Depuis plus de 15 ans, John Hattie, chercheur néo-zélandais, synthétise la recherche et tente d’identifier les facteurs prépondérants et les méthodes les plus efficaces en matière d’éducation et de pédagogie. L’un de ses ouvrages phare, «Visible learning for teachers » est depuis deux jours accessible aux non anglophones.
C’est la première fois qu’un livre de John Hattie est traduit en français. Il s’agit d’un événement dans la mesure où les travaux de ce chercheur néo-zélandais constituent depuis dix ans une référence dans le monde en matière d’éducation. La spécificité de sa démarche : il a entrepris de synthétiser plus de 50.000 études portant sur 250 millions d’élèves afin de proposer un état des lieux des données issues de la recherche et de dégager des hypothèses fortes sur ce qui fonctionne et ne fonctionne pas dans une classe. Comme le pose l’avant-propos du livre il s’agit de « la plus imposante recension de recherches empiriques s’intéressant à l’amélioration de l’apprentissage dans les écoles ». John Hattie a résumé ses travaux à l’intention des enseignants dans un livre paru en 2011, « Visible learning for teachers ». C’est cet ouvrage qui d’être publié dans une édition française (« L’apprentissage visible pour les enseignants »), par un éditeur québécois (Presses de l’Université du Québec), avec une traduction qui peut certes parfois dérouter. Le sous-titre du livre propose ainsi de « connaître son impact pour maximiser le rendement des élèves ». Une sémantique issue du monde de l’entreprise, pas forcément heureuse pour un livre sur l’école, alors que l’auteur se révèle par ailleurs très attaché à des notions plus attendues en la matière : la passion, la confiance, la coopération.
Rendre accessibles les données de la recherche en éducation
Dans la préface, Monique Brodeur, doyenne de la faculté des sciences de l’éducation à l’Université du Québec à Montréal et Claude Saint-Cyr, directeur de projet à la Fondation Chagnon, le rappellent : « il n’y a pas de solution unique ni de recette toute faite mais certaines méthodes sont plus efficaces que d’autres ». Ils évoquent l’un des grands intérêts de cette traduction du best-seller de Hattie : « Alors qu’un nombre croissant d’acteurs du milieu éducatif, dont les enseignants en formation initiale et continue, reconnaissent la valeur des connaissances issues de la recherche pour les éclairer dans leurs décisions et pratiques, l’accès à ces connaissances et leur interprétation représente un défi de taille. Ce défi est encore plus grand pour les francophones, la recherche scientifique étant publiée très largement en anglais.» Pour Franck Ramus, chercheur en sciences cognitives, connaisseur des travaux de Hattie, leur grand intérêt réside en premier lieu dans la mise en lumière des données de la recherche. « Elles existent, elles sont nombreuses et on ne peut pas les ignorer ».
Pourquoi cet intitulé, « apprentissage visible » ? « Le mot « visible », explique John Hattie, renvoie d’abord à la nécessité de rendre l’apprentissage des élèves apparent pour les enseignants, de cerner clairement les facteurs qui ont une incidence manifeste sur l’apprentissage des élèves et de veiller à ce que tout le monde dans l’école (élèves,enseignants et direction) ait visiblement conscience de son impact sur l’apprentissage. Il renvoie également à l’importance de rendre l’enseignement visible pour les élèves, de façon à ce qu’ils puissent devenir leurs propres enseignants. »
L’enseignant, facteur prépondérant pour faire progresser les élèves
Au cœur des travaux et de la philosophie de Hattie réside la certitude (née de sa monumentale revue de littérature) que c’est bien l’enseignant qui apparaît comme le principal facteur de changement. C’est lui, avec ses convictions, ses attentes, ses attitudes, ses méthodes qui aura l’effet le plus marqué sur l’apprentissage des élèves. Comme le relève l’auteur, « les sujets de prédilection dans les débats portent sur les programmes et les considérations matérielles (taille des classes, regroupement des élèves, salaires, nature de l’environnement) ». « Or, assure-t-il, ces éléments ne font pas partie des attributs qui caractérisent une bonne scolarisation. » Réduire la taille des classes de CP-CE1 dans les zones sensibles, pourquoi pas, mais ce n’est certainement pas le levier de progrès le plus probant ni présentant le meilleur rapport coût/bénéfice.
