Après un site, des vidéos et des conférences, Céline Alvarez publie un livre qui retrace son expérience à Gennevilliers et détaille les principes pédagogiques qu’elle a développés. La baudruche ne se dégonfle pas : l’ouvrage est très réussi, clair, précis, plein de souffle.
Elle jouit d’une incroyable popularité auprès de nombreux professeurs et de citoyens lambdas passionnés d’éducation. Et ce n’est pas pour rien. Céline Alvarez, linguiste de formation, chercheuse devenue professeur des écoles le temps d’une expérience unique, a conduit un projet totalement atypique né de plusieurs années de recherche. Avec l’assistance précieuse d’une Educatrice de jeunes enfants, Anna Bisch, elle a enseigné à des enfants de maternelle dans une école de Gennevilliers classée REP+, guidée par l’idée un peu folle d’appliquer la pédagogie de Maria Montessori en l’actualisant à l’aide des découvertes les plus récentes des neurosciences.
Après trois années passées dans cette école, elle a quitté l’éducation nationale, il est vrai poussée vers la sortie mais désireuse de toute façon de formaliser en dehors du cadre scolaire ses observations et ses résultats, bluffants. Elle a d’abord mis en ligne un blog puis un site. Et aujourd’hui elle publie un livre aux Arènes, « les lois naturelles de l’enfant ».
Pour peu qu’on soit un peu concerné par ces problématiques, l’ouvrage se dévore. Parce qu’il est très concret, pratique, scientifiquement argumenté, pas jargonneux ni ésotérique et que la jeune femme y insuffle la passion qui l’anime et qu’on voyait déjà à l’oeuvre dans la conférence TedX mise en ligne en 2014.
La plasticité cérébrale et les effets de l’environnement
Elle y rappelle d’abord un principe qu’elle a déjà très bien vulgarisé dans une remarquable vidéo, celui de la plasticité cérébrale de l’enfant et de l’importance fondamentale de son environnement. L’être humain, explique-t-elle, n’est pas prédéterminé à développer tout un tas de compétences (linguistiques, intellectuelles, émotionnelles, sociales), il y est prédisposé. Et ce sont les interactions et les stimulations extérieures dont il va bénéficier, ou pas, qui vont lui permettre, ou pas, de développer son potentiel.
Céline Alvarez détaille ensuite les grands principes qui sous-tendent les apprentissages, ce qu’elle appelle les « lois naturelles » de l’enfant. La curiosité, pour commencer, cet « élan puissant qui pousse l’enfant à ajuster le décalage entre ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas ». L’engagement actif, ensuite, « pour apprendre nous devons être motivés et engagés physiquement ». La « motivation endogène » également, qui vient de l’enfant et sera favorisée par des activités concrètes et attrayantes.
L’auteure précise que la grande liberté accordée à l’enfant et la recherche de cette motivation intérieure ne signifient pas qu’il n’a pas besoin de l’adulte. « C’est tout le paradoxe : le jeune être humain doit apprendre par lui-même, mais avec l’aide de l’autre. » La guidance offerte par l’adulte doit être individualisée et humanisée (toute la difficulté étant d’offrir un étayage solide sans être trop explicite ou trop intrusif). Céline Alvarez insiste également beaucoup sur le mélange des âges, qui permet la transmission de pairs à pairs. Il s’agit d’un catalyseur d’apprentissages scolaires mais aussi et surtout d’épanouissement émotionnel et social. C’est pour elle une condition sine qua non. Elle rappelle également qu’il existe des « signes sociaux ostensibles » qui rendent l’apprentissage explicite, mettent l’enfant en alerte sur le fait qu’il est sur le point d’apprendre quelque chose d’important. Ces signes passent pas le regard soutenu, le pointage du doigt vers l’objet censé suscité l’attention, le ton de la voix.
