« Bébé sapiens, du développement épigénétique aux mutations dans la fabrique des bébés » est un recueil de plus de quarante contributions, sous la direction de Drina Candilis-Huisman et Michel Dugnat. Il s’agit d’une fascinante immersion au cœur de la périnatalité, de l’attention portée au bébé et à ses parents. Mais aussi d’un état des lieux des connaissances scientifiques, des fondements théoriques, de la philosophie qui ensemble fondent les pratiques des professionnels en France.
Lorsque psychiatres, neurobiologistes, kinésithérapeutes, psychologues, juristes, historiens, artistes, et bien d’autres encore, se penchent sur le berceau du bébé, cela donne plus de 400 pages d’une « disputatio », d’un dialogue transdisciplinaire, d’un décloisonnement des savoirs et des pratiques, comme le posent dans leur introduction les chefs d’orchestre de ce livre chorale. L’ouvrage, « Bébé sapiens, du développement épigénétique aux mutations dans la fabrique des bébés », rassemble les conférences présentées au Centre culturel international de Cerisy en septembre 2015, sous la direction de Drina Candilis, psychologue psychanalyste, et Michel Dugnat, pedopsychiatre, animateur de l’Association Recherche (in)formation, périnatalité.
L’épigénétique, pour sortir du faux débat inné/acquis
Il s’agit donc de restituer l’état des connaissances scientifiques quant au développement du tout petit, avec un focus spécifique sur l’épigénétique mais aussi de porter une réflexion plus large, philosophique, éthique, politique, sur le bébé, la parentalité, la prévention.
Certains auteurs résument pour le profane les interactions qui prévalent au début de la vie et à son développement précoce : « Les données accumulées en embryologie et en génétique depuis de nombreuses années peuvent se résumer brièvement de la façon suivante. Le développement embryo-foetal est une suite d’événements spatiaux et temporels qui permettent la constitution de formes de plus en plus complexes permettant le passage du zygote à l’individu et l’expression du génotype à travers des phénotypes différenciés. La régulation du développement embryo-foetal est assurée par des facteurs génétiques et des acteurs épigénétiques. Les facteurs génétiques sont les gènes régulateurs du développement. Ils sont précoces et nécessaires pour déterminer le plan du corps et le déploiement de la forme du corps. Les facteurs épigénétiques sont externes, liés aux milieux, et sont des modulateurs de l’expression génique. »
Pour Michel Dugnat, « grâce à l’épigénétique, il est enfin possible de sortir « par le haut » de cette question diabolique de l’inné et de l’acquis, pour un modèle plus complexe qui constitue un véritable changement de paradigme. »
La morale, arme de survie naturelle
Jean Decety, neurobiologiste, est l’auteur d’un chapitre sur « les fondements naturels de la morale », affirmant qu’il existe une « disposition morale universelle » et qu’aujourd’hui « les neurosciences sociales ambitionnent avec succès la naturalisation de la morale ». Il explique ainsi : « Les humains coopèrent et aident les autres -y compris ceux qui ne sont pas reliés génétiquement- à un taux inégalé dans le règne animal. Ainsi, la morale aurait évolué pour guider nos interactions sociales avec les autres et nous aider à contrôler certaines de nos tendances égoïstes. Valoriser certaines actions ou émotions (culpabilité, honte) et en désapprouver d’autres confère des avantages évidents pour la vie en groupe. Les normes morales sont des garanties contre les violations qui impactent la sécurité des membres d’un groupe. En bref, la fonction principale de la morale consiste à réguler nos interactions sociales en direction de la coopération, en inhibant nos tendances égoïstes, nous aidant à vivre ensemble, favorisant la survie et la reproduction. Biologiquement, nous sommes en effet à la fois fondamentalement prosociaux et égoïstes. Le sens moral contraint les individus à s’entraider et augmente ainsi leurs chances de survie et de reproduction. »
Dans une présentation à deux voix, Delphine Mitanchez, pédiatre néonatologiste (que nous avions déjà pu entendre lors du colloque de l’ARIP en novembre 2016) et Dominique Bohu, pédopsychiatre, évoquent la prise en charge du nouveau-né quand il ne va pas bien et l’accompagnement de ses parents avec cette question notamment : « La prise en charge des nouveau-nés prématurés relève d’une haute technicité fondamentale et indiscutable. Devant ces situations, comment aider et soutenir la parentalité tout en assurant ce niveau de technicité optimale ? » Les deux médecins rappellent l’émergence des « soins de développement » et l’importance de la « prévention des troubles de l’oralité ».
