Pendant plus de quarante ans, des médecins irlandais ont sectionné le bassin de femmes enceintes pour éviter de leur faire une césarienne. Une pratique sous influence catholique aujourd’hui dénoncée avec vigueur par des dames âgées et déterminées.
Les circonstances de la naissance du premier enfant de Rita MacCann ont changé sa vie. Près de soixante ans plus tard, elle se souvient du moindre détail de l’opération. La douleur, l’angoisse et l’incompréhension. A l’âge de 31 ans, Rita MacCann a subi une section de la symphyse du bassin effectuée par un obstétricien de la réputée National Maternity Hospital de Dublin. Une opération tombée en désuétude partout ailleurs en Europe, mais ressuscitée en Irlande pour des raisons idéologiques. Entre 1944 et 1992, environ 1500 femmes auraient subi cette intervention, payant souvent toute leur vie le prix de cette chirurgie.
Le souvenir indélébile d’accouchements barbares
Au téléphone depuis la petite ville de Monaghan, dans le Nord de l’Irlande, l’octogénaire raconte son histoire sur un ton incrédule. « Je suis entrée à l’hôpital le 5 décembre 1957. Je devais avoir dépassé le terme, je ne sais plus trop. On m’a donné une injection pour déclencher le travail, mais ça n’a pas marché. J’ai donc attendu qu’il se passe quelque chose. Dix jours plus tard, j’ai ressenti une douleur, rien de bien important mais je m’en suis plainte… », explique-t-elle avec une pointe de regret. La suite relève du cauchemar. « On m’a amenée dans une salle d’accouchement. On m’a attaché les jambes dans des étriers. Un médecin s’est assis à côté de moi, bloquant ma vue. Un autre était debout devant moi. J’ai senti une injection, l’anesthésie, et la pression d’une incision. Et puis j’ai eu mal, mal dans tout mon corps. C’est indescriptible… Personne ne me disait rien. Quand on m’a recousue, je n’entendais pas un seul bruit. J’ai demandé : « Et le bébé? ». On m’a répondu qu’il ne naîtrait pas maintenant. J’étais dans un tel état que j’ai cru qu’il était mort. » Son fils naît enfin le 17 décembre, aux forceps, alors qu’elle dort, épuisée et sans doute assommée par les calmants. « On ne m’a jamais dit ce qui m’était arrivé ». Plus de quarante ans passeront avant qu’elle ne le comprenne.
En 1999, la chercheuse Jacqueline Morrissey révèle l’utilisation de cette pratique obstétricale dans une chronique publiée par l’Irish Times. Des centaines de femmes se manifestent et les témoignages qui émergent sont plus terrifiants les uns que les autres. Les femmes évoquent des infirmières nauséeuses, le sang qui gicle, des bébés blessés ou décédés, le tout enrobé d’un silence oppressant. Elles parlent de longue dépression et de difficultés sexuelles, de handicaps à la marche, de douleurs intolérables qui irradient dans le dos et les jambes, d’incontinence.
Relativement simple d’exécution, la symphyséotomie consiste à couper l’une des trois articulations du bassin, celle qui unit les os coaxaux sous le mont de Vénus, pour lui permettre de s’ouvrir par les deux articulations sacro-iliaques, qui connectent le sacrum – le dernier os de la colonne vertébrale – aux iliaques, ces grands os en forme d’oreille d’éléphant qui façonnent les hanches. Ainsi agrandi, le bassin laisserait plus de place à la tête du bébé naissant… Un avantage permanent, si l’on peut dire, puisque le bassin ne se refermera jamais complètement.
