, les parents, les professionnels de santé et de la petite enfance, pose la représentante de l’ARS. Si les messages de prévention véhiculés actuellement se focalisent autour de l’alcool, du tabac, des addictions en général, il est nécessaire de repenser et d’étoffer ces messages car d’autres facteurs ont eux aussi un impact : l’environnement, la bientraitance, l’activité physique, l’alimentation… » C’est pourquoi l’ARS relaie les messages et le projet des 1000 jours auprès des professionnels, finance des dispositifs de prévention sur l’alimentation, l’activité physique, développe des actions de sensibilisation aux polluants pour les familles et les professionnels.
Peut-on influencer le capital santé d’un enfant avant même sa conception ?
La première table-ronde de ces rencontres, animée par Umberto Simeoni (au centre sur la photo), pédiatre, enseignant chercheur, président du Grand Forum des tout-petits, réunit le Professeur Olivier Parant, gynécologue-obstétricien au CHU de Toulouse, Françoise Molénat, pédopsychiatre, très impliquée dans l’élaboration du plan périnatalité 2005-2007, à l’origine de l’association de formation et de recherche sur l’enfant et son environnement (Afree) et Muriel Debourges et Xavier Hauret de AG2R La Mondiale, premier acteur de prévention sociale et patrimoniale en France.
En introduction, Umberto Simeoni prend l’exemple du diabète, en augmentation, notamment dans les pays pauvres. Il s’agit bien d’une « maladie de notre style de vie », qui a comme support biologique précoce des modifications épigénétiques. Or ces modifications sont transmissibles. C’est un cercle vicieux. Le fait même d’avoir des enfants expliquerait ainsi la diffusion aussi rapide de ces maladies chroniques. Pour ce spécialiste, le développement du bébé in utero est à comprendre autrement. « On pensait que ce développement était principalement conditionné par le génome. Mais en fait les principales différences entre les individus sont plutôt dues à l’environnement qui joue un rôle bien plus important que le génome dans les trajectoires de vie. »
Les 1000 jours constituent une période particulièrement sensible aux variations de l’environnement. Les futurs gamètes portent déjà des marques épigénétiques. Le bébé les reçoit, en acquiert d’autres. L’environnement détermine les facteurs de risque, les risques statistiques de souffrir de certaines maladies. On sait ainsi que le stress maternel joue un très grand rôle. C’est ce qu’a notamment montré une étude française publiée en 2017 (Todd et al, PNAS, 2017) : les individus qui ont perdu leur père pendant la première guerre mondiale alors que leur mère était enceinte d’eux, ont vu leur espérance de vie réduite. Il semble que l’impact du stress maternel sur l’enfant ait été plus fort en prénatal qu’en postnatal.
Néanmoins, assure Umberto Simeoni, « il faut y voir une opportunité, cela ne doit pas être un stress en soi. Ce sont des données intéressantes pour nous, pour la société, pour l’économie. » Il cite bien évidemment les travaux de l’économiste James Heckman qui a montré que le retour sur investissement de la prévention augmente de façon exponentielle quand on intervient tôt. Et a obtenu, pour ces recherches, le Prix Nobel d’économie en 2000.
Plaidoyer pour la visite pré-conceptionnelle
Olivier Parant propose de son côté un topo sur les aspects pratiques de la visite pré-conceptionnelle. La grossesse se prépare. On pourrait améliorer les pronostics s’il était possible de repérer certains risques, de modifier certains comportements. La période pré-conceptionnelle est un terreau fertile pour faire passer les messages. Et pourtant, en France, nous avons du mal. Moins de 10% des femmes viennent consulter avant une grossesse. Pour la supplémentation en acide folique nous sommes les plus mauvais d’Europe ! Quels sont les grands messages clés à faire passer ? La nécessité de faire un bilan de la santé des deux parents, de développer des actions de prévention primaire, d’évaluer le niveau de risque de la grossesse à venir. C’est une opportunité d’améliorer l’état de santé des mères et des enfants. Tout le monde peut participer à cette approche, tous les professionnels. Il faut envisager les situations de vulnérabilité, les traitements médicamenteux, la supplémentation en folate, les comportements à risque (alcool, tabac, obésité, auto médication…). D’un autre côté, quel est le questionnement des patients ? On en sait quelque chose grâce à des regards croisés : une enquête Ipsos de 2010, quelques thèses.
