Avec sa vidéo postée sur Youtube dans laquelle elle établit un lien direct entre une exposition massive des jeunes enfants aux écrans et la survenue de Troubles du spectre autistique, le Docteur Anne-Lise Ducanda a suscité de nombreuses réactions. Nous faisons ici le point sur les éléments au coeur non seulement de cette controverse mais du débat plus général dès qu’il est question de l’impact des écrans sur la santé et le développement des enfants.
Rarement un article sur GYNGER aura suscité autant de réactions. Sur Facebook le post relayant notre article sur les liens éventuels entre la sur exposition précoce aux écrans et des troubles similaires aux troubles du spectre autistique a été partagé plus de 700 fois. Le sujet, liant deux problématiques propices aux réactions épidermiques, passionne. Il est aussi très complexe. A l’origine de nos deux publications, il y a la vidéo mise en ligne sur YouTube par le docteur Anne-Lise Ducanda, médecin de PMI en Ile de France. Elle y raconte que sur son secteur, depuis cinq ans, le nombre d’enfants diagnostiqués autistes a explosé. Et elle lie cette augmentation de la prévalence à la consommation intensive d’écrans par des enfants de moins de trois ans. Deux chercheurs en sciences cognitives, spécialistes des troubles neuro-développementaux, ont confié leurs réserves quant à cette analyse. Anne-Lise Ducanda a souhaité leur répondre.
Franck Ramus et Hugo Peyre pointent d’abord les différents biais qui peuvent conduire des praticiens de terrain à se tromper, de bonne foi, dans l’interprétation d’un phénomène. L’augmentation de la prévalence pourrait n’être qu’une impression, liée à une modification des conditions de travail de ce médecin (plus d’enfants vus en routine par exemple). A cela Anne-Lise Ducanda répond précisément : « La taille du secteur où j’interviens depuis 15 ans est toujours la même : même ville ( à peu près le même nombre d’habitants : 31 000), toujours les mêmes 12 écoles maternelles, et je suis toujours le seul médecin à intervenir. »
L’exposition massive vole aux enfants les interactions qui leur sont essentielles
Autre objection des deux spécialistes : si les enfants qui vont mal se trouvent avoir été exposés très tôt et massivement à des écrans, rien n’indique a contrario que les enfants qui vont bien, eux, ne l’ont pas été. En d’autres termes, il est difficile d’être certain que l’origine des troubles est bien à chercher du côté des écrans. Pour le médecin de PMI, « la meilleure preuve est empirique ». « C’est vrai, je n’ai pas vraiment comparé avec les enfants qui n’ont pas de problème. Mais les troubles autistiques disparaissent complètement ou diminuent fortement quand les parents limitent drastiquement les écrans, sans aucun soin. L’école me dit : « Docteur, c’est spectaculaire » ou « C’est magique ! » »
Les chercheurs estiment aussi qu’un facteur social peut biaiser l’analyse. Il est possible que ce soit l’absence de stimulations, due notamment au faible niveau socio-économique, qui conduise à la survenue des troubles plus que le recours aux écrans en tant que tel. Franck Ramus note que les enfants aujourd’hui très exposés aux écrans n’auraient peut-être pas été davantage stimulés sans les écrans et auraient développé les mêmes symptômes. Les deux chercheurs considèrent que c’est davantage par les activités et les échanges qu’ils empêchent que par un effet intrinsèque que l’usage des écrans peut se révéler nocif. Pour Anne-Lise Ducanda cette hypothèse n’est pas envisageable. Elle insiste d’abord sur le fait que tous les milieux sociaux sont concernés.
« Les tablettes et les téléphones portables sont dans toutes les familles, précaires ou non. Les parents ne pensent pas mal faire : ce sont les nouveaux jouets pour enfants proposés dans les magasins, les catalogues… » Et conteste ensuite l’analyse : « Je pense qu’il y a un réel effet intrinsèque, que les écrans induisent des comportements désorganisés qu’on ne verrait pas s’il n’était question que d’un manque de stimulation ».