Pour Hattie l’enseignant est un « acteur de changement, un activateur, un directeurs de l’apprentissage ». Il est donc capital qu’il connaisse son « impact ». C’est l’une des idées maîtresses du livre: puisqu’ils constituent le principal facteur de changement, les enseignants doivent être capables de mesurer les effets qu’ils produisent sur leurs élèves. La rétroaction (le retour, ou feedback, puisque pour le coup les Français sont plus familiers du terme anglais), réciproque, est au cœur de son propos.
John Hattie établit le portrait robot de l’enseignant « performant, passionné et accompli » : il se focalise sur l’implication cognitive des élèves, sur des stratégies de résolution de problèmes, sur la transmission d’un nouveau savoir et d’une nouvelle compréhension. Puis il surveille comment les élèves acquièrent une maîtrise et une conscience de ce nouveau savoir, il s’assure de donner un retour au sujet des erreurs et méprises d’une manière appropriée et en temps opportun, afin d’aider les élèves à atteindre les principaux objectifs de la leçon, il sollicite un retour à propos de son effet sur les progrès et le niveau de compétence de tous ses élèves. « Il a enfin une compréhension profonde de la manière dont nous apprenons, il envisage l’apprentissage du point de vue des élèves, a conscience de l’évolution saccadée de ces apprentissages et de leur progression souvent non linéaire vers les objectifs, il se soucie que les élèves atteignent les objectifs et qu’ils partagent la passion des enseignants pour la matière à apprendre ».
Pour Hattie, un enseignant « expert » est persuadé que tous les élèves peuvent atteindre les critères de réussite, il pense que l’intelligence est modifiable et non fixe. Un enseignant « inspiré » (reprenant la terminologie d’un autre chercheur, Steele) n’utilise pas les notes comme châtiment, ne favorise pas l’obéissance silencieuse, n’utilise pas de façon excessive les feuilles d’exercices, ne fixe pas des attentes peu élevées, ne prône pas l’apprentissage médiocre que sous-tend l’expression « faire de son mieux ».
Les handicaps sociaux ne sont pas une fatalité
A rebours de l’idée que face à une trop forte concentration d’élèves en grandes difficultés, même le meilleur des enseignants ne peut pas grand chose, John Hattie appelle à lutter contre une forme de fatalité et de vision déterministe. « Il ne faut plus plus inventer des raisons propres aux élèves de ne pas apprendre, certaines fantaisistes (un style d’apprentissage inadapté), certaines pas fausses (le manque de soutien familial). Fausses ou vraies, ces explications justifient qu’on renonce à changer les élèves. Si on se focalise sur les manques et les antécédents des élèves, on justifie qu’il faut consacrer les ressources à supprimer la pauvreté et à soutenir les familles plutôt qu’à la formation scolaire. Or l’engagement des enseignants est le facteur le plus important parmi ceux sur lesquels nous avons un pouvoir. » Cette assertion relèvera peut-être de l’incantation pour certains enseignants qui, aussi investis et passionnés soient-ils, n’en restent pas moins parfois confrontés sur le terrain à une trop forte accumulation de difficultés économico-psycho-sociales.
De même lorsque John Hattie assure que « faire prendre conscience aux élèves de la nécessité de se fixer des attentes élevées, exigeantes mais adéquates est l’un des aspects du travail de l’enseignant qui a la plus grande influence sur l’amélioration du rendement scolaire » ou qu’il faut « faire en sorte que la recherche de réputation se fasse en fonction de la réussite scolaire ». Peut-être plus facile à dire qu’à faire dans certains établissements. Mais c’est une conviction profonde chez lui : « Les lacunes attribuables à la classe sociale ou aux ressources familiales peuvent être surmontées. Le discours axé sur les manques n’a pas sa place.»