– La consultation est souvent apparentée à la maladie et pas à un événement heureux
– Le médecin est vu comme distant, il est craint, perçu comme un juge autoritaire
– Les patientes sont très mal informées de l’existence de cette consultation, le bénéfice est inconnu, le besoin non ressenti
– Il existe un réflexe de s’auto-informer sur internet (60% des Français utilisent internet pour les informations de santé)
Adapter les messages de prévention au profil des couples
Comment peut-on améliorer la diffusion des messages? En ce qui concerne l’hygiène de vie, celle de la mère est jugée par le grand public plus importante que celle du père. La population a connaissance des effets de l’alcool, des polluants, du tabac. Les femmes se disent satisfaites de l’information reçue pendant la grossesse en revanche elles déplorent un manque d’(information avantla grossesse. Pour Olivier Parant, mieux vaut privilégier le terme d’ « approche pré-conceptionnelle » et ne pas parler de « consultation ». Ce qui permet notamment de s’affranchir de l’unité de lieu et de temps et de multiplier les occasions pour faire passer les messages de santé publique. Sur le sujet, on peut opter pour un peu de souplesse, d’adaptabilité et garder à l’esprit qu’un « rattrapage » est toujours possible.
Olivier Parant alerte aussi sur le rôle du père : dont le style de vie impacte durablement la santé du futur bébé. Il faut ainsi miser sur une implication précoce, procéder à une évaluation nutritionnelle et promouvoir une amélioration de l’hygiène de vie. « Le risque environnemental peut difficilement être modifié mais le risque « choisi », lui, peut l’être », estime le spécialiste qui propose également d’adapter le discours au couple et d’envisager d’autres canaux de diffusion comme les réseaux sociaux. Plutôt que de se cantonner à des messages unidirectionnels, le rôle des professionnels pourrait être d’aider les couples à trier les informations glanées sur internet. « Nous devons nous-même évoluer, adapter notre vocabulaire ». Et prendre en compte que pour le moment les couples formulent davantage des questionnements que des besoins réellement ressentis. Et puis il va apparaître de plus en plus indispensable de maîtriser les messages clés utiles pour tout le monde tout en restant vigilant quant à l’évolution du profil médical des femmes enceintes. Car indéniablement ce profil change sur le plan médical et sociétal: augmentation de l’âge de la parentalité et de l’obésité, précarisation, grossesse autorisée malgré des pathologies pré existantes, couples hyper connectés, recours à des procréations médicalement assistées à l’étranger.
Génération Y : des parents très connectés mais souvent désemparés
A la suite d’Olivier Parant, Françoise Molénat, grande dame de la périnatalité, à l’origine de l’entretien prénatal précoce, prend la parole pour une présentation sur la « génération Y ». Les professionnels sont-ils confrontés à des nouveaux parents ? A de nouvelles pratiques ?
Pour la pédopsychiatre, certes, ces parents informés, connectés, pleins de confiance en eux, existent. « Mais ce ne sont pas les parents qu’on rencontre au quotidien. Il faut répondre à tous les autres qui n’ont pas autant confiance. Et leur offrir l’occasion de reconstruire quelque chose grâce à un environnement cohérent et continu. »
Elle balaie les nouvelles données qui sous-tendent la périnatalité : la diffusion des savoirs, l’autonomie des futurs parents, leur souhait d’être acteurs de leur vie, la maîtrise de la procréation, le travail des femmes, l’effacement de l’autorité hiérarchique verticale, l’effritement du soutien familial élargi, la pression sociétale sur les femmes enceintes et les parents. Aujourd’hui devenir parent est un « projet dans l’entreprise de la vie », il s’agit d’une décision réfléchie donc d’une responsabilité entière, cette aventure est perçue comme devant être maîtrisée mais avec un flot d’informations souvent contradictoires.
Comme l’a formalisé Irène Théry, « c’est désormais l’enfant qui fait la famille » donc cet enfant doit être réussi. Pour Françoise Molénat, « ces parents demandent à être entendus ». Car les conseils ne sont pas entendus si les êtres humains ne le sont pas. Ils doivent pouvoir poser leurs questions.
