La très emblématique crèche Baby-Loup est connue pour son long combat pour la laïcité et contre l’intégrisme ainsi que pour son offre de services innovants (horaires décalés, accueil en continu, soutien à l’insertion). Sa responsable (et fondatrice), Natalia Baleato défend une vision humaniste et exigeante de l’accueil du jeune enfant. Elle a répondu à nos questions par un très long texte, précis, argumenté, engagé, que nous reproduisons intégralement car il nous semble propice à une réflexion de fond.
“La plupart des formations (sauf EJE mais même là il y aurait des choses à revoir) sont axées sur le soin. À Baby-Loup, nous concevons l’accueil comme un lieu éducatif au sens large. Une crèche devrait être avant tout un lieu de vie pour les tous petits, avec des principes pédagogiques centrés sur l’éveil des sens des enfants, un premier espace de socialisation où on l’on devrait conduire et accompagner les enfants à découvrir le monde pas à pas, chacun à son propre rythme…
L’hygiène, alpha et omega des formations
Les différents programmes de formation paraissent très larges et complets ; cependant, les jeunes professionnelles que nous accueillons répètent des certitudes formatées ou, pire, semblent avoir tout oublié. Cela donne l’impression que leur formation se résume à changer une couche et je caricature à peine. Parfois on peut même se demander ce qu’elles apprennent vraiment. Nous avons vu des professionnelles tout juste sorties d’école qui utilisent des gants pour changer des enfants. Lorsque nous leur demandons pourquoi, les jeunes répètent mécaniquement : « question d’hygiène ». Mais si nous demandons pourquoi de telles précautions, envers qui… les réponses tardent à arriver.
Alors que les exigences d’hygiène et de sécurité devraient être pensées en vue du bien-être des enfants, elles sont devenues des valeurs en soi, presque abstraites. Il faut éradiquer toute souillure, arrondir tout angle, affadir tout plat, rembourrer toute matière… Pourtant, les recherches sur « l’hospitalisme » ont bien montré qu’une gestion déshumanisée des premiers soins réduisait dangereusement les pulsions de vie des enfants ; les recherches sur les troubles psycho-affectifs des adolescents semblent indiquer, quant à elles, qu’un sur-protectionnisme dans l’enfance, visant à évacuer tout danger de l’environnement, ne protègent pas les enfants mais au contraire accentuent les risques d’inadaptation sociale et les symptômes associés.
Les modes d’accueil considérés comme une simple solution logistique
Les crèches ne sont pas des hôpitaux ! Ça fait 30 ans qu’on entend qu’il faut changer d’optique dans la formation. Sur le terrain, les changements ne se voient pas. Jusque très récemment les structures petite enfance ne dépendaient « que » d’un secrétariat d’Etat, qui lui-même dépendait d’un Ministère qui peut étonner, celui de la Santé . N’était-ce pas là l’une des premières sources de confusion ? Je ne veux pas être trop catégorique, mais une politique d’éducation qui puisse accompagner l’enfant du plus jeune âge jusqu’à l’âge adulte pourrait peut-être mieux harmoniser les différentes étapes de la vie d’un enfant. Là, on a vraiment l’impression qu’avant d’entrer à l’école, l’enfant n’est pas considéré comme une personne, mais juste comme un problème logistique à gérer pour permettre aux parents de travailler. Ne pourrions-nous pas, en France, nous inspirer d’autres expériences telles que celles du système scandinave, dans lequel l’accueil des moins de trois ans est inclus dans une même logique avec toute la scolarité ? En France tout est morcelé, par âge, par secteur, par budget…
Jusqu’à six ans, on devrait travailler principalement sur l’éveil des sens, l’ouverture à la nature… Quand je dis ça, il ne s’agit pas de réactiver un rêve peace and love, simplement de prendre en compte des années d’études en sciences de l’éducation ! Malgré cet apport précieux, les formations restent axées sur les soins, l’hygiène, et l’alimentation. En ce qui concerne tout le reste, notamment le développement psychomoteur des enfants, c’est vu très rapidement. Résultat : les meilleurs élèves apprennent par coeur et répètent plutôt mécaniquement, par exemple qu’à 20 mois un enfant doit savoir dire 20 mots. Ils en déduiront qu’un enfant présente un retard de langage si le compte n’y est pas.