Psychanalyse versus attachement : retour sur une vieille querelle
Si cette somme se révèle aussi passionnante et éclairante c’est aussi parce qu’elle est traversée par les débats et tensions, notamment théoriques, anciens ou récurrents, parfois très franco-français, qui alimentent les réflexions sur la périnatalité, la petite enfance et la prévention précoce. Le pedopsychiatre et psychanalyste Bernard Golse, après un passage sur la psychanalyse qui, d’ « orificielle », serait devenue « cutanée », résume les « trois grandes polémiques successives qui ont marqué l’histoire de l’attachement ». Pour ceux qui l’ignoreraient en effet, la théorie de l’attachement, qui fait plutôt l’objet d’un relatif consensus dans la communauté scientifique mondiale et sert de cadre pour de nombreuses recherches, a tardé à s’implanter en France, en raison d’une très forte opposition des psychanalystes. Pourquoi ces réserves ? Parce que pour les psychanalystes le concept d’attachement évacuait « la question de la représentation mentale », était incompatible avec le « concept de sexualité infantile » et soulevait pour les héritiers de Freud une question complexe : « le concept d’attachement est-il entièrement lié à la question de la présence de l’objet ou, au contraire, entre l’absence et présence de l’objet, est-il possible de faire une place à l’écart, c’est à dire entre les différences entre ce qui est attendu de l’objet et ce qui en est effectivement reçu » ? Bernard Golse a de son côté résolu le problème en inventant le concept de « pulsion d’attachement ». Il plaide aujourd’hui pour une complémentarité entre la psychanalyse « qui renvoie au registre intrapsychique et donc à la réalité interne » et la théorie de l’attachement qui « renvoie au registre interpersonnel et donc à la réalité externe ».
L’histoire agitée de l’entretien prénatal précoce
Les « attachementistes » n’ont pas été les seuls à trouver les psychanalystes sur leur route. La pédopsychiatre Françoise Molénat aussi, cheville ouvrière du premier plan périnatalité à l’origine de l’entretien prénatal précoce, ardente partisane de l’alliance des somaticiens et des « psychistes » autour de la naissance, a dû composer avec des résistances. Elle le dit dans ce livre : « ceux qui s’évertuaient dans leur contrée à mobiliser les consciences dans une visée de prévention se retrouvaient bien seuls, soumis à la violence critique de leurs collègues psychanalystes « classiques ». » Le médecin raconte aussi comment, au-delà des psychanalystes, la mise en place de l’entretien prénatal précoce a rencontré un « feu d’artifice de réactions négatives », entre le refus des médecins de passer la main aux sages-femmes, les craintes quant à leur manque de formation, la peur de « stigmatiser », l’objection du manque de temps. « On le constate, écrit-elle : l’EPP fut un révélateur éprouvant de nos pratiques collectives, qui s’est traduit trop souvent par un exercice solitaire, des orientations trop rapides et peu efficaces vers le social ou le spécialiste psy, la perte de vision globale par le responsable du suivi médical, des dérives « psychologisantes » au titre de la « maternité psychique », au pire, des questionnaires intrusifs qui font fuir. »
L’expertise collective de l’Inserm de 2005, cette ombre qui plane toujours
L’autre frottement aussi théorique que politique qui ressort de ces contributions transdisciplinaires renvoie à cette ombre qui plane dans le champ du médico-psycho-social depuis plus de dix ans, depuis l’expertise collective de l’INSERM de 2005 sur les troubles des conduites (citées par plusieurs intervenants), devenue avec le temps une sorte de croque-mitaine concentrant à lui seul toutes les menaces du monde : la prévention précoce porterait en elle un terrible danger, de façon presque intrinsèque, celui d’une vision prédictive du devenir des enfants. Au fur et à mesure que la science avance, que les cohortes longitudinales livrent leurs apports, que les liens entre le vécu de la petite enfance et le bien-être à l’âge adulte sont de plus en plus étayés (sans que les mécanismes qui les sous-tendent soient encore bien compris), que les facteurs de risque sont de mieux en mieux identifiés, alors la ligne de crête se révèle de plus en plus étroite, nécessitant des trésors d’équilibrisme pour prendre en compte ces données sur des risques avérés tout en continuant à alerter contre le danger hypothétique d’une vision trop déterministe de l’individu.
Reconnaître l’impact de la petite enfance et de ses événements adverses
La plupart des contributeurs de l’ouvrage insistent bien sur la fenêtre d’opportunité et de risques que constitue la petite enfance et sur la nécessité des interventions précoces.