En 2012, d’autres chercheurs pourtant eux aussi partisans d’une approche très critique des écrans, avaient plutôt insisté sur le rôle « phagocyteur de temps». Dans une revue de littérature intitulée « Effets de l’exposition chronique aux écrans sur le développement cognitif de l’enfant » parue dans les Archives de Pédiatrie, Michel Desmurget et Bruno Harlé écrivaient : « Certaines conséquences touchant, par exemple, le sommeil, l’exercice physique ou le développement du langage sont en grande partie indépendantes de la nature non-violente du jeu vidéo pratiqué, de l’excellence du programme télévisé regardé ou de l’essence des messages échangés sur un réseau social. Le problème qui se pose dans ce cas est celui du « temps volé ». Le mécanisme fonctionnel est alors assez simple : les écrans ont une influence délétère quand ils apportent à l’enfant des stimulations cognitives, physiques ou sociales plus pauvres que celles potentiellement contenues dans son environnement physique. Cela est presque toujours le cas. » Autre extrait : « Le mécanisme princeps de ces atteintes semble reposer dans la réduction drastique des échanges verbaux-intra familiaux, nécessaires au développement du langage. Lorsque la télé est allumée dans le foyer, l’enfant est moins sollicité, il parle moins et entend moins de mots. »
On voit bien que les débats tournent autour de cette problématique, effet intrinsèque/pas intrinsèque, effet par défaut de stimulations ou effet direct et qu’ils se heurtent à une limite: les études citées les plus probantes portent essentiellement sur la télévision, dont la surconsommation est corrélée au niveau social, plus fréquente dans des milieux où l’enfant est de facto moins exposé au langage. Le serpent qui se mord la queue.
Impossible de définir un effet-dose
Anne-Lise Ducanda reconnaît que plusieurs paramètres sont à prendre en ligne de compte. Ce qu’elle pointe avant tout c’est la surexposition précoce et massive (6 à 12 heures par jour pour des enfants de moins de 4 ans), doublée, en effet, d’un manque de stimulations. « Evidemment, un enfant qui passe beaucoup de temps sur des écrans mais auquel on parle, qui bénéficie d’interactions, qui joue avec ses cousins, n’ira pas si mal. Un enfant qui commence à être exposé à trois ans en subira moins les effets néfastes que si l’exposition a été très précoce. » Il ne s’agit donc pas, selon elle, que d’une question de quantité. Et définir un effet-dose, c’est à dire la quantité d’exposition à partir de laquelle des troubles peuvent apparaître, n’a pas vraiment de sens. « Les écrans présentent un effet addictif, ils « happent » les enfants, assure-t-elle. Quand les petits commencent, ils ne parviennent plus à s’arrêter. Et je ne vois de toute façon pas l’intérêt que peuvent présenter ces technologies pour de jeunes enfants ». C’est ce point de vue tranché que contestent de leur côté les chercheurs que nous avons interrogés, qui ne trouvent pas scientifiquement fondé cette diabolisation générale des écrans. Que contestent également certains parents d’enfants autistes pour lesquels le recours aux nouvelles technologies constituent une aide réelle.
Les écrans, cause ou réponse ?
Franck Ramus et Hugo Peyre s’interrogent d’ailleurs également sur le fait que chez les enfants reçus par Anne-Lise Ducanda, les troubles autistiques préexistaient peut-être à l’utilisation des écrans et que cette utilisation pourrait être une réponse et non la cause. « Je vois des enfants en PMI qui se développent normalement jusqu’à 18 mois ( ils réagissent à leur prénom, prononcent des monosyllabes, interagissent…), assure-t-elle, et qui régressent considérablement à l’examen des 2 ans depuis que leurs parents leur ont acheté une tablette, ou lui donnent leur téléphone, etc. … ça parait incroyable mais c’est ma réalité quotidienne. » Le médecin rétorque aussi que si les écrans n’étaient pas la cause mais plutôt une réponse, les symptômes ne disparaîtraient pas lorsque diminue le temps d’exposition.