Il faut que le projet de naissance soit respecté, que les professionnels se parlent entre eux, que ce que l’on dit soit fait et ce que l’on fait soit dit. Elle note que l’anxiété durant la grossesse n’a pas diminué en 50 ans alors que les conditions obstétricales se sont transformées. Il faut faire face aux complications obstétricales, aux consultations aux urgences avec le bébé sans substrat organique, aux pathologies du lien, aux conjugopathies, aux troubles du développement, aux maltraitances.
La spécialiste évoque le fossé entre cet imaginaire qu’on maîtrise et la découverte que cette grossesse est une affaire très peu rationnelle. L’information externe entraîne la passivité et la perte de confiance en soi. Et de citer un paradoxe : l’information rationnelle ne permet pas de prendre confiance en soi.
Parce qu’il y a une coupure entre l’intellect et l’intuition.
Etablir des filets de protection sur mesure
Elle rappelle quelques grands principes. Lorsque le sentiment de continuité interne est attaqué, c’est une source de stress. Dans un phénomène d’adaptation se produit une réactivation des étapes vécues dans le passé. Certaines méthodes de dépistage sont plus ou moins anxiogènes. Or, l’anxiété du premier trimestre est très prédictive de la dépression du post-partum. L’enfant se construit dans les interactions, avec ce qu’il perçoit à travers son corps, l’infra verbal est important. Le sentiment de sécurité des donneurs de soin procure du plaisir au bébé, fixe les synapses. Ce qui intervient dans le développement de l’enfant c’est finalement ce qui ne se maîtrise pas. Comment faire que la sécurité somatique et sécurité émotionnelle se calent en même temps ? Pour Françoise Moléant, « on avance sur les cas difficiles avec une succession d’outils collectifs. » L’idée est d’établir un filet de protection à la disposition de tous et de l’adapter aux besoins de chaque couple, qu’il soit modulable selon les facteurs de risque et la singularité de chaque couple. L’idéal : des professionnels en sécurité avec des outils, des parents en sécurité qui se sentent écoutés et donc, un bébé en sécurité. Comme un système de poupées gigognes.
Elle propose quelques pistes : anticiper la grossesse, faire des parents des partenaires, proposer des réponses ajustées, orienter avec prudence selon les règles, coordonner l’action, transmettre dans la transparence, assurer le suivi du suivi, anticiper les périodes charnières, croiser les points de vue, faire des retours d’information (il est difficile de s’investir auprès de parents vulnérables si on ne sait pas ce qu’ils deviennent).
Accompagner des couples fragiles et permettre à la greffe de prendre
Pour illustrer son propos, la pédopsychiatre propose l’exemple de Zao et de ses parents. Il s’agit d’une deuxième grossesse. La mère, 38 ans, a des antécédents psychiatriques lourds et pour son premier bébé a refusé d’accoucher à l’hôpital. Deux jours après la naissance de l’aîné, elle fait un grave épisode de décompensation. Ce bébé a été placé dans un premier temps puis remis au père pendant l’hospitalisation de la mère. Lorsque cette femme émet le désir d’une deuxième grossesse
le mari est « angoissé » et la psychiatre « pas emballée ». Le médecin préconise une consultation pré conceptionnelle, un rendez-vous avec le pédopsychiatre puis avec le gynécologue obstétricien. Au cours des ces différents entretiens, les professionnels disent au couple : « voilà ce qu’on peut vous proposer ». Il se sent dès lors « écouté, accueilli ». Les parents acceptent d’être suivis à la maternité. Se met alors en place un maillage serré qui repose sur la qualité des premiers accueils, la bienveillance, la disponibilité, un entretien prénatal précoce, une consolidation de l’alliance, une liaison avec le médecin traitant, une coordination par la sage-femme du lieu de naissance, un suivi avec un pédopsychiatre en première et en deuxième ligne, en liaison avec le psychiatre adulte.
Au deuxième trimestre, les parents sont accueillis à la maternité pendant 2 jours, pour la visiter, rencontrer l’ensemble des professionnels, éprouver une équipe contenante. Au troisième trimestre, la préparation en couple est centrée sur le corps. Une anticipation du séjour en maternité permet d’aborder des questions concrètes : Qui gardera l’aîné ? Quelle durée de séjour ? Un lit pour le père ? Le posturage du bébé est abordé après la naissance. Une visite du psychiatre a lieu pour une évaluation. Le réseau de proximité externe est informé.
