Les données disponibles sur les effets de la violence éducative ordinaire sont issues d’études réalisées en contexte essentiellement occidental. Il est donc important de savoir si ces effets sont identifiés dans d’autres contextes culturels et si les messages de prévention sont généralisables. D’autant plus que la littérature montre que la violence éducative est plus répandue dans les pays moins développés. Ces violences présentent-elles les mêmes risques de dysrégulations socio-émotionnelles pour les enfants des pays du sud ?
Cette analyse* publiée dans la revue Child Abuse and Neglect a été effectuée par une équipe américaine du Michigan à partir des données de l’Unicef recueillies auprès de 215.885 enfants âgés de 3 et de 4 ans de 62 pays (soit un tiers des pays du globe). Dans ce très vaste échantillon de population, 43% des enfants recevaient des fessées ou résidaient dans un foyer où un autre enfant était frappé.
Dans des travaux précédents, de très larges écarts sont apparus entre les pays selon leur niveau de développement (selon les études par exemple, 0 à 6% des garçons suédois étaient frappés pour 76 à 97% des garçons kenyans). Dans une meta-analyse portant sur 50 années de recherche et un échantillon total de 160.927 enfants, Gershoff et Grogan-Kaylor ont conclu que la fessée était associée de façon consistante avec des résultats négatifs du côté des enfants (augmentation des troubles internalisés et externalisés, des comportements anti-sociaux et de l’agressivité, problèmes de santé mentale et d’agressivité à l’âge adulte). Mais cette meta analyse porte essentiellement sur des populations de pays occidentaux, et pour une bonne part sur des enfants américains. D’autres recherches ont montré les effets négatifs des châtiments corporels sur le développement des enfants dans plusieurs pays culturellement différents et certaines recherches établissent une corrélation entre l’intensité de l’impact négatif et le degré de la normativité culturelle. Moins les violences éducatives sont socialement tolérées et plus elles auraient un effet délétère.
Plus de 260.000 entretiens dans 62 pays
Dans la présente étude, les auteurs se sont spécifiquement intéressés au effets de la fessée sur le développement socio-émotionnel des jeunes enfants dans les pays non occidentaux. Le recueil de données effectué par l’Unicef consiste en des entretiens très précis menés à travers le monde avec les parents de jeunes enfants. Par exemple, 6024 entretiens ont été menés en Thaïlande, 1112 en Tunisie, 751 en Uruguay, 3965 en Gambie… Pour évaluer le développement socio-émotionnel des enfants, il a été demandé aux mères comment leur enfant se comportait en présence d’autres enfants, si l’enfant frappait, mordait, donnait des coups de pieds à d’autres enfants ou aux adultes, si l’enfant était facilement distrait. Il a été demandé aux mères si l’enfant avait été frappé avec la main sur les fesses le mois précédent ou si un autre enfant de la fratrie l’avait été. L’âge et le sexe de l’enfant ont été pris en compte. Du côté du répondant, il a été précisé s’il était le parent biologique, son niveau d’éducation a été relevé. Et il lui a été demandé quelles étaient ses croyances personnelles concernant la fessée (si elle lui semblait nécessaire pour éduquer correctement un enfant). L’indicateur de santé moyen du pays a été précisé ainsi que le caractère urbain ou rural du lieu de résidence.
Dans les pays du sud aussi, des effets négatifs de la fessée sur le développement socio-émotionnel des enfants
Sur la totalité de l’échantillon, 43% des enfant étaient frappés ou vivaient dans un foyer où d’autres enfants l’étaient. La prévalence de la fessée s’étendait de 8% au Zimbabwe à 68% en Tunisie. Un tiers des répondants estiment que les punitions physiques sont nécessaires pour élever un enfant. La répartition des sexes est paritaire parmi les enfants, près de 74% des répondants sont des hommes. La majorité des enfants vivaient en milieu rural. 33% des mères n’ont pas été scolarisées, 31% ont arrêté l’école à la fin du primaire et 36% sont allées au moins dans le secondaire.
Les résultats montrent un effet léger mais statistiquement significatif de la fessée sur le développement socio-émotionnel des enfants, effet négatif renforcé quand le taux moyen de développement socioémotionnel à l’échelle du pays est plus élevé. Dans aucun pays la violence éducative n’a semblé induire d’effets positifs sur le développement socio-émotionnel des enfants. Dans 95% des pays l’association était négative, dans 5% l’effet était nul.
Pour les auteurs, d’après cette étude qui porte sur un tiers des pays du monde, la fessée fait plus de mal que de bien. Les effets négatifs sont présents, que l’enfant soit directement victime de violences ou qu’il en soit le témoin (un autre enfant de la fratrie frappé). A noter : les effets négatifs semblent d’autant plus fort pour l’enfant témoin que l’enfant co-résident frappé est jeune. Pour les auteurs ce résultat peut sembler contre-intuitif dans la mesure où statistiquement ce sont les enfants les plus jeunes qui sont frappés, ce qui rend le phénomène plus culturellement acceptable (et donc potentiellement moins traumatisant pour un jeune enfant). D’un autre côté, les enfants plus jeunes étant plus frappés, l’exposition à cette violence est plus fréquente et les enfants de 3-4 ans étant plus susceptibles d’interagir avec des enfants plus jeunes au sein du foyer, la fréquence et la proximité de l’exposition peuvent s’en trouver augmentées. Pour les auteurs, ces nouvelles données montrent que même en dehors des Etats-Unis, du Canada ou des autres pays développés, les violences éducatives ordinaires ont un effet préjudiciable au développement socio-émotionnel des enfants. On peut généraliser les résultats des précédentes études sur l’impact négatif des châtiments corporels aux pays faiblement ou moyennement développés.
Pour changer les pratiques, la loi ne suffira pas
Si les effets négatifs mis en évidence sont faibles c’est notamment en raison du très haut niveau de prévalence de la fessée dans les pays concernés. A l’échelle du globe, une majorité d’enfants est régulièrement exposée aux châtiments corporels. Donc, d’après les auteurs, même une taille d’effet faible (mais significative) devrait être considérée comme une preuve évidente que l’exposition à une violence familiale socialement sanctionnée comme la fessée est un problème de santé publique conséquent. Les chercheurs plaident pour des interdictions législatives des châtiments corporels tout en appelant à des évaluations rigoureuses permettant de comprendre l’impact des changements législatifs sur la réalité des comportements. Il faut retenir que près de 66% des adultes interrogés ne pensent pas que la fessée soit utile pour bien éduquer un enfant. Or, cette forme de violence est encore très répandue. Ce qui signifie qu’il est difficile pour les parents de modifier leurs pratiques même quand ils ont conscience qu’elles ne sont pas adaptées. Pour les auteurs il faut leur proposer des alternatives fondées sur des preuves.
Spanking and young children’s socioemotional development in low- and middle-income countries, Garrett T.Pace Shawna J.Lee Andrew Grogan-Kaylor, Child and Abuse Neglect, vol 88, Février 2019