Là aussi cette assertion a pu susciter de vives réactions, notamment chez des personnes concernées de près ou de loin par l’autisme et qui ont expliqué que l’autisme « ne disparaît pas ». Sauf que les TSA englobent aujourd’hui diverses typologies d’autisme, avec des degrés d’atteinte différents. Et que l’origine de ces troubles semble multi-factorielle. D’où la question posée par Anne-Lise Ducanda : certaines formes autistiques ne pourraient-elles pas être d’origine environnementale et donc, réversibles ? Ce qui ne revient évidemment pas à dire qu’il s’agirait là de l’explication à tous les cas d’autisme. Comme le fait remarquer une internaute dans un commentaire posté à la suite de notre premier article : « je suis la mère d’un enfant autiste et la tante d’un autre. Les symptômes de mon fils sont apparus à 18 mois. Il n’avait pas accès à la télévision, sauf 1 heure de temps en temps avec sa grande sœur, il n’y avait ni portable ni tablettes, nous avons toujours fait de nombreux jeux, depuis les “marionettes” et autre “Grand cerf” mimé jusqu’aux jeux de balle, les chatouilles et une approche de gymnastique. Une histoire était lue tout les soirs. Et pourtant…»
L’absence de preuves robustes au cœur de la controverse
Il faut entendre les réserves des chercheurs et leur souci d’appuyer des alertes de santé publique sur des éléments de preuve suffisants, qui pour le moment n’existent pas. Des scientifiques de plusieurs pays ont réagi il y a quelques semaines aux inquiétudes d’autres spécialistes et on demandé que cessent cette « panique morale » vis-à-vis des écrans. « Bien que nous soyons d’accord avec le fait que le bien-être des enfants est une question cruciale et que l’impact d’un mode de vie axé sur les écrans nécessite des investigations sérieuses, écrivent-ils, le message qui va être entendu par de nombreux parents est que les écrans sont nocifs en tant que tels. Ce n’est tout simplement pas étayé par des recherches et des preuves solides.» Les études sur les liens entre écrans et développement de l’enfant portent essentiellement sur la télévision, on a encore très peu de recul pour les outils mobiles et interactifs, peu d’études sur les conditions d’utilisation, sur ce que font exactement les très jeunes enfants sur une tablette ou un smartphone et donc sur les bénéfices qu’ils peuvent en retirer ou les dangers réels.
A noter que le débat risque d’être relancé par la toute récente campagne de la Société Française de cardiologie qui souhaite sensibiliser les parents aux risques de la sédentarité et les incite à « laisser les enfants tomber », c’est à dire les laisser bouger, courir, sauter et prendre le risque de chuter. Le spot vidéo montre des enfants qui se blessent au cours d’activités de plein air et se termine par un plan fixe sur un garçon d’une dizaine d’années assis dans un canapé, le regard vide, en train de manipuler une manette de jeu vidéo. Le slogan de la campagne s’affiche : « en restant assis votre enfant prend plus de risques ».
La Société Française de Cardiologie assure qu’en 40 ans les jeunes de 9 à 16 ans ont perdu 25% de leurs capacités physiques. En cause notamment : des modes de vie trop sédentaires. La campagne établit un lien direct entre cette sédentarité et l’exposition aux écrans.