Que disent les parents après coup ? Ils s’expriment dans une vidéo réalisée lorsque leur petit dernier a quelques mois.« Beaucoup de porte se sont ouvertes, tous les chemins étaient possibles, dit la mère. La première fois que j’ai visité la salle accouchement, j’ai vu une cave. Puis c’est devenu une grotte pour moi. L’accueil était plein d’humanité. Aujourd’hui j’ai confiance en moi et en mon conjoint. Tout ça m’a permis de passer de l’état d’enfance à l’âge adulte. J’ai une forme de liberté que je n’avais pas avant. C’était une grossesse initiatique. Voir toute cette énergie déployée pour moi, c’était inespéré. Je ne pensais pas que je valais autant que ça. J’ai eu l’impression d’une mosaïque pour que le puzzle soit harmonieux à la fin. » Pour le père, « des liens se sont faits dans tous les sens, c’est vraiment une création qui permet à chacun de s’investir, de porter le projet. »
« Ces parents sont finalement devenus des représentants de la génération Y, conclut Françoise Molénat. C’est un travail énorme qu’on ne réussit pas toujours. Mais pour une greffe de foie on ne lésine pas sur les outils. Là c’est une greffe relationnelle. »
La prévention précoce : un retour sur investissement à long terme, mais mesurable
A la fin de cette première table-ronde, Xavier Hauret et Muriel Debourges de AG2R La Mondiale expliquent pourquoi un groupe de protection sociale a décidé de s’occuper de prévention.
« Notre conception est basée sur la gestion du risque, commence Xavie Hauret. Vieillissement, maladies chroniques, désertification médicale : des données structurelles qui font qu’un groupe comme le nôtre doit se pencher sur une stratégie de prévention. Et en plus il existe une demande sociale. Nos adhérents nous réclament des programmes de prévention. Ils souhaitent être pris en charge et accompagnés. Il y a une demande d’information, de prise en charge et de dispositifs. »
AG2R LA Mondiale réalise des études, essaie de mettre en place des diagnostics, définit une priorité d’actions. « Mon rôle est de sourcer l’ensemble des dispositifs qui existent. Je vais chercher des programmes déjà montés. J’assemble des briques qui sont là. L’idée est d’amplifier les messages qui nous semblent cohérents. »
Un exemple concret ? Dans la branche de la boulangerie, 51% des salariés sont des femmes. « Nous avons voulu soutenir la prévention précoce et inclure dans les tableaux de garantie de la mutuelle la prise en charge de la consultation pré conceptionnelle, la consultation hygiéno diététique, trois consultations dans les six premiers mois sur l’allaitement », détaille Murielle Debourges.
Au cours des échangent qui s’ensuivent, Olivier Parant reconnaît qu’il est difficile dans une consultation de « longueur normale » de pouvoir tout aborder. Françoise Molénat revient sur l’entretien prénatal précoce qu’elle a fortement contribué à initier. «A l’époque ça a soulevé beaucoup de questions, notamment corporatistes, normales, logiques. Mais au-delà de l’entretien, c’est surtout « qu’est ce qu’on fait des questions des parents ? » quand ils amènent des choses compliquées. Car si ça ne donne rien, si on n’a pas de réponses, c’est délétère, on renforcera la dévalorisation et la perte de confiance. Cet exercice est très exigeant, il faut apprendre à travailler ensemble. Lors d’un entretien difficile, il faut pouvoir appeler tout de suite quelqu’un, offrir une disponibilité béton aux professionnels qui s’engagent dans le domaine des émotions ».
Umberto Simeoni s’adresse à Xavier Hauret : « La prévention précoce n’est pas mesurable à court terme donc c’est remarquable que vous vous engagiez. » « Il faut se battre, répond l’interpellé. Dans l’assurance on est sur des temps courts. Là c’est une autre conception. Quand on me demande « c’est quoi le retour sur investissement» ? Je ne sais pas. C’est un travail de conviction. Mais nous sommes un groupe paritaire et ça change tout. Nous faisons le pari d’être pionniers.» Murielle Debourges note qu’en matière de prévention dentaire chez les boulangers les résultats ont été visibles au bout de dix ans : les demandes de remboursement pour des prothèses dentaires ont diminué.
