Article initialement publié sur le blog Enfances en France le 24 mars 2015
Les parents souhaitent que leurs enfants lisent. La plupart des enfants ne lisent pas, ou peu. Que faire ? Voici résumé en trois phrases l’objectif poursuivi par Daniel T. Willingham, psychologue cognitiviste, chercheur en neurosciences spécialisé dans les apprentissages, avec ce livre qu’il s’apprête à publier aux Etats-Unis, « Raising kids who read » (« Elever des enfants qui lisent »).
L’auteur, brillant, excellent vulgarisateur, s’est fait connaître outre-atlantique avec deux ouvrages, « When can we trust the experts ?» (« quand faire confiance aux experts ? », non traduit) et surtout « Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école ? », disponible en français. Avec son dernier opus, il s’adresse aux parents comme aux enseignants, rappelle les mécanismes de la lecture et surtout donne mille et un conseils pour faire des enfants de futurs grands lecteurs. Le livre est passionnant, drôle, pratique, nourri des études en psychologie et des découvertes neuro-scientifiques les plus récentes. Voici un condensé, concernant les enfants de 0 à 6 ans.
Signifier à son enfant que la lecture est un plaisir
En préambule, Daniel Willingham explique que les parents d’enfants portés sur la lecture ignorent en général ce qu’ils ont fait pour obtenir ce résultat que leur envient bien des familles. Tel ce rédacteur en chef du New York Times dont la fille collégienne dévore les livres. A la question : « Comment avez-vous fait ? », le journaliste répond « Mais je n’en sais fichtre rien ! » Or, il a bien fait quelque chose, mais il ne l’a pas fait sciemment. Journaliste, rédacteur en chef du quotidien américain le plus réputé, il doit avoir chez lui un nombre considérables de livre et certainement a-t-il transmis à sa fille son amour de la chose écrite. Daniel Willingham l’assure, la plupart de ces heureux géniteurs ne sont pas des parents tigres sur-stimulant leur enfant depuis qu’il est bébé. Ils ont transmis implicitement l’idée que la lecture est un plaisir.
Si les parents souhaitent que leur enfant soit un bon lecteur c’est parce qu’ils savent bien que la lecture est synonyme de culture, qu’il s’agit d’une des clés de la réussite scolaire, d’une voie d’accès aux études supérieures et à l’insertion professionnelle.Daniel Willingham assure que même si les études annonçaient soudain que lire ne rend pas plus intelligent, lui souhaiterait malgré tout que ses enfants dévorent les livres. « Parce que la lecture offre des expériences impossibles à vivre autrement, écrit-il. Il y a d’autres façons d’entrer en relation avec le monde, d’apprécier la beauté mais la lecture offre des sensations particulières. Aimer lire est une valeur en soi, comme aimer son pays ou vénérer l’honnêteté. » Il enchaîne : « Il ne faut pas attendre cette transmission de l’école. C’est à vous de faire le job. »
Jamais trop tôt ni trop tard pour bien faire
Son premier conseil : commencez maintenant. Si votre enfant vient de naître, c’est parfait, si votre enfant est pré-ado il n’est pas trop tard, le plus tôt étant quand même le mieux. La lecture présente un défi particulier car des expériences qui semblent peu importantes se révèlent en réalité cruciales des années après. Les capacités en lecture reposent sur le savoir, la connaissance du monde emmagasinée par les enfants depuis leur naissance. Cette culture générale de leur environnement s’acquiert pendant des mois, voire des années, elle reste « dormante » jusqu’à ce qu’elle devienne d’un coup pertinente et fondamentale pour la compréhension des textes qui leur sont soumis.
Trois règles font le bon lecteur : décoder facilement (mettre en relation les lettres avec le son qu’elles produisent), comprendre ce qu’on lit et être motivé.
Comment les parents peuvent-ils aider leur enfant dans chacun de ces trois domaines ?
Familiariser l’enfant avec la phonologie
D’abord le code. Et donc, les sons. Pour entrer dans la lecture, le travail sur la conscience phonologique est capital. Il s’agit de faire comprendre à l’enfant qu’un mot peut se décomposer en plusieurs sons qui ont des correspondances à l’écrit, les syllabes. L’apprentissage de la lecture ne peut pas être silencieux puisque lire c’est faire le lien entre un code écrit et des sons. Daniel Willingham donne toute une liste de jeux et de comptines qui permettent de travailler ces notions, précisant que selon les études réalisées, 20 à 25 heures suffisent pour faire comprendre à un enfant ce principe phonologique. Cette partie du livre est moins pertinente pour un parent français dans la mesure où chez nous cet apprentissage est assuré par l’école maternelle. Aux Etats-Unis, la scolarisation ne commence vraiment que vers 6-7 ans, et avoir quelques notions de conscience phonologique peut donc être utile pour un parent américain.
