Chargée d’enseignement et de recherche à l’université de Paris Ouest Nanterre, UFR des sciences psychologiques et de l’éducation, Anne-Marie Doucet-Dahlgren est spécialiste de la Suède. Elle explique en quoi l’arrivée massive de réfugiés et de leurs jeunes enfants a eu un fort impact sur les méthodes des professionnels de la petite enfance suédois.
Quelle est la situation de la Suède face à l’afflux de réfugiés ?
Si le gouvernement social démocrate actuel mène une politique d’intégration des populations réfugiées, les populistes gagnent du terrain. N’oublions pas que les sociaux-démocrates ont dû faire alliance avec les écologistes à l’issue des dernières élections législatives et qu’ils ont été mis en difficulté par le parti d’extrême droite, les Démocrates de Suède (SD), qui a refusé d’adopter le budget fin 2014. En passant de 40 000 demandeurs d’asile en 2012 à 150 000 en 2015, la question est aujourd’hui de savoir comment accueillir convenablement ces personnes. La Suède mise beaucoup sur l’intégration et s’en donne les moyens. Car il ne s’agit pas de les héberger dans des camps de fortune. Tous les logements libres ont été réquisitionnés. Les réfugiés sont répartis à travers le pays, en zones urbaines comme rurales. Parmi ces réfugiés, se trouvent beaucoup de familles avec des jeunes enfants ainsi des milliers de mineurs isolés.
Les jeunes enfants de migrants bénéficient-ils aussi du système d’accueil universel ?
En Suède, il revient aux communes de garantir un accueil collectif à tous les enfants à partir d’un an. A temps complet pour les enfants dont les parents travaillent, et à temps partiel pour les familles touchées par le chômage ou pour les enfants aux besoins spécifiques du fait d’une maladie ou d’une situation sociale complexe. Les enfants de migrants sont donc directement concernés. Cela fait d’ailleurs partie du contrat qui lie les demandeurs d’asile à l’Etat. Les parents s’engagent à suivre des cours de suédois, ainsi qu’à laisser leurs enfants fréquenter les jardins d’enfants. Les jeunes enfants de migrants ont aussi droit à une activité dans leur langue maternelle quelques heures par semaine. L’occasion pour eux de rencontrer d’autres enfants qui parlent la même langue. La commune fait appel à des interprètes pour organiser ces activités, avec ou sans l’aide d’un éducateur. En Suède, on ne mélange pas les populations migrantes. Elles sont regroupées selon leurs origines, ou leur langue. Cette ségrégation va donc logiquement se retrouver dans les jardins d’enfants, facilitant l’organisation d’activités dans la langue maternelle des petits.
Comment les professionnels de la petite enfance réagissent-ils à cette arrivée massive d’enfants réfugiés ?
Le fossé est énorme entre la façon dont on pense l’éducation en Suède et celle pratiquée dans les pays d’origine des parents migrants : la Somalie, l’Erythrée, la Syrie, l’Irak pour la majorité des réfugiés. Au moment de Noël, par exemple, une fête très importante pour les Suédois, les éducateurs regrettent le manque de participation des familles de migrants, qui voient cette fête d’un mauvais œil. Ils se demandent comment faire en sorte que les familles comprennent ce qui se joue autour de Noël en Suède. Cet afflux de migrants fait sortir les jardins d’enfant de leur ronronnement ! Ca les oblige à repenser le fondement de leurs principes d’éducation. En même temps, les migrants sont dans des situations de précarité et de vulnérabilité psychologique qui les rendent aussi plus perméables à d’autres façons de faire. Des éducateurs m’ont ainsi fait part d’une difficulté qu’ils ont eue avec des migrants : ils se sont aperçus que les enfants de certaines familles étaient systématiquement absents le jour de l’atelier de fabrication de jouets à partir de morceaux de bois et d’objets de récupération. Pour ces familles, les jouets étaient considérés comme contraires aux principes du Coran. Les éducateurs ont sollicité l’Imam qui a bien voulu faire le point avec eux. Il a ensuite accepté de se déplacer au jardin d’enfants pour expliquer aux familles que les jouets ne contredisaient en rien les principes de l’Islam. L’atelier a ainsi pu continuer avec tous les enfants. Les éducateurs se sont sentis rassurés. Ils ont essayé de comprendre les freins des parents sans porter de jugement, mais sans non plus remettre en cause le bien fondé de leur atelier. La société suédoise n’aime pas le conflit, et lui préfère toujours la négociation et le consensus.
Que fait l’Etat pour les soutenir dans cette mission ?
Les recrutements d’éducateurs sont massifs. Dans les journaux, il y a des pages entières d’offres d’emploi pour des postes d’éducateurs auprès d’enfants ne maîtrisant pas le suédois. Des formations continues sont proposées aux responsables des jardins d’enfants, qui diffusent ensuite leur savoir auprès de leur équipe. Progressivement, le ministère des affaires scolaires va faire évoluer les programmes de formation initiale des professionnels de l’éducation. Il organise également une vaste campagne de communication pour inciter les jeunes à devenir éducateur ou enseignant. Les professionnels en poste en témoignent : les enfants de migrants ont soif d’apprendre. Le gouvernement compte là-dessus pour motiver des candidats et valoriser le rôle des éducateurs et enseignants. Avant, les étudiants faisaient leur mémoire de fin d’étude sur des sujets très techniques de pédagogie. Depuis 2014, on incite les étudiants à plancher sur l’éducation pré-scolaire ciblant les enfants demandeurs d’asile et réfugiés. La Suède n’a pas de passé colonialiste. Elle se trouve face à une vague d’immigration sans précédent, mais je suis confiante dans sa capacité à intégrer ces populations. Cela passe nécessairement par un questionnement de ses propres valeurs éducatives, culturelles et religieuses.