Alimentation : en finir avec les injonctions et les interdictions
La deuxième table-ronde porte sur l’alimentation : « Bien s’alimenter dès la grossesse pour la santé future de son enfant ». Le Professeur Jean-Michel Lecerf, médecin nutritionniste à l’Institut Pasteur de Lille, doit répondre à la question : « Qu’est ce qu’une bonne alimentation ? »
Il commence : « 2250 calories, 35% de lipides, du fer, de l’acide folique, du magnesium… C’est bon, ça vous va ? Si on parle comme ça personne ne nous comprend. Je poserais la question autrement : Qu’est ce qu’une alimentation bonne ? Les gens en ont marre qu’on leur donne des leçons. On peut commencer par rappeler qu’une alimentation bonne nous fait du bien. C’est la fonction « réjouir ». Manger fait du bien car c’est un acte social, c’est la fonction « réunir ». » Se nourrir c’est aussi la satisfaction des apports et les effets sur la santé. Sur le plan nutritionnel l’alimentation doit répondre à 2 critères : quantitativement ni trop ni trop peu, qualitativement adaptée. Les femmes enceintes ne doivent pas manger comme deux mais sur un plan qualitatif pour deux. Comment savoir si on mange en bonne quantité? « Votre poids est-il stable ? Oui, alors c’est que vous mangez ce qu’il vous faut. Ne calculez pas. Votre corps s’adapte parfaitement. » Jean-Michel Lecerf assure que le gynécologue obstétricien est parfois perçu comme un tortionnaire pendant la grossesse. Concernant la prise de poids, il existe d’énormes variabilités individuelles. Une femme en surpoids devrait pouvoir maigrir avant la grossesse. Les restrictions énergétiques pendant la grossesse conduisent à un gain de poids sur les générations ultérieures.
Quels sont les messages clés ? Varier ! Il faut 14 aliments par jour, 30 différents par semaine. Il n’y a pas d’interdit alimentaire sauf justifié médicalement. Plutôt que de donner des consignes, mieux vaut parler de « plus » : plus de poissons gras, plus de légumes pour l’acide folique. Il faut du fer, de la viande, du poisson, de la vitamine B9, B12. Comment éviter les contaminants et polluants ? « Notre alimentation avec des ingrédients conventionnels ne nous contamine pas, assure le Professeur Lecerf. La réglementation est parfaitement respectée en France. En revanche, attention aux contaminants directs sur les zones polluées. »
Pas de changements de comportement sans perception des bénéfices et prise en compte des obstacles
Le Professeur Sophie Lelorain, enseignante chercheuse en psychologie à l’université de Lille III, s’intéresse à la façon la plus judicieuse de motiver une femme enceinte au changement.
Elle livre quelques données de la recherche et les modèles des croyances en santé. Pourquoi les gens un jour décident-ils de faire attention ? En théorie ce qui peut favoriser le fait de changer, c’est la perception des bénéfices et des obstacles, beaucoup plus que le sentiment de sa propre vulnérabilité ou la gravité des potentiels effets.
Elle développe le modèle de « l’action planifiée » selon lequel il est important d’explorer l’attitude des personnes car elle joue beaucoup sur les intentions. Il faut chercher à savoir ce que signifie le sujet pour chaque personne, s’il a une connotation positive ou négative. Faire évoluer les attitudes apparaît comme un levier possible pour un changement de comportement. Selon ce modèle les normes du groupe de référence comptent aussi, comme le « contrôle perçu » : est-ce faisable ? Ai-je la maîtrise ? Concrètement comment faire, au-delà du conseil ?