Pas d’urgence à faire découvrir l’alphabet
A quel âge les enfants doivent-ils apprendre les lettres de l’alphabet ? Là aussi la question est moins cruciale pour des Français que pour des Américains puisque les petits Français apprennent quasiment tous l’alphabet pendant les trois années de maternelle. Cela dit, comme Daniel Willingham livre une analyse intéressante de la question, ne vous en privons pas.
Partant du principe que les parents américains veulent souvent apprendre les lettres à leur enfant, à la maison, avant l’entrée à l’école (vers 6 ans donc), l’auteur évoque une méthode qui a fait ses preuves, le « print referencing » (ce qu’on pourrait traduire par « faire référence au caractère ».
Lorsqu’on lit une histoire à voix haute, on attire l’attention de l’enfant sur les lettres en les pointant du doigt (sinon il ne les voit pas, les études de eye-traking ayant montré que lors d’une lecture à voix haute l’enfant ne regarde que les images). On lui dit par exemple :« Regarde ces deux mots ils se ressemblent ». Willingham le dit clairement : il n’est pas fan. L’histoire du soir doit rester l’histoire du soir… Il préfère utiliser l’environnement, au quotidien, pour faire comprendre à l’enfant la signification et l’utilité du code écrit. Attirer son attention le matin sur les boîtes de céréales,sur les panneaux de signalisation pendant un trajet en voiture, lui faire comprendre que l’on obtient des informations importantes en lisant et lui montrer que les lettres ont chacune une forme particulière et ne sont pas rangées dans un ordre arbitraire.
Daniel Willingham rappelle que l’anglais (comme le français) n’est pas une langue transparente où toutes les lettres de chaque mot se prononcent, et toujours de la même façon (comme c’est le cas pour le finnois ou l’italien). Il est donc logique de commencer plus tôt cet apprentissage qui sera plus long. Néanmoins, à plus ou moins long terme, le fait d’avoir appris tôt l’alphabet et le décodage ne se révèle pas si déterminant. A 11 ans, tous les enfants savent plus ou moins décoder, ce ne sera pas là le critère permettant de différencier un bon lecteur d’un mauvais. Ce qui jouera en revanche c’est la capacité à comprendre un texte. Et cette capacité là dépend du background de connaissances, du nombre de mots connus, du niveau de syntaxe, d’une forme de culture générale.
D’où le focus très important fait par Willingham sur cette question.
Construire un socle de connaissances suffisant pour la compréhension des textes
Pour lire un texte facilement il faut pouvoir interpréter des indices, lier des phrases entre elles, comprendre l’implicite du texte, les omissions volontaires de l’auteur (on ne dit jamais tout dans un texte sinon la communication serait trop lente et totalement impossible). Si trop de mots sont inconnus, si les implicites sont inaccessibles, la lecture devient difficile. Les études ont montré que pour une lecture confortable le lecteur doit maîtriser 98% des mots utilisés. Etre un bon lecteur signifie donc avoir une bonne culture générale. Or, pour avoir une bonne culture générale, il faut…lire. Et au départ, en ce qui concerne les enfants, il leur faut un vocabulaire suffisamment étayé et une connaissance du monde minimale. « Les enfants qui n’ont pas ce background -en général ceux des milieux défavorisés- commencent à batailler avec la lecture vers 8 ou 9 ans, alors que jusqu’à présent ils avaient progressé correctement, explique l’auteur. Ce phénomène est si couramment observé qu’on l’a baptisé l’effondrement du CM1. Le savoir s’acquiert lentement et il vaut mieux commencer dès la naissance, avec le vocabulaire.»
La priorité : étayer le vocabulaire dès le plus jeune âge
Les enfants apprennent des mots avant de savoir parler (des expériences fascinantes le montrent).
« Donc parlez avec votre bébé. Décrivez ce que vous faites pendant que vous préparez le dîner et qu’il est dans sa chaise haute. Demandez lui son opinion quant au choix des oignons blancs ou jaunes lorsque vous êtes à l’épicerie. Cette conversation n’a pas besoin d’être didactique. Elle peut (et à mon sens doit être) sociale. »
Lorsque les enfants ont trois ans, ils ont tendance à reproduire les conversations qu’ils entendent. Donc il faut prêter attention à la façon dont on leur parle, ne pas trop simplifier son vocabulaire, et cesser le mamanais (la façon très particulière avec laquelle les mères s’adressent à un tout petit, en accentuant le volume et la prosodie) quand ils ne sont plus des bébés.