Plaidoyer pour l’enseignement explicite et le feedback
Hattie prévient que son livre ne constitue pas une méthode ou une liste de recettes. Il livre néanmoins quelques grands principes qui, d’après les dizaines de milliers d’études passées au crible, semblent les plus probants. Parmi ceux ci, l’enseignement explicite. « Plus les objectifs d’apprentissage de l’enseignant sont transparents plus l’élève est susceptible de s’engager dans les tâches à accomplir pour les réaliser. Plus l’enfant est conscient des critères de réussite plus il peut comprendre les actions qui doivent être menées pour les remplir. »
Il définit ainsi une bonne séquence de classe : avoir une idée claire des intentions d’apprentissage, faire connaître les critères de réussite, susciter l’engagement, proposer des exercices, une activité avec rétroaction individualisée, une conclusion en forme de renforcement, puis une pratique autonome. Le feedback apparaît comme la pierre angulaire de l’enseignement. Selon Hattie, il existe un très fort impact des évaluations formatives fréquentes notamment parce qu’elles permettent d’atténuer l’incertitude. « Il n’est pas question de notes, prévient Hattie. Les devoirs notés arrivent à la fin de la leçon et ont peu d’effet sur la progression des élèves. Ils n’ont qu’une valeur sommative. »
Il déconseille « l’utilisation excessive d’activités ouvertes (apprentissage par la découvertes, recherches sur internet, préparation de présentations sur powerpoint) », qui permet difficilement de diriger l’attention des élèves vers ce qui est important. « L’activité non guidée n’aide pas l’apprentissage ». Par ailleurs, autant il est essentiel de comprendre les stratégies d’apprentissage de chaque élève, autant s’appuyer sur des « styles d’apprentissage » (visuel, auditif, kinesthésique…) n’est pas opportun puisque cette théorie n’est pas scientifiquement étayée. John Hattie insiste enfin beaucoup sur le climat de classe, sur la coopération entre pairs, sur la collaboration entre enseignants.
Méta-analyses : attention aux limites de l’exercice
Ses travaux, d’une ampleur inédite et faciles à vulgariser, ont été repris par moult sites internet (anglophones ou québécois) qui tentent ainsi d’établir le vade-mecum de l’enseignant performant et du système éducatif idéal. C’est tentant dans la mesure où Hattie a produit plusieurs tableaux de classement des facteurs et méthodes relatifs à l’enseignement, selon la taille de l’effet qu’ils produisent. Certains spécialistes français estiment que l’emballement suscité par les travaux de ce chercheur est un peu exagéré. Olivier Rey, responsable de l’unité veille et analyse de l’Institut français de l’Education (Ifé) a publié une série de billets très instructifs sur la version anglaise de Visible learning, dans lesquels il critique la méthodologie, les catégorisations proposées, les interprétations et certains raccourcis de Hattie, ainsi qu’un résultat finalement assez décevant (des généralités de bon sens plus que des indications précises sur les pratiques pédagogiques) et des envolées parfois plus lyriques que scientifiques (l’obsession notamment de Hattie pour la nécessaire « passion » de l’enseignant).
« Ces critiques sont pour certaines assez justes, convient Franck Ramus. Quand on pousse la synthèse à l’extrême il existe évidemment un risque de simplification, de passer à la trappe des détails importants ou de se livrer à des comparaisons qui n’ont pas lieu d’être. Il ne faut ainsi pas lire les tableaux de Hattie de façon littérale. Et s’il s’agit de convertir ces données en recommandations pratiques pour les enseignants alors oui il est nécessaire de revoir chaque étude retenue dans le détail. Il me semble que les travaux de Hattie constituent davantage un outil pour les chercheurs parce qu’ils sont un point d’entrée systématique et exhaustif vers une littérature scientifique immense et difficile à dominer ».
Quand un auteur parvient à un tel degré de notoriété sur un sujet central, à l’échelle internationale, en se revendiquant d’une approche scientifique, il semble néanmoins difficile de ne pas connaître ses travaux, même si c’est pour en avoir une lecture critique. Les spécialistes ès éducation, formateurs, pédagogues, acteurs de terrain français qui étaient jusqu’alors confrontés à la barrière de la langue n’ont désormais plus cette excuse.