Les analyses effectuées à partir de la cohorte longitudinale Elfe et présentées le 13 mars lors d’une journée scientifique montrent que la France est non seulement en queue de peloton pour l’allaitement, ce qu’on savait déjà, mais qu’en plus nous avons un problème avec la diversification alimentaire.
Lundi 13 mars les chercheuses se sont succédé pour présenter leurs résultats concernant l’alimentation du tout-petit. Blandine de Lauzon-Guillain, chercheuse à l’Inserm, propose d’abord un rappel historique : la France a une histoire de mise en nourrice très ancienne. Au 18ème siècle, la pratique concernait l’ensemble de la société. En 1865 la pasteurisation permet de donner des biberons sans condamner automatiquement le bébé à mort (la mortalité demeure forte). Elle note que le biberon est vite associé la modernité et au progrès, il a permis au médecin d’avoir une place grandissante dans la technique de nourrissage et maternage, au détriment des savoirs traditionnels.
D’autres éléments ont freiné en France le développement de l’allaitement : dans les années 60, le jeune imposé dans les premières heures après la naissance, l’obsession des horaires et des pesées, l’augmentation du travail féminin. Dans les années 80 les institutions internationales ont remis allaitement au centre des politiques sanitaires. La France reste dans le peloton de queue de l’allaitement dans le monde.
Un premier recueil national qui confirme les données précédentes : le taux d’allaitement chute très vite
L’étude Elfe recueille des données à la maternité puis entretiens tel à 2 mois et à un an. Un dispositif mensuel de suivi d’alimentation a été mis en place. C’est la première fois qu’on dispose ainsi de données nationales sur l’allaitement. Résultats : 71% des bébés sont allaités à la maternité. Mais ce taux chute très vite. A un mois ils ne sont plus que 54%, à six mois : 25% (13% de manière prédominante). Moins de 10% des enfants sont encore allaités à 12 mois.
La durée médiane de l’allaitement est de 17 semaines, 7 semaines pour allaitement prédominant. La chercheuse note que 200 noms de préparation infantile ont été recueillis au cours de l’enquête.
Concernant le profil des femmes et des bébés: les femmes de moins de 25 ans allaitent moins et moins longtemps. Les enfants nés par césarienne ou prématurés, ou issus de grossesse gémellaire, sont moins allaités. Il n’y a pas d’effet du sexe de l’enfant. Les femmes qui ont déjà eu un ou 2 enfants allaitent plus et plus longtemps. S’il y a au moins trois enfants, elles n’allaitent pas plus que la moyenne mais une fois l’allaitement initié, elles allaitent plus longtemps. Les femmes en surpoids ou obèses allaitent moins. Idem pour les femmes fumeuses.
Les très haut niveaux de revenus et les très faibles niveaux allaitent moins. Les cadres et professions intermédiaires allaitent plus que les femmes employées et ouvrières. Les femmes qui retravaillent aux 2 mois de l’enfant allaitent moins. Concernant l’expérience des femmes, les résultats diffèrent selon le rang de l’enfant. Chez les multipares, les expériences précédentes comptent. Quand elles n’ont pas allaité l’enfant précédent, le taux est plus faible. Pour les femmes primipares, l’expérience familiale prime. Si la « femme elfe » n’a pas été allaitée par sa mère et qu’elle prend conseil auprès d’elle elle a un taux beaucoup plus faible.
Pour Blandine de Lauzon-Guillain, si l’on veut augmenter le taux d’allaitement en France, il est important de soutenir les femmes qui n’ont pas d’expérience personnelle. La diminution du temps de travail et l’allongement du congé de maternité favorisent aussi l’allaitement plus long. Les prochaines analyses de la cohorte Elfe sur le sujet porteront sur les liens de l’allaitement avec la santé, les allergies et le développement cognitif des enfants.
Des immigrées qui allaitent plus et plus longtemps
Claire Kersuzan, de l’université de Bordeaux (COMPTRASEC), propose ensuite une analyse des effets de l’origine sur les pratiques d’allaitement. Elle note que l’allaitement en général est plus fréquent et plus long chez les immigrées que chez les natives. Mais on sait que certains facteurs peuvent intervenir et modifier les pratiques culturelles : l’érotisation occidentale du sein, l’isolement des mères, l’accès aux préparation lactées. D’après l’analyse de la cohorte Elfe, les mères immigrées allaitent davantage à la naissance et à 6 mois. Les « descendantes » (au moins un parent immigré) allaitent un peu plus à la naissance, pas plus à six mois. Quel que soit le pays de naissance, les immigrées allaitent plus. Les mères immigrées sont plus souvent inactives deux mois après la naissance de l’enfant et ont plus été allaitées par leur mère, deux variables qui, en population générale, favorisent l’allaitement. Les mères du Maghreb sont celles qui allaient le plus à la naissance et les mères d’Afrique sub saharienne celles qui poursuivent le plus longtemps. Les femmes de couples endogames allaitent plus que les mères de couples mixtes.