En matière de comportement alimentaire, l’attitude joue énormément ainsi que le contrôle perçu. Il y a donc un intérêt à être pragmatique dans les consultations. Il ne suffit pas de dire qu’il faut manger du poisson. Et si je n’ai pas de poissonnerie à proximité ? Si c’est cher ? Si je ne sais pas le cuisiner ? Il est nécessaire de s’assurer que les bénéfices sont connus de la personne, de travailler la faisabilité, les obstacles, de voir ce que les gens peuvent faire vraiment chez eux. Pour Sophie Lelorain, d’autres pistes sont à explorer : la reconnaissance des difficultés, l’empathie des soignants. « L’empathie est fondamentale, on a pléthore de données, jusqu’à celles sur la survie dans le cancer ». Le praticien doit comprendre comment est l’environnement et formuler les choses positivement (psychologiquement le cerveau n’aime pas les messages négatifs). Selon le patient il faut prioriser. « Nous avons des patients au stade de pré contemplation. Ils n’ont pas encore réalisé, ce n’est pas la peine d’être pratico pratique. Mieux vaut susciter le doute. En revanche, si on a des patients qui ont compris, il faut fixer des objectifs. »
Sophie Lelorain rappelle ce qui fonctionne le mieux en population générale : former des intentions, les transformer en objectifs précis, avoir du feedback, auto-contrôler son comportement, réajuster les objectifs si nécessaire. Qu’est ce qui aide les patients ? L’explication concrète, la prévention de la rechute, dire que c’est normal de ne pas y arriver. Sophie Lelorain insiste : les émotions doivent être positives. C’est ce qui permet de transformer les comportements adaptés en habitudes.
Manger MALIN, pour lutter contre les inégalités sociales de santé
Le Professeur Dominique Turck, pédiatre au CHU de Lille, présente de son côté le programme MALIN qui repose sur le double constat suivant : l’alimentation dans les premières années de vie est très importante mais il existe de fortes inégalités sociales de santé qui impactent les pratiques alimentaires. Un enfant sur 5 est en situation de pauvreté, soit 500.000 enfants de moins de 3 ans. Les produits sont souvent coûteux et les conseils pas toujours adaptés. Le programme MALIN est né de la volonté de Martin Hirsch et Emmanuel Fabert, directeur général de Danone. L’objectif : favoriser l’accès à une alimentation de qualité pour les petits de moins de 3 ans de milieux en difficultés économiques. Le programme est testé sur des populations cibles, familles au RSA, en dessous du seuil pauvreté ou familles qui connaissent plus généralement ou plus ponctuellement des difficultés. Trois piliers constituent ce dispositif: éducation et conseils, accessibilité des produits jugés utiles, connaissance des familles ciblées (pour éviter le saupoudrage de l’aide). Les grands principes : une aide non stigmatisante, un partenariat avec les familles.
Comment atteindre les populations ciblées ? Par les acteurs de terrain dans les territoires concernés (Grenoble, Savoie, Villefranche sur Saône, Loire atlantique, hôpital Robert Debré à Paris) ou par les opérations de mailing de la CAF.
Les acteurs de terrain bénéficient d’une formation avec des guides thématiques, un site internet a été élaboré. Les familles participantes reçoivent une aide budgétaire qui leur permet d’accéder à des paniers de fruits et légumes en circuit court, des bons de réduction à partir des 6 mois de l’enfant et jusqu’à ses deux ans. L’objectif initial était de 2200 nouveaux enfants inscrits en 2017. Cet objectif aura finalement été doublé. Plus de 10.000 enfants ont au total été concernés par le programme (l’objectif étant d’atteindre les 100.000 enfants concernés d’ici la fin 2022).
Une évolution des pratiques se dessine d’ores et déjà avec une plus forte utilisation du lait de croissance, moins de consommation de boissons sucrées, plus de préparations maison.
L’étude ECAIL actuellement en cours devra tester hypothèse qu’une éducation nutritionnelle adaptée aux spécificités des populations ciblées avec un accès facilité aux produits de qualité peut avoir un impact positif sur l’alimentation et la croissance. Il s’agit d’un essai clinique randomisé. 800 duos femmes/enfants sont suivis du troisième trimestre de la grossesse et jusqu’aux 24 mois des enfants. Le bras intervention compte 400 duos et bénéficie d’une éducation à la santé nutritionnelle, de l’accompagnement de professionnels formés, de bons de réduction. Le bras contrôle, 400 couples mère-enfant également, ne recevra que les conseils et supports prévus par le Plan National Nutrition Santé, sans accompagnement spécifique.
Les critères pris en compte pour l’évaluation portent sur le pourcentage et la durée de l’allaitement, l’âge de la diversification alimentaire, la qualité alimentaire globale, et surtout la fréquence de consommation des légumes à 24 mois. La vitesse de croissance post natale, l’IMC et le pourcentage de surpoids à 24 mois seront également étudiées. Les résultats sont prévus pour 2021.
