C’est la troisième fois que l’UNICEF France consulte les 6-18 ans dans le cadre de son dispositif “Ecoutons ce que les enfants ont à nous dire”. Pour cette dernière édition, les jeunes vivant dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville ont suscité toutes les attentions.
L’UNICEF publie sa troisième consultation des 6-18 ans et a décidé de mettre la lumière sur les enfants des quartiers prioritaires. Cette enquête, coordonnée par le sociologue Serge Paugam, s’intitule « Grandir en France : le lieu de vie comme marqueur social » et s’appuie sur près de 22.000 questionnaires réalisés auprès des jeunes de 6 à 18 ans dans 68 communes. 10% des réponses émanent de jeunes de quartiers prioritaires. Le questionnaire soumis passe en revue plusieurs grands domaines et niveaux de privation, des droits matériels à l’accès à la culture, en passant par la santé et passe au crible l’expérience de la discrimination ou du harcèlement.
Des privations cumulatives pour les enfants des quartiers prioritaires
Cette enquête de l’UNICEF propose notamment un focus détaillé sur les enfants des quartiers prioritaires de la politique de la ville, ce qui a pour intérêt de mettre en exergue les effets cumulatifs des privations et inégalités : « Quel que soit le type de privation, les quartiers prioritaires de la politique de la Ville sont toujours dans la situation la plus défavorisée comparativement à l’ensemble des quartiers. Les enfants et les adolescents vivant dans ce type de quartier sont donc fortement pénalisés par rapport aux autres ». La privation matérielle touche près d’un quart des enfants et adolescents vivant dans les quartiers prioritaires de la politique de la Ville. Les enfants et adolescents vivant dans une famille monoparentale ou avec d’autres membres de la famille sont nettement plus défavorisés que ceux vivant dans une famille nucléaire comprenant les deux parents (respectivement, 41,8 % et 45,7 % contre 36,5 %). Les écarts les plus marquants en termes d’accès aux savoirs sont relevés entre types de quartier : 54,4 % des enfants et adolescents vivant dans les quartiers prioritaires de la politique de la Ville sont en situation de privation dans ce domaine contre 37 % de ceux qui habitent en centre-ville.
Si l’on prend en compte les activités périscolaires, ludiques, sportives ou culturelles, les inégalités selon le type de quartier sont considérables puisque la proportion d’enfants ou adolescents privés d’activité passe de 25,3 % dans les quartiers de centre-ville à 40,8 % dans les quartiers prioritaires de la politique de la Ville. Or, l’accès ou non à ces activités a une forte incidence sur l’angoisse scolaire, beaucoup plus que les privations matérielles.
Plus d’angoisse scolaire
«Plus les enfants souffrent de privations, plus ils ont un risque supérieur d’être angoissés dans le système scolaire, affirme l’étude de l’UNICEF France. Seule la privation matérielle n’a pas d’effet significatif sur le risque d’être angoissé de ne pas réussir à l’école. L’effet de la privation matérielle n’est positif et significatif que pour le risque d’avoir peur des adultes. Les résultats sont particulièrement forts en ce qui concerne la privation d’activités. Les enfants et adolescents qui souffrent de privation d’activités ont 3,78 fois plus de risque d’être angoissés de ne pas réussir et 1,90 fois plus de risque d’avoir peur des adultes à l’école. Ce résultat montre à quel point les activités ludiques, culturelles ou sportives, menées en dehors du cadre scolaire, ont une incidence sur l’aisance des enfants et des adolescents dans le système scolaire. Ces activités contribuent à renforcer la confiance en soi. Mais comme elles sont pratiquées de façon inégale selon le milieu social des enfants et adolescents, elles contribuent aussi à accroître les inégalités scolaires. »
Ces données sont importantes car la peur de ne pas réussir à l’école concerne 57,9 % des enfants ou adolescents vivant en quartier prioritaire de la politique de la Ville (contre 43,5 % pour ceux vivant en centre-ville). « Les idées reçues pourraient pousser à croire que les enfants ou adolescents des quartiers défavorisés relativisent la réussite scolaire au point d’en être plus ou moins indifférents, or, c’est le contraire qui se produit. Tout se passe comme s’ils avaient intériorisé leurs difficultés réelles de réussite à l’école et qu’ils en étaient profondément marqués comme on peut l’être d’une sanction qui risque d’être prononcée à plus ou moins court terme. L’écart avec les enfants ou adolescents vivant en centre-ville est élevé, lesquels bénéficient, on le sait, de meilleures conditions de réussite. »
