Anne Raynaud-Postel, psychiatre de l’adulte et de l’enfant, est la fondatrice et directrice de l’Institut de la Parentalité qui a ouvert ses portes à Bordeaux en 2017. Spécialiste de la théorie de l’attachement, elle nous explique notamment en quoi ce concept se révèle très pertinent dans la guidance parentale et comment ce tout nouveau service s’intègre dans l’offre de soutien et de soins du territoire. Entretien.
Quels sont les constats et les objectifs qui ont conduit à la création de cet institut ?
Anne Raynaud. Notre équipe de cliniciens a d’abord observé, au sein de leurs exercices libéraux ou hospitaliers, une augmentation exponentielle des demandes de soins, notamment des demandes de consultation de parents en difficultés majeures face à leurs fonctions parentales dès les premières années de développement de leur enfant. Mais aussi des demandes d’avis spécialisés et de guidance parentale, orientées par les professionnels de première ligne (libéraux, milieux médico-sociaux, éducatifs, judiciaires, sanitaires). Tous ces partenaires évoquent, de manière unanime, leurs difficultés d’identification de ressources et, à leurs yeux, le manque de relais dans ce champ très spécifique de l’intervention précoce actuellement essentiellement porté par le domaine institutionnel. On peut ajouter de réelles difficultés d’accessibilité aux soins psychique en matière de pédopsychiatrie en France et des soins parfois mal perçus par une population peu initiée à leur spécificité.
Ensuite, il y a l’ensemble des recherches en matière de développement de l’enfant et par exemple, la connaissance de la prévalence des troubles interactionnels. Ainsi, nous savons qu’entre 10 à 15% des enfants d’âge préscolaire (Lavigne en 1998) présentent des troubles précoces du comportement avec un diagnostic primaire de troubles des affects. Certaines études (A.S. Rossignol et Al dans la revue Psychiatrie de l’enfant en 2005) ont confirmé le rôle déterminant des interactions précoces dans l’émergence des difficultés comportementales à l’âge préscolaire. L’accroissement et l’approfondissement des recherche en matière de développement précoce, bénéficient depuis de nombreuses années de nouvelles connaissances, qui insistent sur :
– L’importance de l’impact des facteurs psycho-sociaux et socio-environnementaux sur l’état de santé mentale des individus
– La nécessité d’interventions très précoces ciblant la trajectoire développementale lors de la période sensible de plasticité cérébrale propice à des résultats significatifs.
Enfin il y a l’émergence de ce concept de parentalité, dont l’emploi s’est largement développé ces dix dernières années. Il constitue pour de nombreux auteurs, une question majeure de santé publique. Ce concept induit une lecture à un double niveau : le niveau individuel, au sein duquel, pour chaque enfant, une construction personnalisée et évolutive de liens parentaux se met en place et le niveau collectif du dispositif de parentalité qui rend compte d’une lecture sociétale des interactions en jeux dans l’organisation communautaire, avec sa part de responsabilité dans la construction de l’individu. Il nous a semblé capital que nous, acteurs de santé, soyons partie prenante de cette réflexion préventive et que nous ne soyons pas cantonnés à notre rôle curatif. Nous, cliniciens, chercheurs, scientifiques, nous nous sentons engagés au sein d’une société en mutation.
Vous êtes-vous inspirés d’expériences à l’étranger ?
A.R. Une partie de notre équipe a réalisé, en 2017, un voyage d’étude au Canada (Hôpital Saint-Justine de Montéal et au centre d’expertise en développement de l’enfant), afin d’en comprendre leur fonctionnement en matière de prise en charge spécialisée dans le domaine de la parentalité. Leur expérience témoigne de l’intérêt de construire une offre de soins graduée permettant l’organisation suivante:
– Des soins de première ligne, investis par des professionnels formés (principalement psychoéducateurs et orthophonistes) et sensibilisés aux outils de détection des signaux de vulnérabilité en particulier.
– Des soins de deuxième ligne, portés par des professionnels médicaux spécialisés, qui vont, relayant les inquiétudes de leurs collègues de premières lignes, évaluer cliniquement la situation de manière plus approfondie, et mettre en place des soins psychiques spécifiques autour de ces troubles débutants. Ils orientent en cas de nécessité vers le maillon suivant (troisième ligne), diminuant ainsi l’embolisation des soins.