Des pages ébouriffantes sur l’apprentissage de la lecture chez des enfants de…4 ans
C’est l’une des grandes prouesses de ce livre : il passe en permanence de concepts théoriques généraux à la narration d’anecdotes du quotidien très éclairantes ou à l’explication détaillée et concrète de techniques pédagogiques, sans perdre ni son sens ni son lecteur. Céline Alvarez raconte ainsi les émotions qu’ont suscité en elle certaines réactions de ses très jeunes élèves mais aussi la raison qui l’a poussée à enseigner l’apprentissage des phonèmes sans passer par l’étape des syllabes. Les pages qu’elle consacre à l’entrée dans la lecture d’élèves à peine âgés de 4 ans ou à la fascination des tout petits pour l’abstraction mathématique sont stupéfiantes. Surtout, elle prend bien soin, à chaque fois, de rappeler qu’au-delà du matériel utilisé ou des connaissances théoriques convoquées, c’est l’attitude de l’enseignant, sa bienveillance (mot tellement utilisé qu’il en devient galvaudé), son engagement, sa patience, son enthousiasme, qui comptent. Sur le développement du langage, elle est particulièrement convaincante. Elle explique dans le détail à quel point le langage utilisé dans la classe par les adultes et les enfants faisait l’objet d’une attention toute particulière. S’obliger à utiliser un vocabulaire précis, une syntaxe riche, reformuler en permanence, amener les enfants à exprimer une pensée construite, consacrer s’il le faut 20 minutes à faire accoucher la parole d’un tout petit… ces principes là constituaient une règle d’or. Et font certainement toute la différence pour des enfants qui ne bénéficient pas de cet étayage langagier chez eux.
Préparer le cerveau des enfants en leur apprenant l’autonomie et le contrôle de soi
La partie dédiée aux « fonctions exécutives » est tout aussi instructive et très clairement exposée. Pour pouvoir entrer dans les apprentissages scolaires, un jeune enfant doit posséder trois compétences essentielles, sorte de pré-requis : la “mémoire de travail” ou la capacité à mémoriser une information sur un temps court, le “contrôle inhibiteur” ou la capacité à se contrôler et se concentrer, la “flexibilité cognitive” ou la capacité à détecter ses erreurs. De nombreux enfants ne possèdent pas ses fonctions en arrivant à la maternelle. Or, ce sont elles, plus que le quotient intellectuel, qui sont prédictives de la réussite scolaire. Et ce sont elles qui permettent le développement de compétences sociales. Là aussi, par des activités très simples totalement connectées à la vie quotidienne des enfants (verser de l’eau dans un verre, balayer, boutonner/déboutonner), Céline Alvarez a visiblement obtenu des résultats étonnants.
Car c’est toute la force de son propos. Il repose sur des évaluations scientifiques, effectuées par le CNRS de Grenoble, qui soulignent l’incroyable progression des enfants sur trois ans. Arrivés pour la plupart dans sa classe avec plusieurs mois de retard dans les acquisitions attendues, ils ont terminé l’expérience avec plus de deux ans d’avance pour certains.
On ne peut pas plaire à tout le monde
A la lecture du livre on comprend l’engouement de centaines d’enseignants de maternelle pour le travail de Céline Alvarez. Car c’est l’un des plus beaux hommages qui soient rendus à cette profession déconsidérée: rappeler eur immense responsabilité et le rôle crucial qu’ils peuvent jouer pour les enfants qui ne naissent pas avec les mêmes chances au départ. Il semble que d’autres professionnels soient plus critiques, estimant que trois années d’expérience, ce n’est quand même pas beaucoup, que Céline Alvarez réinvente l’eau chaude, qu’elle a bénéficié de conditions très avantageuses. Bref, que son titre d’instit révolutionnaire serait un peu usurpé. Il est difficile d’en juger quand on n’est pas soi-même enseignant. Disons qu’au moins elle a eu l’audace et le courage de tester in vivo ses intuitions puisqu’elle n’était pas enseignante au départ. Elle ne s’est d’ailleurs jamais considérée comme telle, souhaitant travailler avec les enseignants plutôt qu’à leur place. Vingt-sept élèves d’âge différents dans une école classée REP avec une ATSEM ne constitue pas non plus des conditions hors normes. Il semble aussi un peu étrange de reprocher à Céline Alvarez d’être une bonne ambassadrice de son travail. Quand une expérience est positive, autant le faire savoir, que tout le monde en profite. Quant à recycler des principes déjà connus, peut-être, mais dans sa classe, au moins, ils avaient l’air de fonctionner.
Des résultats aussi impressionnants ne susciteraient peut-être pas tant d’intérêt s’ils étaient fréquents et si l’école maternelle parvenait aujourd’hui à combler les différences qui se dessinent dès la petite section. Or ce n’est pas le cas. Malgré ce dispositif unique au monde -la scolarisation des 3-6 ans-, l’école française continue d’être celle où la réussite scolaire est la plus corrélée au milieu d’origine. C’est la lutte contre ces inégalités, plus que la gloire, qui semble motiver Céline Alvarez.