C’est l’endogamie du couple parental de la mère qui a un impact sur l’allaitement des mères « descendantes ». L’allaitement à la naissance est plus fréquent chez les mères présentes en France depuis peu alors que le taux est similaire à celui des natives si elles ont passé partie de leur enfance en France. Le statut migratoire du père joue peu sur l’allaitement si la femme est elle même immigrée mais il joue davantage si la mère est native. Le bilinguisme de la mère favorise l’allaitement à la naissance. Dans la salle une chercheuse mexicaine fait part d’une expérience personnelle : « J’ai beaucoup de copines latinos comme moi. On ne comprend pas le système français. La plupart d’entre nous on a préféré demander conseils à nos mères plutôt qu’au médecin. Qu’un médecin dise « il ne faut pas allaiter au delà de un an ou il faut laisser un bébé pleurer », ce n’est pas possible. »
Allaitement : un rapport à la norme très différent d’une mère à l’autre, en partie lié à l’origine sociale
Christine Tichit, de l’INRA (CMH), travaille plus spécifiquement sur le rapport des mères aux normes d’allaitement. A partir de la cohorte Elfe elle a procédé à une recherche qualitative auprès de 25 mères de tout niveau social et de tous âges (mais avec une sur représentation des jeunes mères)
Il s’agit d’une étude menée par rapport à un double contexte normatif. Celui de l’OMS qui préconise un allaitement exclusif jusqu’aux six mois de l’enfant et celui de la France où les préconisations vont jusqu’à quatre mois. Christine Tichit a établi quatre profils de mères. Les premières, les « éloignées de la norme qui allaitent pas ou juste à la maternité »: il s’agit d’un choix lié au corps, elles éprouvent le besoin de se justifier, font part des pressions de l’entourage, et plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus les pressions sont fortes. Parmi elles on trouve les mamans qui ont dû arrêter. Elles sont plus jeunes, moins éduquées.
Deuxième catégorie : les mères à la périphérie de la norme, qui allaitent moins de 4 mois. Certaines se sont forcées, elles ne voulaient pas le faire, le font le premier mois, d’autres auraient voulu allaiter plus longtemps mais n’ont pas pu, plusieurs font part de la distance entre les théories et la pratique (notamment une sage-femme conseillère en lactation qui rêvait d’allaiter 6 mois, a trouvé ça difficile), quelques unes voudraient continuer mais les contraintes professionnelles les poussent à arrêter. Troisième profil : la totale adéquation avec la norme (en France 20% des femmes allaitantes). Deux sous catégories ici : les premières le font grâce au bon déroulement de l’allaitement mais ne l’avaient pas forcément prévu, par opportunité, par adéquation fortuite, les secondes sont dans un rapport à la lettre à la norme (elles dont des tableaux excel, contrôlent tout, mettent en œuvre de façon scientifique). Quatrième profil : elles dépassent la norme sociale. On note ici trois types de rapport : un allaitement long engagé qui va de paire avec l’alimentation bio/ un allaitement long évident sans militantisme/Des femmes qui se cachent et n’assument pas.
Au décours d’une question, Christine Tichit précise qu’en matière d’allaitement la norme est scientifique, savante, médicale, elle est bien reçue dans les milieux favorisés, portée par les femmes de ces milieux. Dès lors, les femmes de milieu populaire subissent moins de pression. Elles allaitent moins et ne le vivent pas du tout de la même manière.
26,1% des mères diversifient avant quatre mois révolus
Pour clore cette session sur l’alimentation, Sophie Niklaus de l’INRA présente une étude sur les déterminants de la conduite de la diversification alimentaire. Elle rappelle en préambule la théorie DOHaD (pour Developmental origins of health and disease) et le concept des 1000 premiers jours qui mettent en lien les événements de vie précoces, notamment en matière d’alimentation, et l’état de santé ultérieur d’un individu. La diversification alimentaire, le moment où elle a lieu et les modalités de sa mise en place ont des conséquences sur le long terme. Elle influence le statut nutritionnel et le poids de l’enfant dans les pays peu développés et a un lien avec le surpoids et l’obésité dans les autres. En matière de prévention des allergies on sait que la fenêtre de tir est étroite. La diversification avant quatre mois est fortement déconseillée mais il n’existe pas de preuves qu’il faut impérativement la retarder au-delà du cinquième mois. Les recommandations européennes proposent une introduction progressive des aliments pas avant 17 semaines et pas après 26 semaines. Le Programme National Nutrition Santé (PNNS) préconise une diversification à partir de 6 mois révolus, et en tous cas pas avant 4 mois révolus.
Les déterminants impactant le moment de la diversification alimentaire sont connus : l’allaitement maternel, le niveau d’éducation maternelle, l’âge maternel, le niveau socio-économique de la mère, la corpulence maternelle, le tabac. L’étude menée à partir de la cohorte Elfe montre que 62% des mères diversifient entre 4 et 6 mois mais que 26,1% des mères diversifient avant 4 mois. C’est énorme. Celles qui diversifient trop précocement sont plus jeunes, elles ont un niveau d’études inférieur, un IMC supérieur, sont davantage fumeuses, ont moins fréquemment suivi de cours de préparation, l’enfant est plus souvent un garçon et c’est un premier enfant. Cette diversification précoce survient aussi plus souvent dans les familles immigrées mais elle se superpose dans ce cas avec un allaitement maternel prolongé.
Comme le relève Sophie Niklaus, cette recherche montre en tous cas que nous avons non seulement un travail de fond à mener sur l’allaitement (à condition d’adhérer aux recommandations internationales en la matières) mais aussi sur la diversification alimentaire.