– Des soins de troisième ligne, soins institutionnels, portés par des centres hospitaliers, répondant à des pathologies plus structurées et nosographiquement identifiées.
Cette organisation leur permet, en particulier, avec une graduation de l’offre de soins, la construction d’un parcours de soins plus lisible et une amélioration de l’accès aux soins. L’évaluation de cette démarche valide un impact très significatif sur l’évolution de certains troubles, dont les prévalences sont nettement diminuées (Troubles des conduites, par exemple).
Pourquoi avez-vous décidé de fonder votre pratique sur les bases théoriques de l’attachement ?
A.R. Au cours des dernières années, la théorie de l’attachement est devenue centrale dans la compréhension du développement des enfants et du développement humain. Il ne s’agit pas d’une théorie générale du fonctionnement humain mais d’un outil de décodage, une grille scientifiquement validée, accessible aux parents et aux professionnels, qui permet d’élaborer des stratégies d’intervention.
L’attachement enfant-parent se définit par le lien affectif qui existe entre un enfant et son principal « donneur de soin ». Ce lien se construit principalement au fil des interactions quotidiennes avec le parent. Les événements qui suscitent des manifestations de détresse ou d’alarme chez l’enfant sont particulièrement importants pour définir les contours de ce lien affectif.
De nombreux facteurs jouent sur le développement : génétique, tempérament, qualité de l’environnement intra-utérin, relations avec les autres «donneurs de soins », qualité de l’environnement familial, qualité de la relation avec les pairs, etc… Cependant, la recherche pointe clairement comment les premiers liens d’attachement vont avoir une influence importante sur l’enfant et sur la manière dont il comprendra l’environnement. La sécurité de l’attachement a été mise en lien avec divers aspects du développement cognitif, du comportement social avec les pairs, ainsi qu’avec différentes dimensions du développement affectif. Ainsi, pour certains auteurs, sans être déterministe, ce premier lien octroie à l’enfant «une feuille de route » qui guidera ses attentes, ses comportements et ses états émotionnels lorsque de nouvelles possibilités relationnelles se présenteront à lui.
L’institut de la Parentalité s’appuie sur cette théorisation des liens d’attachement pour développer l’ensemble de ses interventions tant dans le domaine de l’information des parents que dans la formation des professionnels ou l’accompagnement des pratiques de ceux-ci. En effet, notre Institut considère que l’attachement offre des perspectives particulièrement pertinentes, comme outil de psychoéducation à l’usage des parents, ainsi que pour l’approche clinique dans le traitement des situations individuelles. Elle nourrit la théorie des interactions, conforte le besoin de sécurité et de continuité, permet de décoder les signes de souffrance et aborde les risques de psychopathologie. Cette approche théorique constitue également un support informatif important pour soutenir les politiques publiques de soutien aux enfants en difficulté accueillis en institution et pris en charge par des professionnels exposés à des situations complexes.
Avez-vous le sentiment que cette théorie est désormais prise en compte par les professionnels français ?
A.R La théorie commence à se diffuser, même s’il me semble qu’elle reste encore assez méconnue voire attaquée parce que perçue comme une vision dogmatique et fermée alors qu’elle s’inscrit dans une vision intégrative et systémique. J’ai aussi l’impression que le concept n’est pas toujours abordé avec toute la rigueur nécessaire, décrite par J. Bowlby. Quand on parle d’attachement il s’agit bien du lien de la personne vulnérable vers le care giver (donneur de soins). J’entends parfois qu’il s’agit du lien du parent vers l’enfant. Par ailleurs, en France les diagnostics posés sont centrés sur l’expression clinique de l’individu, méconnaissant souvent les pathologies des troubles relationnels. La théorie de l’attachement vient éclairer la compréhension de ces entités nosographiques qui sont mieux repérées dans d’autres pays et dont la prise en charge est essentielle.
La spécificité de votre approche est que vous ne vous centrez pas sur la valorisation des compétences parentales, sur l’estime de soi du parent (ce qui constitue un des mots d’ordre de l’accompagnement à la parentalité en France).