Le refus de la césarienne pour des raisons idéologiques
A l’époque où les symphyséotomies se répandent en Irlande, la césarienne est déjà une opération bien établie. Mais elle pose un problème aux médecins irlandais : elle limite le nombre d’enfants. En effet, deux règles s’appliquent à l’époque pour éviter les complications liées à la cicatrice. La première édicte qu’une fois césarisée, une femme ne peut plus accoucher par voie basse. La deuxième fixe le nombre maximal de césariennes à trois. Le docteur Alex Spain, qui dirige la National Maternity de Dublin, se désole de voir cette méthode mener à « l’emploi de la contraception » ou à « l’opération mutilante de la stérilisation ». Dans une communauté catholique, ces problèmes « ne doivent pas être pris à la légère », insiste-t-il dans une « apologie » de la symphyséotomie prononcée en 1948 devant le Collège royal des médecins irlandais. Il en conclut que l’usage de la symphyséotomie doit être étendu et appliqué aux femmes en travail dont les bébés progressent mal, mais aussi aux femmes dont on suspecte que le bassin est malformé ou trop étroit. Les séquelles, assure-t-il, ne sont pas particulièrement importantes.
Lorsque le scandale de la symphyséotomie éclate, au début des années 2000, Shane MacCann, le fils de Rita, fait le lien entre les multiples handicaps de sa mère et cette procédure dont il entend parler dans les journaux. « Ma vie entière en a été bouleversée », confirme Rita en évoquant les conséquences de l’opération. Incapable de s’occuper de son enfant, elle quitte Dublin et son foyer pour s’installer chez ses parents pendant six mois. Par la suite, la jeune femme n’ose plus s’éloigner des siens, elle a besoin d’une aide quotidienne. Des douleurs dans le bas du dos la paralysent et une incontinence urinaire sévère la cloue chez elle. Elle aura quatre autres enfants et vivra dans un état de profonde terreur chacune de ses grossesses subséquentes. Son mari, lui, fera toute sa vie des allers-retours entre son travail dans la capitale et Monaghan, à deux heures de route…
En Irlande, les scandales liés à l’Eglise catholique se succèdent dans ces années-là : celui des blanchisseries de la Madeleine, où des dizaines de milliers de jeunes filles ont été enfermées et maltraitées dans des couvents, est tout récent. La colère qui se dégage des réunions d’information organisées dans tout le pays sur ces accouchements traumatisants est puissante. Les « survivantes », comme elles s’appellent, se tournent vers l’Etat pour obtenir des excuses et vers la justice pour obtenir la condamnation des médecins. Si, dans un premier temps, le gouvernement se montre réceptif à la cause de ces dames âgées, les échanges tournent rapidement à la confrontation.
Les survivantes contre l’Etat
L’Etat confie la rédaction d’un premier rapport au Collège des obstétriciens irlandais. En 2010, ces derniers offrent leur « sympathie et leur soutien aux mères ayant vécu des complications suite à une symphyséotomie », mais ils justifient l’opération en faisant référence à « une pratique considérée comme valable à l’époque ». Insatisfaites, les survivantes demandent une enquête indépendante. Elles se voient plutôt proposer une enquête menée par un médecin suédois qui a déjà publié des études favorables à la symphyséotomie. Elles refusent. Un nouveau rapport est commandé par le gouvernement. Mené par une universitaire, il reprend l’idée selon laquelle les médecins catholiques ont bien agi en fonction des croyances et des connaissances médicales de l’époque et recommande des compensations financières aux femmes en fonction du préjudice subi. Une conclusion trop molle au goût de l’association Survivors of Symphysiotomy, fondée en 2002, qui y voit une énième tentative de disculper des médecins et de minimiser les conséquences de l’opération. « L’Irlande a été le seul pays occidental qui ait utilisé la symphyséotomie à une telle ampleur au 20e siècle. Comment peut-on prétendre qu’il s’agissait d’une méthode acceptable ? », s’énerve Marie Therese O’Connor, porte-parole de l’association.
Cette journaliste à la chevelure de feu personnifie à elle seule la profonde indignation qui anime ce mouvement : « le fondamentalisme catholique, le patriarcat et la mysogynie ont conduit à la mutilation de trois générations de femmes et l’Etat a tout fait pour couvrir les coupables ! ». Profondément touchée par les récits des femmes, elle a dédié une large part de son existence à la défense de leur cause. Opérations de communication, recours juridiques, jusqu’à l’interpellation de la Commission des droits humains des Nations unies, qui a recommandé dans un avis rendu en juillet 2014 qu’une enquête indépendante soit menée. Seule concession de la part de l’Etat irlandais, un système de réparations « ex-gratia ». En échange de l’abandon de toute poursuite judiciaire, les victimes de symphyséotomies peuvent se faire accorder une somme allant de 50 000 à 150 000 pounds (entre 64 000 et 191 000 euros). Une somme dérisoire, estime Marie Therese O’Connor, comparée à ce qu’elles pourraient obtenir en passant par les tribunaux. Rita MacCann a pourtant accepté de s’en contenter (« Je ne rajeunis pas », s’excuse-t-elle) et a reçu 100 000 pounds dont elle ne sait toujours pas ce qu’elle fera.