Pourtant, nous savons tous, ou du moins nous pouvons tous observer, que si plusieurs langues sont parlées dans l’environnement de l’enfant, et entrent en communication avec lui, ce dernier mettra plus de temps à communiquer au sein de la structure, sans que cela ne gêne pour autant son développement futur. Nous savons de plus que c’est la bonne communication langagière au sein d’une famille qui est déterminante dans la mise en place du langage des petits, et non la langue parlée en elle-même. Comme exemple absurde, il me revient en tête cette professionnelle d’une autre crèche qui était fière d’intervenir auprès d’une maman lorsqu’elle l’entendait parler arabe à son enfant, l’invitant à ne parler « que » la langue française… comme si on ne lui avait jamais parlé du rôle de l’affect dans l’éveil des jeunes enfants. Les cours brassent des règles générales, des idéaux-types, mais peu de subtilités à même d’embrasser la diversité des parcours individuels.
Des formations qui manquent de hauteur
On a parfois l’impression que notre rôle est de faire un contrôle qualité comme pour un produit à la sortie de l’usine, de cocher des cases prouvant que l’enfant est « certifié conforme » à ce qu’on attend de lui, de vérifier qu’il a bu la bonne dose de lait, qu’il a atteint le bon taux de paroles, qu’il délivre la bonne performance motrice. Mais cela ce n’est pas de l’éducation, de l’éveil ou du développement, c’est de l’élevage ! À être trop axés sur le nombre de biberons pris dans la journée, on en oublie ce qui est fondamental… Il faudrait s’ouvrir et s’intéresser à d’autres pratiques. Par exemple, on n’aborde pas ce qui se passe dans les autres pays, ou bien on le survole, ce qui amène les jeunes professionnelles à répéter des « vérités toute faites », puisqu’elles n’ont pas connaissance d’alternatives. Ce flou entretenu sur les autres possibles, c’est presque politique à vrai dire ; surtout quand on se rend compte à quel point la prise en compte de la petite enfance est révélatrice du choix de société fait par une communauté, notamment du point de vue de la lutte contre les inégalités. Je suis désolée de le dire, mais il suffit de voir le peu d’enfants qui ont accès à la crèche pour savoir qu’on est loin d’être irréprochables en la matière !
Les formations sont à la fois très voire trop techniques et en même temps très pauvres en culture générale, notamment en sciences humaines. Le questionnement, la proposition voire l’esprit critique des jeunes professionnelles sur telle ou telle conduite paraissent limités voire inexistants. On ne peut pas remplir notre « contrat » vis à vis des parents dans ces conditions, en tout cas pas comme je le conçois. L’obtention du diplôme c’est le point de départ. Une sorte de label. Derrière il faut un plan de formations obligatoires et solides, des remises à niveau permanentes. Les familles évoluent ainsi que la société, le marché du travail s’est transformé, la recherche a fait des progrès significatifs.
Une vision comptable de la petite enfance
Malheureusement, le « plan de formation continue » s’appauvrit d’année en année dans la plupart des crèches ; il est même rendu inexistant dans certaines crèches municipales, au nom de la baisse des dotations, qui a bon dos ! Depuis plusieurs années, il est d’ailleurs très difficile de parler du souci de l’enfant avec les services de tutelle ; tout tourne désormais autour des problèmes de budget, il n’y plus d’argent pour quoi que ce soit, et surtout pas pour l’humain. Et après on s’étonne du délitement du lien social, de l’absence de fraternité et de solidarité… On gagnerait tellement à prendre tous les problèmes de notre société à la racine, et d’investir massivement dans un accompagnement exemplaire de la Petite Enfance !
Des professionnels trop arc-boutés sur les ratios
Pouvoir questionner avec un esprit critique, s’inspirer des pédagogies alternatives telles que celles de Freinet, Montessori, Steiner… ce serait déjà un point de départ intéressant. En France, malheureusement, on a beaucoup de méfiance par rapport aux projets iconoclastes et à ce qui vient de l’extérieur. Un exemple, représentatif de certaines vérités inamovibles pour la profession : le sacro-saint ratio nombre d’enfants/nombre de professionnelles, mis au cœur de notre label qualité national de l’accueil. Comme si la qualité était une simple variable, qui ne dépendrait que du nombre… À ce niveau, il ne faudrait pas être arc-bouté et réducteur. Avec le maternage insolite de Lóczy, on voit comment une seule personne peut tenir un groupe important d’enfants de façon harmonieuse. A contrario, on a tous vu des professionnels se laisser dépasser par deux enfants… Les syndicats ont tendance à se crisper sur ce critère, alors que la France se situe dans une moyenne plutôt confortable sur cette question, par rapport à d’autres pays d’Europe. Améliorons-nous sensiblement l’accueil lorsqu’une chute importante de la fréquentation d’enfants se produit dans une journée ? Sur le papier on peut le penser. Dans les faits, ce n’est pas aussi sûr.