A.R. En effet. Nous menons une clinique du lien. C’est très bien que le parent se questionne sur son vécu, sur son traumatisme, sur ses compétences. Mais notre priorité c’est le développement de l’enfant, sa temporalité à lui. La temporalité de l’enfant et celle du parent ne sont pas les mêmes. D’où la nécessité d’une vision binoculaire. Il est impératif d’avoir un œil sur le développement de l’enfant dont on connaît les périodes critiques (avec l’impact de l’exposition aux interactions ou de leur absence) et de travailler en parallèle sur les habiletés parentales et le vécu des parents.
Mais en vous recentrant sur le lien, ne faites-vous pas malgré tout peser sur les parents la cause du dysfonctionnement ? Ne peut-on alors vous reprocher de faire du « parentalisme », cette critique régulièrement formulée à l’encontre des politiques qui seraient trop axées sur la responsabilité parentale ?
A.R Je crois au contraire qu’en ayant comme objectif les interactions précoces, on sort de la dichotomie « bien/pas bien », « bon parent/mauvais parent ». La vision n’est plus linéaire, elle prend en compte plusieurs entités, avec leur temporalité propre. Nous responsabilisons le parent, oui, mais nous ne le culpabilisons pas. Et nous l’accompagnons vers la recherche de ressources.
Qui sont les parents qui arrivent jusqu’à vous ?
A.R. Le dénominateur commun de ces parents, quel que soit leur niveau socio-économique ou leur degré d’accessibilité aux informations c’est qu’ils sont tous démunis et disent « je ne comprends pas mon enfant ». Certains arrivent spontanément car ils ont effectué des recherches et nous ont trouvés. D’autres sont adressés par les professionnels dits de première ligne. Nous avons l’ambition de nous positionner sur la deuxième ligne, comme c’est pensé au Québec. Les parents qui viennent de leur propre initiative, en général sans problématique psycho-sociale majeure, ont parfois déjà cherché des réponses, lu des livres et même assisté à des ateliers de coaching. Pour certains, ils se déclarent encore plus perdus, car ne parvenant pas à trouver une cohérence dans l’ensemble des informations reçues. Ce qui nous amène à nous questionner sur ces propositions très kaléidoscopiques. Les professionnels des LAEP, de leur côté, nous disent qu’ils sont fréquemment sollicités par des parents pour lesquels les situations sont de plus en plus complexes et ils expriment leur difficulté croissante à répondre à ces problématiques. Comme s’il manquait une grille lisible et qu’il fallait revenir sur les besoins fondamentaux de l’enfant. Nous touchons encore peu les parents plus défavorisés sur un plan économique car nous percevons peu de subvention hors celles de l’ARS. C’est dommage. J’identifie une troisième catégorie de parents, cette population entre les deux précédentes, qui se pose des questions, a besoin de guidance spécialisée mais ne sait pas où aller, où avoir des réponses structurées, n’ayant pas identifié des ressources susceptibles d’entendre leur demande.
Ces parents viennent-ils avec des demandes spécifiques ?
A.R. L’ensemble de ces parents viennent nous voir parce qu’ils font face à des enfants porteurs de troubles du comportement parmi les plus fréquents, des troubles externalisés, avec des problèmes lors de l’adaptation en crèche, à l’entrée à l’école, au moment des premiers apprentissages. Des problèmes fonctionnels (sommeil, alimentation), de confiance en soi, ou encore une institutrice qui oriente pour un éventuel TDAH ou autisme.
Notre concept nous permet de recevoir les enfants très précocement. Certains vont présenter des troubles des interactions avec l’observation de traits autistiques, sans que cela ne rentre dans le cadre nosographique des troubles du spectre autistique. Le travail thérapeutique sur le lien, permet dans un certain nombre de situation d’amender les troubles qui s’inscrivent en fait dans une stratégie adaptative de l’enfant face à un environnement qui n’a pas répondu à ces besoins fondamentaux. Nous travaillons également en collaboration avec le Centre de Ressource Autisme, qui nous adresse des enfants, pour lesquels leur bilan n’a pas retrouvé de TSA. Nous engageons alors une prise en charge des enjeux relationnels, autour des habiletés parentales et du développement de l’enfant. On voit là l’intérêt majeur d’une intervention très précoce.
Il y a quelques mois un médecin de PMI, Anne-Lise Ducanda, a suscité à la fois un très vif intérêt et beaucoup de critiques en expliquant que les symptômes de certains enfants diagnostiqués comme autistes disparaissaient avec la réduction de leur exposition aux écrans. Est-ce une piste que vous creusez de votre côté ?
