Article publié initialement le 2 octobre 2015 sur le Blog Enfances en France
Le mécanisme de l’apprentissage de le lecture est de mieux en mieux connu. On comprend davantage pourquoi les enfants de milieu défavorisé ont davantage de difficultés que les autres. Le décodage leur est accessible mais le sens des textes, en raison d’un déficit de vocabulaire, peut vite devenir un obstacle insurmontable.
Dans un article paru en mars 2015 sur Slate (version américaine), Lisa Guernsey, journaliste américaine spécialiste des apprentissages précoces, pousse un coup de gueule contre les applis dites « éducatives » qui n’ont pour la plupart d’entre elles rien de très pédagogique. Elle déplore notamment que ces programmes respectent très peu le processus d’apprentissage de la lecture. Plus de 50% de ces applis proposent, très classiquement, des jeux sur les lettres de l’alphabet et les sons qu’elles produisent mais moins de 10% d’entre elles permettent de travailler sur la compréhension. Or, le code sans la compréhension présente peu d’intérêt.
Les enseignants de CP trop axés sur le code
Ce que l’Américaine Lisa Guernsey reproche aux applis commerciales, Roland Goigoux, enseignant-chercheur, le reproche à l’Education nationale française. D’après ce qui filtre de son rapport très attendu sur la lecture (voir le site du Café pédagogique ou le site des Echos), le constat est le suivant : au-delà du choix de la méthode, ce qui importe et ce qui manque aujourd’hui pour un bon apprentissage de la lecture, c’est de travailler sur la compréhension du texte autant que sur le déchiffrage. Le fait que les enseignants passent beaucoup de temps sur le code et très peu sur le sens expliquerait, selon Roland Goigoux cité par les Echos, que « l’école joue très peu de rôle compensatoire des inégalités sociales ».
Les enfants de milieux moins favorisés qui ne bénéficient pas d’un environnement culturellement stimulant sont en effet bien moins armés pour comprendre la portée et les implicites d’un texte. Ces enfants ne rencontreront généralement pas de grandes difficultés en CP et CE1 tant qu’il leur sera demandé dé déchiffrer. En revanche, les années suivantes, lorsqu’ils devront analyser des textes plus ambitieux sur le plan du vocabulaire et du sens, ils risquent de décrocher, faute d’un étayage lexical et d’une culture générale suffisants. Ce que résume ainsi Roland Goigoux: « Le fait que les élèves aient été très peu nourris, stimulés et enrichis en CP et en CE1 ne leur coûte pas cher à court terme si vous évaluez les capacités de déchiffrage mais augure mal de la suite ».
Préparer la lecture : ça commence au berceau
C’est exactement ce qu’expliquait Daniel T.Willingham, chercheur américain en neurosciences et spécialiste des apprentissages dans un livre aussi instructif qu’accessible (pour peu qu’on lise l’anglais) paru début 2015, intitulé « raising kids who read » (élever des enfants qui lisent), chroniqué sur GYNGER :
« (…)La lecture présente un défi particulier car des expériences qui semblent peu importantes se révèlent en réalité cruciales des années après. Les capacités en lecture reposent sur le savoir, la connaissance du monde emmagasinée par les enfants depuis leur naissance. Cette culture générale de leur environnement s’acquiert pendant des mois, voire des années, elle reste « dormante » jusqu’à ce qu’elle devienne d’un coup pertinente et fondamentale pour la compréhension des textes qui leur sont soumis.
Trois règles font le bon lecteur : décoder facilement (mettre en relation les lettres avec le son qu’elles produisent), comprendre ce qu’on lit et être motivé. »
Les enfants de milieu populaire décrochent faute d’avoir accès au sens
Etre un bon lecteur signifie donc avoir une bonne culture générale. Or, pour avoir une bonne culture générale, il faut…lire. Et au départ, en ce qui concerne les enfants, il leur faut un vocabulaire suffisamment étayé et une connaissance du monde minimale. « Les enfants qui n’ont pas ce background -en général ceux des milieux défavorisés- commencent à batailler avec la lecture vers 8 ou 9 ans, alors que jusqu’à présent ils avaient progressé correctement, explique Willingham. Ce phénomène est si couramment observé qu’on l’a baptisé « l’effondrement du CM1 » ». Daniel Willingham montre donc que c’est grâce à une parfaite maîtrise du déchiffrage combinée à une réserve de connaissances accumulées au préalable (et une réelle motivation) qu’un enfant pourra devenir lecteur. En tous cas, aux USA comme en France, il ne s’agit plus aujourd’hui de s’interroger sur la meilleure façon de faire entrer les enfants dans la lecture (plus de débat, l’apprentissage du code doit être systématique, explicite et progressif) mais plutôt sur la meilleure façon de les faire rester.
Les Etats-Unis n’ont pas la culture de l’école maternelle et les petits Américains ne commencent vraiment leur scolarité que vers 7 ans ( même s’ils sont de plus en plus nombreux à intégrer des jardins d’enfant à visée éducative). D’où l’engouement des parents pour les jeux éducatifs ou les livres de Daniel Willingham. Lequel estime d’ailleurs que ce travail de préparation à la lecture qui consiste à nourrir la curiosité de l’enfant dès sa naissance relève bien de la responsabilité parentale. Côté français, Roland Goigoux note que les enseignants devraient consacrer plus de temps au travail de compréhension mais concède aussi qu’il est difficile pour eux de construire en une année de CP les fondations qui auraient dû être édifiées pendant les six premières années de vie d’un enfant. En effet. Cette concession est néanmoins étonnante dans la mesure où 99% des petits Français arrivent au CP en ayant déjà trois années de maternelle derrière eux. On en revient encore à cette question régulièrement débattue : pourquoi la maternelle, formidable spécificité française, ne permet-elle pas aux enfants de milieux défavorisés de combler leurs lacunes ?