Très important aussi : répondre au maximum à leurs questions. Entre trois et cinq ans, deux tiers des questions posées par les enfants le sont dans le but d’obtenir des informations. Ils veulent apprendre des choses à propos du monde. Les études montrent que certains parents ne s’adressent aux jeunes enfants que sur un mode injonctif « fais ceci, ne fais pas cela ». Si on ne s’adresse à l’enfant que sur un mode injonctif, on lui montre que le langage sert à imposer sa volonté aux autres. Si on lui pose des questions et qu’on répond aux siennes, on montre à l’enfant que le but du langage est l’acquisition d’un nouveau savoir, on communique à l’enfant le fait que dans cette famille on valorise les questions et la curiosité. C’est tout sauf anodin.
L’importance capitale de la lecture du soir
Autre conseil pour développer le vocabulaire : la lecture à voix haute, dès l’âge de trois mois (c’est d’ailleurs une recommandation récente de l’Association américaine de pédiatrie). Même les livres pour les tout-petits contiennent un vocabulaire plus riche que celui utilisé par des adultes éduqués dans une conversation ordinaire, pleine de phrases incomplètes ou interrompues, avec une syntaxe très simple.
L’auteur estime que le rituel de la lecture du soir doit rester un moment privilégié, sans but véritable à part passer un bon moment avec son enfant. Mais le parent souhaite vraiment lui apprendre du vocabulaire (ou si cette lecture à voix haute est pratiquée dans une crèche avec l’objectif explicite d’améliorer les capacités de langage), alors il faut choisir un livre avec un objet par page et lire le nom de l’objet en le pointant du doigt. Dire « chat » et non « regarde, c’est un chat . Tu as un chat aussi n’est-ce pas ? Celui-ci est gris non ? » Si le but est d’apprendre à l’enfant une série de mots, alors la séance doit être dédiée à ces mots spécifiquement.
L’auteur évoque la « dialogic reading » ou « lecture dialogue » pour travailler spécifiquement sur le vocabulaire et la syntaxe. On incite l’enfant à dire quelque chose de l’image, on évalue la réponse, on transmet une information supplémentaire puis on fait répéter l’enfant. On peut ainsi lui demander de décrire ce qui se passe dans une image, quelle est la fin du livre, ce qui arrivé à un personnage.
De nombreux parents trouvent cette façon de procéder trop formelle. De fait, elle l’est ! «Vous devez savoir que cette méthode a été très finement étudiée et qu’elle a un très fort impact», écrit Daniel Willingham avant de rassurer ses lecteurs : Ne vous prenez pas la tête avec ça, lisez votre histoire à voix haute, de temps en temps faites du « dialogic reading » et ce sera très bien.
Il donne d’autres conseils pratiques (non évalués scientifiquement précise-t-il) : lire plus lentement que nécessaire, avec emphase et enthousiasme sans peur du ridicule, ne pas hésiter à simplifier une histoire trop complexe, laisser l’enfant tenir le livre s’il le souhaite.
Créer un environnement familial propice à la lecture
On aime généralement ce à quoi on est bon et vice-versa. Selon Daniel Willingham il faut faire entrer la lecture dans la vision que les enfants ont d’eux-mêmes. Qu’ils se voient eux-mêmes comme des lecteurs, très tôt. Pour que plus tard cette activité soit une option parmi les autres dès qu’ils ont deux heures à tuer.
Les recherches ont montré que les expériences positives avec des livres dans l’enfance sont associées avec le fait d’être plus tard un bon lecteur. D’où l’intérêt d’associer les moments de lecture avec de chaleureux câlins au moment du coucher. L’auteur évoque les habitudes familiales qui créent un environnement propice : dédier 15 minutes par jour à un temps de lecture en famille, chaque membre ayant son livre, garder un dictionnaire à portée de main dans le salon ou la cuisine pour avoir le réflexe de s’y référer quand on en connaît pas un mot. Il donne des petits trucs, des exemples de rituels : lire ensemble le journal le dimanche matin, imposer d’offrir au moins un livre aux anniversaires, se rendre une fois par semaine à la bibliothèque et laisser les enfants rapporter plusieurs livres. « Les enfants perçoivent très tôt les spécificités de leur famille et les valeurs qu’elle porte. Si un enfant voit ses parents lire, il sera plus enclin à lire. Difficile de dire à un enfant « va lire quand on est soi-même en train de regarder la télévision ou de checker son instagram ».
Ne pas hésiter non plus à disposer des livres un peu partout dans la maison et même dans la voiture.
Et puis, bien sûr, limiter le temps d’accès aux écrans, ce qui reste assez simple avec de jeunes enfants : ne pas mettre de lecteur de DVD dans la voiture (sauf pour les très longs trajets), pas de TV ou d’ordinateur dans la chambre des enfants, s’ils sont invités à aller jouer chez un ami ne pas hésiter à dire aux parents que vous essayez de limiter l’usage des écrans. Et transmettre le message aux grands-parents.
Voilà pour les 0-6 ans. C’est dense et c’est bien normal puisque cette tranche d’âge constitue la fenêtre de tir idéale pour poser les bonnes bases d’un futur grand lecteur.