Une technique pas unanimement condamnée par la communauté scientifique
Face à l’avalanche de témoignages irlandais, un fait surprend : les études médicales sont plutôt favorables à la méthode. Menées dans des pays en voie de développement, où la césarienne est moins facilement accessible, elles soulignent notamment un faible taux de mortalité pour la mère et l’enfant et peu d’effets secondaires. Une revue de la littérature médicale publiée en 2012 dans la très respectée Collaboration Cochrane conclut que la technique est très sûre, n’entraînant que « de rares cas d’instabilité pelvienne », et qu’elle mérite d’être explorée plus avant. Elle reconnaît néanmoins qu’aucune étude ne sera possible pour le moment, la méthode suscitant un rejet profond dans la profession médicale.
C’est bien ce qui trouble le docteur néerlandais Douwe Verkuyl. Peu de médecins peuvent aujourd’hui se vanter d’une expérience significative de la symphyséotomie. Lui en a pratiqué des centaines au cours d’une carrière essentiellement africaine. La disparition de cette technique est un drame, assure-t-il, une forme d’interdit « politiquement correct » qui condamne des dizaines de milliers de femmes. « Pas besoin de bloc aseptisé, ni d’anesthésie, ni même d’une technique particulièrement avancée pour débloquer un accouchement mal engagé qui aurait mené au décès de la mère et de l’enfant ou à l’infirmité ». On estime à 50 000 le nombre de femmes mortes chaque année dans le monde de ce type de complication. Sans compter les dizaines de milliers d’autres qui verront leur corps profondément meurtri par les séquelles d’un accouchement trop long.
Obnubilé par l’idée de répandre la pratique de la symphyséotomie, le sexagénaire réfute entièrement l’existence d’effets secondaires graves après l’opération. « Lorsque je travaillais à Harare, les infirmières me racontaient souvent des histoires terribles de séquelles, de femmes qui marchaient mal : je leur ai proposé de l’argent si elle m’amenaient une seule femme handicapée. Evidemment je n’en ai jamais vue ». Le médecin a même posté une vidéo sur Youtube pour le prouver : on y voit plusieurs femmes monter et descendre d’une chaise, sans donner le moindre signe de souffrance. D’anciennes patientes qui ont accepté de se plier à cette étrange danse lors d’une visite de suivi, explique-t-il.
L’homme n’est pourtant pas un grand fan de l’Eglise catholique : « Les Irlandais ont été encouragés à se comporter comme des lapins ». Mais il rappelle combien il a pu être difficile d’obtenir des contraceptifs en Irlande, pays qui n’a légalisé la vente de la pilule qu’en 1985. « Les Irlandaises qui ne pouvaient pas accoucher par les voies naturelles étaient donc destinées à mourir quelque part entre leur 5e et leur 12e grossesse à cause des difficultés techniques qu’entraînent les césariennes à répétition. En l’absence de contraception, la symphyséotomie leur a sauvé la vie ».
Rita MacCann ne voit pas les choses de la même façon. Elle aurait aimé avoir une césarienne. Elle aurait aussi aimé avoir moins d’enfants. Et elle se demande si elle n’a pas servi de cobaye, de mannequin d’entraînement, puisque son accouchement débutait à peine lorsqu’elle a subi l’opération et que la salle lui a parue remplie d’étudiants… A presque 90 ans, l’infatigable militante, qui ne manque jamais une réunion associative, s’apprête à porter plainte contre l’Etat pour exiger une enquête impartiale : « Il y a tellement de questions en suspens. »