Chantal Zaouche Gaudron, évoquant le formidable Programme BECO (Bébé, petite enfance en contextes), professeure de psychologie de l’enfant et chercheure, explique pourquoi cette recherche pluridisciplinaire se centre sur les 0-6 ans. « Il ne s’agit pas d’une perspective déterministe qui impliquerait que tout se joue avant 6 ans mais de prendre en compte les premières années comme fondamentales dans le développement de l’enfant tant sur le plan physique que psychique et ce, sur l’ensemble des secteurs psychomoteur, émotionnel, affectif, cognitif ». Ou encore : « Les effets des vulnérabilités au cours de cette période de vie entraînent des conséquences à long terme, qui se poursuivent inexorablement tout au long de la vie (période scolaire puis insertion professionnelle future) si aucune action n’est menée pour les interrompre ou les amoindrir. Plus les effets délétères sont décelés et infléchis précocement, plus le développement de l’enfant pourra ensuite se dérouler de façon satisfaisante. » Miri Keren, psychiatre et psychothérapeute d’enfants en Israël, insiste de son côté sur le fait que « des expériences adverses très précoces ont un effet très nocif et permanent sur le développement du cerveau, qui est à son sommet pendant les trois premières années de sa vie ».
Prévention prévenante contre prévention prédictive, encore…
Mais trois autres auteurs décochent de leur côté un coup de patte au rapport de l’Inserm (qui, plus de dix ans, plus tard continue donc de jouer les épouvantails), ce rapport « qui préconisait de rechercher dès l’âge de 3-4 ans les signes prédictifs d’une délinquance future ». Bernard Topuz, citant l’exemple des comptines chantées aux bébés dans différentes langues en Seine-Saint-Denis, ou les livres mis à disposition dans les salles d’attente des PMI, l’assure : « Ces pratiques prévenantes favorisent l’émergence des capacités parentales (ndlr : mais où sont les preuves?). La bienveillance, la prise en compte du contexte, de la malléabilité des situations sont fondamentales. La conception d’une prévention prévenante s’oppose à une conception de la prévention prédictive, qui enferme trop facilement le sujet en devenir dans sa problématique».
Sylviane Giampino, Présidente du Haut Conseil de la Famille, de l’Enfance et de l’Age, et qui participa au lancement du mouvement « Pas de zéro de conduite » en réaction au rapport de l’Inserm, écrit de son côté : « En contribuant à décrypter, interpréter les soubassements, les non-dits, de l’évolution des mœurs, familiales, des attitudes parentales, éducatives, ne risque-t-on pas de laisser croire que nous pourrions connaître les conséquences sur les enfants, fût-ce pour les prévenir ? Le risque est ici de nourrir un corpus prédictif sur l’avenir des enfants. (…) Comment alerter sur les dérives, informer, inviter à penser, sans alimenter les discours prédictifs et culpabilisants sur l’avenir de nos enfants ? »
Le débat est certes moins virulent dans l’espace médiatique mais il n’est pas certain qu’il se soit totalement éteint sur le terrain ou dans le cénacle des experts.
Modifier notre approche du soutien à la parentalité ?
Enfin, concernant la parentalité, Michel Dugnat pose une question centrale : « Comment agir tôt pour que « les bons plis » de la parentalité soient pris grâce, entre autres, à des professionnels soutenants et non stigmatisants ? » Plus loin il ajoute :« La recherche médico-économique pour mieux évaluer l’impact de la prévention précoce sur les coûts de santé, avec l’importance de s’interroger sur la façon de transmettre de façon aussi respectueuse que possible ces informations sensibles aux parents, en particulier aux populations les plus fragiles psychiquement ou défavorisées socialement, a commencé ailleurs qu’en France. » En effet, GYNGER s’en fait régulièrement le relais. Miri Keren l’écrit elle aussi : il faut « diffuser le savoir sur les besoins développementaux de l’enfant auprès des parents, encourager les programmes de soutien aux parents, développer des programmes de détection précoce et d’interventions en phase avec la culture auprès des familles à risque ». La politique de soutien à la parentalité telle qu’elle est conçue et mise en oeuvre en France ne suit pour le moment pas ces préceptes. Peut-être la prochaine stratégie nationale apportera-t-elle de substantielles réorientations.
L’ouvrage constitue en tous cas un condensé des connaissances scientifiques, des pratiques de terrain, des approches professionnelles, des débats théoriques et idéologiques, mais aussi des grands noms, autant d’ingrédients qui font la périnatalité française des années 2010. Sa lecture se révèle donc très instructive et vient faire écho à de nombreux sujets d’actualité.