Le programme VIF, ou comment modifier les comportements dès la grossesse
Le Docteure Odile Verier-Mine et Raphaëlle Chaillou présentent ensuite le programme Vivons en Forme (VIF). Le médecin rappelle quelques données de la littérature : l’obésité de la mère pendant la grossesse est un facteur de risque cumulatif supplémentaire pour le surpoids de l’enfant à sept ans. « On peut intervenir pendant la grossesse, pendant la période périnatale, la période scolaire, il existe différents leviers. Mais s’intéresser à la grossesse nous semble plus pertinent car c’est une période où la femme est très attentive au changement de modes de vie et où elle est très prescriptrice. » Odile Verier-Mine indique également qu’il existe une prévalence d’obésité plus forte dans quartiers qui relèvent de la politique de la ville. « On a des idées de programmes, des armes sur plan psychologique, le PNNS a donné des critères. Mais la transférabilité des évidences scientifiques est compliquée. »
Le Programme « Vivons en forme » est apparu il y a 30 ans. Il est porté par l’association « Fédérons les villes pour la santé », comme le rappelle Raphaëlle Chaillou. Il s’agit de faire changer les comportements en terme d’alimentation, d’activité physique, de sommeil, chez les familles et les enfants notamment les plus vulnérables pour contribuer à réduire les inégalités sociales de santé et prévenir le surpoids et l’obésité. Le dispositif repose sur la formation des acteurs pour qu’ils montent en compétences. Il comporte également des outils de sensibilisation auprès des parents et des enfants.
Les thématiques changent tous les ans : faire aimer les fruits, aider les enfants à s’hydrater (sans recourir aux boissons sucrées), les portions, les bons rythmes alimentaires, le sommeil (très compliqué, en raison notamment du problème des écrans).
En cas de précarité, il faut éviter la stigmatisation : aucun aliment n’est interdit, les acteurs dans les centres sociaux sont formés ainsi que les bénévoles des épiceries solidaires pour apprendre notamment aux familles à optimiser les courses avec un petit budget. L’approche est positive, centrée sur le bien être, la convivialité et le partage. « Vivons en Forme » repose sur un processus de marketing social : faire changer les comportements progressivement grâce à la co-construction avec des acteurs de terrain et des experts, la construction d’ateliers pratiques, le test d’outils en living lab, la formation des acteurs locaux, l’accompagnement des villes. 222 formations ont été réalisées en France dans 252 communes. 3302 acteurs et 78.000 enfants ont été concernés dans le cadre de 600 à 700 actions. Certaines villes ont obtenu d’excellents résultats avec des taux de réduction du surpoids et de l’obésité allant de 6% à 48%. Même s’il ne faut jamais perdre de vue que les changements de comportement prennent du temps. Et que c’est la mobilisation de l’ensemble de la communauté et du chef de programme qui induit les bons résultats.
A l’issue de cette deuxième table-ronde, à l’occasion d’un temps d’échanges avec la salle, une participante s’interroge sur ce qu’il faut penser des plats industriels, notamment des préparations pour bébé. Jean-Michel Lecerf répond que « parfois les mamans n’ont pas confiance dans leur capacité à faire à manger mais sur le plan de la composition, il n’y a pas de souci ». « C’est une alternative à l’alimentation maison, estime de son côté Dominique Turck. Ces produits n’ont pas une charge particulièrement négative, ils sont très contrôlés. C’est un outil, de préférence transitoire, le temps que les parents prennent le relais. »
Sophie Lelorain, elle, insiste sur le fait d’inclure les acteurs de terrain dans les recommandations.
« Il y a des changements qui ne relèvent pas de la psychologie. Il faut prendre en compte le contexte, l’environnement. Le mieux est l’ennemi du bien. » La recommandation du Haut comité de la Santé Publique de manger au moins 5 fruits et légumes par jour s’apparente ainsi à une injonction déconnectée de la réalité.
La journée s’est conclue avec un jeu interactif proposé au grand public, animé par Sandra Lou et permettant de récapituler et vulgariser toutes les connaissances abordées plus tôt. Une soixantaine de personnes étaient présentes pour répondre à ce quiz ludique et instructif. Qui avait notamment pour objet de rappeler un message fort : le focus mis sur l’importance des mille premiers jours ne doit pas susciter des angoisses supplémentaires mais convaincre au contraire de l’incroyable potentiel préventif de cette période pour la santé des adultes de demain.