A.R Non, pas de manière directe. Avec les tout petits, en particulier, notre objectif n’est pas focalisé sur cette question mais sur la qualité de l’interaction, la sensibilité et disponibilité de la figure d’attachement. Il me semble que les écrans sont plutôt une conséquence qu’une cause. La conséquence d’une absence d’interactions ou d’un lien fragile. Mon propos n’est pas de banaliser cette problématique, dont les conséquences sont manifestes sur le développement de l’enfant. Je pense que si le lien est de bonne qualité, la question des écrans peut se poser de manière plus mesurée.
Concrètement, comment se passe une consultation ?
A.R. J’écoute les symptômes, j’observe et analyse l’expression clinique de la problématique amenée par les parents, puis dans un second temps, je donne des explications sur le fonctionnement et le développement de l’enfant. Je propose ensuite certains outils concrets à mettre en place, des temps spécifiques, des temps de proximité, des « temps précieux » que j’ai protocolisés. Il me semble effectivement important de leur expliquer comment faire et de leur donner quelques clés à appliquer dans leur quotidien. Mais le but c’est de leur permettre de s’approprier mes explications sur les besoins de l’enfant pour créer leurs propres méthodes. Si je me contente de donner des outils de psycho éducation ça ne marche pas. Je donne des informations pour qu’ils décodent les expressions de l’enfant et se saisissent d’outils sur lesquels ils vont greffer les leurs.
La littérature montre, pour le dire schématiquement, que les parents aisés expriment de fortes attentes et un grand besoin de soutien alors que les parents de milieu plus défavorisé manifestent au contraire peu d’attentes et qu’ils sont plus difficiles à mobiliser. Lorsqu’il n’existe pas encore de troubles avérés et qu’on est donc dans une prévention primaire, l’accompagnement à la parentalité ne doit-il pas dès lors consister en premier lieu à faire baisser la pression chez des parents trop angoissés, consommateurs et finalement perdus, et à augmenter au contraire le niveau de « conscientisation » chez les autres ?
A.R Tout d’abord, à mes yeux, il s’agit d’une prévention secondaire, dans la mesure où l’on connaît l’impact des interventions précoces sur une expression clinique débutant, témoignant d’une souffrance psychique manifeste, sans qu’il n’y ait encore de structuration psychopathologique à proprement parler. Concernant le niveau de conscience, je vois en effet à travers mes interventions qu’il est possible de l’augmenter. Lors d’une récente conférence devant un public composé à la fois de professionnels et de parents bénéficiaires des minima sociaux, j’ai été très touchée par la façon dont ces parents qui pouvaient sembler assez dépourvus avaient reformulé en fin de journée ce que leur avait apporté cette journée. On avait augmenté le niveau de conscience de chaque partenaire là où il en était.
Comment peut-on à la fois valoriser les compétences parentales, transmettre des informations et des conseils, et respecter les valeurs éducatives de chaque famille ?
A.R C’est le pas de côté qui permet d’y arriver. Lorsqu’on part des besoins fondamentaux de l’enfant, du méta besoin de sécurité, qu’on le met en correspondance avec le développement de l’enfant et avec les habiletés parentales, qu’on focalise l’objectif sur le lien, alors c’est plus simple de travailler avec les représentations archaïques et les valeurs éducatives des parents.
L’institut est aussi un organisme de formation. Pourquoi ce souhait ?
A.R Ce désir est venu de mon constat de clinicienne. J’ai commencé à former mes équipes sur l’attachement, sur les besoins fondamentaux et je me suis demandé comment nous pouvions faciliter la transmission de ces connaissances auprès des professionnels, comment ils pouvaient s’approprier ce besoin de sécurité. Autre interrogation : comment l’attachement intervient-il dans la relation d’aide ? Il me semble vraiment important qu’un corpus de connaissances validées servent de référentiel évaluable, qu’un vocabulaire commun soit partagé par l’ensemble des professionnels. On le voit dans le dispositif PANJO par exemple. Donc en 2018 nous proposons une offre de formation sur l’attachement et le développement de l’enfant, sur l’attachement et la psychopathologie. Et nous envisageons un troisième module sur l’attachement et le management.