« Les jeunes passent de plus en plus de temps devant les écrans, ce qui conduit à une hausse de la sédentarité, considérée comme le quatrième facteur de risque de décès, est-il expliqué dans le dossier de presse. D’autant plus qu’elle est souvent accompagnée de mauvaises habitudes alimentaires. La surconsommation d’écrans chez les jeunes entraine aussi des troubles neurocognitifs 7 et peut conduire chez les plus sensibles à l’addiction et à la dépression. Les temps passés devant les écrans sont bien supérieurs aux seuils maximums conseillés à cet âge. La durée moyenne passée devant un écran par les enfants et adolescents âgés de 3 à 17 ans est en effet d’environ 3 heures par jour, chez les garçons comme chez les filles. »
Le docteur Frédéric Kochman, Pédopsychiatre et Coordinateur de l’équipe médicale de la clinique Lautréamont de Loos (Nord), sollicité pour cette campagne, assure de son côté : « il faut bien comprendre que l’impact négatif des écrans sur la santé n’est pas une idée reçue, c’est une réalité scientifique étayée par de nombreuses études. La surconsommation d’écrans entraîne des risques d’addiction, de dépression mais aussi des troubles cognitifs réels. Le lien très fort entre le temps passé devant les écrans et le risque dépressif a par exemple été prouvé il y a quelques années. 4h passées devant les écrans multiplie par 4 le risque de dépression, qui va frapper les ados les plus fragiles. D’autres recherches ont montré que les écrans font baisser les capacités de mémoire et d’attention des jeunes. Cela a un impact sur la scolarité mais aussi sur la sédentarité.» A l’appui de ces affirmations, la Société Française de Cardiologie cite notamment la revue de littérature effectuée par Michel Desmurget et Bruno Harlé évoquée plus haut, qui recense elle-même des études portant essentiellement sur l’impact de la télévision.
L’Académie Américaine de Pédiatrie, souvent citée pour appuyer les mises en garde, l’a de nouveau pointé dans ses dernières recommandations : autant il existe des preuves solides concernant les effets d’une sur exposition à la télévision et aux vidéos, notamment sur l’obésité, autant le niveau de preuves est beaucoup plus faible concernant les écrans tactiles et mobiles, par manque de recul (il est fort possible que les effets de ces écrans soient les mêmes, mais à ce jour rien ne le prouve). D’où les controverses fortes au sein de la communauté scientifique et les réserves de certains chercheurs devant des campagnes de santé publique ou des alertes lancées avant d’être étayées par un nombre suffisant d’études avec des preuves robustes.
Entendre les acteurs de terrain
Pour autant, en attendant l’émergence d’un réel consensus, il ne semble pas déraisonnable d’entendre les alertes émanant du terrain et d’entreprendre de les vérifier. Si Anne-Lise Ducanda est la première professionnelle à évoquer publiquement un lien direct entre les écrans et les TSA, d’autres s’inquiètent eux aussi. C’est le cas de Carole Vanhoutte, orthophoniste, que nous avions déjà interviewée il y a un an et qui a réagi à la vidéo du Dr Ducanda : « Nous recevons depuis environ 7 ans de plus en plus d’enfants âgés de 2 ans et demi /3 ans présentant eux aussi des troubles de la communication, des troubles des habiletés sociales, des intérêts restreints, une absence de conduites ludiques. Nous aussi nous attribuons à un usage précoce et intensif des écrans. Car les enfants ne sont plus en interactions avec les adultes et plus non plus avec les objets réels qui garantissent l’accès à un langage informatif. Il est aussi évident que l’arrêt ou la diminution des écrans dans le quotidien de l’enfant permet à son développement de reprendre le cours normal. Nous le constatons quotidiennement. Les parents à chaque fois me disent qu’ils ne connaissaient pas les effets d’un usage intensif et précoce. » Comme quoi la panique morale n’a pas encore gagné tout le monde.
Sabine Duflo, psychologue ayant popularisé la méthode des « 4 pas » pour aider les parents (pas d’écran dans la chambre, pas le matin, pas pendant le repas, pas avant de s’endormir) a elle aussi contacté le Dr Ducanda :« Je suis en complet accord avec vos observations. Votre quotidien est le mien. Nous sommes en train de créer des enfants présentant d’importants retards de développement par manque de stimulation avec l’environnement humain et physique et par une sur exposition aux écrans. Sur le terrain, nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir témoigner afin de mieux aider les familles et les enfants. » Dans les commentaires de notre article, deux psychologues et deux orthophonistes disent elles aussi dresser les mêmes constats.
Il nous semble difficile de se contenter de répondre à ces professionnels qu’aucun élément de preuve scientifique suffisant ne vient pour le moment appuyer leurs observations et que celles-ci présentent peut-être des biais cachés. Seules des recherches, certes conséquentes et coûteuses, permettront d’en avoir le cœur net.