La crèche Baby-Loup essaye de donner le « la » depuis des années : en 2014, elle a consacré 25 000 € de son budget à la formation. Les critiques ont fusé, les responsables locaux de la petite enfance étaient à la limite du hurlement. C’est un fait : on crie aux économies, on culpabilise les équipes demandeuses de formation avec le leitmotiv « c’est de l’argent public tout de même ». Or, qu’y a-t- il de plus commun que le bien-être de nos enfants ? Quel meilleur usage du trésor public que celui qui construit les conditions de leur épanouissement futur ? Pendant ce temps-là, on multiplie le mille-feuille territorial avec les agglomérations, on augmente les indemnités des élus des collectivités… la France a toujours eu le sens des priorités !
La philosophie “Baby-Loup”, humaniste et exigeante
Chez Baby-Loup, nous faisons beaucoup de formations en interne, oui, et nous en sommes fiers : nous nous intéressons aux différentes composantes de la pédiatrie (équilibre alimentaire, premiers secours), évidemment, mais aussi au massage thérapeutique (avec usage de la réflexologie), à l’expression orale (pour mieux transmettre la lecture, le conte), nous menons des sensibilisations aux violences conjugales et aux situations relevant de la protection de l’enfance, des réflexions sur les stéréotypes sexistes, nous abordons des éléments de sociologie et de psychanalyse pour nourrir nos analyses des pratiques… Les auxiliaires disent toujours « mais ça je ne l’ai pas vu à l’école » : c’est bien le problème ! Même quand c’est indiqué dans le programme, il n’est pas sûr que ce soit vraiment traité. Prenez ne serait-ce que le lavage des mains, qui devrait être le B.A.BA dans les formations auxiliaires de puériculture et CAP petite enfance : cela n’est pas fait correctement !
Nous insistons pour que les jeunes professionnelles soient systématiquement accompagnées par des professionnelles plus anciennes, ayant acquis l’expérience particulière permise par notre fonctionnement, de sorte à (re)donner du sens à leurs pratiques. Pour les novices, le développement logique d’une journée c’est « changer, faire dormir, donner à manger». Si la journée s’est bien passée pour l’enfant, c’est qu’il a bien mangé. Certes, c’est la préoccupation première des parents, comme de savoir s’il a eu des selles ou pas, mais nous avons un rôle à jouer en tant que professionnelles, en tant que co-éducateur ! Le professionnel doit amener les parents à regarder autrement leur enfant, à voir toutes ses facettes, toutes les stimulations qu’il attend pour se lancer pleinement à la découverte du monde. Au lieu de cela, la conception de notre travail est empêtrée dans une optique à sens unique : contribuer à « l’équilibre vie familiale/vie professionnelle », concept à travers lequel on se soucie souvent beaucoup plus des parents que des enfants, et à partir duquel on perd parfois le sens même de leur accueil.
Oui, les mots clés dans les métiers de la petite enfance devraient être : « donner du sens ». Donner du sens à la journée des enfants c’est les rendre petit à petit autonomes, les aider à s’émanciper de leur dépendance, à leur faire «apprivoiser» la vie collective avec plaisir. Ce que les professionnelles devraient mettre en avant auprès des parents, je crois, c’est ce que l’enfant a fait dans sa journée, par exemple le fait qu’il ait réussi à récupérer un jouet qu’un autre enfant lui avait pris, qu’il a beaucoup ri, qu’il s’est plus ou moins mis debout, qu’il a grimpé, tourné, chanté, dansé…
Toutes les équipes devraient avoir à leur disposition un minibus pour sortir les enfants en piscine, aller faire la cueillette des légumes, fréquenter les bibliothèques des villes alentours, s’approprier l’espace public… Presque politique, je disais… Une chose est en tout cas certaine : un peuple qui méprise son enfance est un peuple qui tourne le dos à son avenir. Peut-on se payer ce luxe ? »