De plus fortes discriminations ethniques et religieuses dans des quartiers pourtant multi-ethniques
Autre domaine où les différences d’un quartier à l’autre sont marquées : les discriminations ethniques et religieuses. Les enfants ou adolescents vivant en quartier prioritaire de la politique de la Ville ont 1,49 fois plus de risque que ceux vivant en centre-ville de faire l’expérience d’une discrimination ethnique ou religieuse exercée à l’école par les enfants et 1,46 fois plus de risque si ce type de discrimination est exercé par les adultes. « Ce résultat peut étonner, pose le rapport. On aurait pu s’attendre en effet à ce que la discrimination ethnique et religieuse soit moins élevée dans les quartiers où les populations immigrées ou d’origine étrangère sont nombreuses. Mais, en réalité, les quartiers prioritaires de la politique de la Ville sont pluriethniques, contrairement aux ghettos urbains américains et il peut y subsister de ce fait des formes variées de racisme, lesquelles s’accompagnent souvent d’un climat de tensions internes et de violence.» En termes diplomatiques, le rapport de l’UNICEF pointe donc les tensions communautaires. Celles dont parle par exemple Nadia Remadna, la fondatrices de la « Brigade des Mères » qui évoque sans langue de bois le racisme entre communautés noire et arabe (voir notre article) ou celles pointées du doigt il y a 15 ans par les auteurs des “Territoires perdus de la République” qui dénonçaient l’antisémitisme exacerbé présent dans certains quartiers sensibles.
L’étude souligne qu’il n’existe pas d’effet significatif du sexe sur la discrimination ethnique et religieuse lorsqu’elle est exercée par les enfants. En revanche, lorsqu’elle est exercée par les adultes, les filles sont de façon significative, moins touchées que les garçons. « Peut-être parce qu’elles restent davantage confinées dans la sphère domestique du ménage ». C’est une explication. Il y en a une autre. La discrimination, telle qu’elle est analysée dans cette étude (comme dans bien d’autres, l’étude TeO de l’INED par exemple) est un ressenti, pas un fait objectivable (comme lorsque l’on prouve la discrimination à l’embauche à l’aide de CV anonymes). Or les garçons constituent la majeure partie des décrocheurs scolaires ou des adolescents impliqués dans les incivilités ou la petite délinquance. Ils ont plus maille à partir avec le corps enseignant ou les forces de l’ordre. Les filles, notamment celles issues de l’immigration, réussissent mieux à l’école, elles connaissent une socialisation moins heurtée, moins chaotique. Il n’est donc pas étonnant qu’elles se sentent moins discriminées par les adultes, y compris les adultes représentant les institutions, qui leur apparaissent plus naturellement comme des personnes ressources ou des alliés. Notamment dans ce qui ressemble pour un certain nombre d’entre elles à une quête d’émancipation.
Davantage de harcèlement dans les quartiers défavorisés
L’étude propose également une exploration des phénomènes de harcèlement. Le harcèlement à l’école concerne 26,7 % des enfants et des adolescents, le harcèlement sur internet 8,8 % et le harcèlement dans le quartier ou la ville de résidence 14,9 %. « Notons que pour chacun de ces types de harcèlement, la proportion est toujours, de façon statistiquement significative, plus élevée dans les quartiers prioritaires de la politique de la Ville que dans les autres quartiers. Elle atteint alors dans ces quartiers défavorisés 36,2 % pour le harcèlement à l’école, 11,4 % pour le harcèlement sur internet et 23,2 % pour le harcèlement dans le quartier. »
Ce résultat concernant le harcèlement est préoccupant. Le fait qu’il soit beaucoup plus élevé à l’école et dans l’environnement pour les enfants des quartiers prioritaires qu’en centre ville (ajouté au fait que les enfants de ces zones sensibles y vivent plus que les autres l’expérience de la discrimination ethnique et religieuse), semble mettre à mal l’idée de rapports sociaux basés sur la solidarité dans ces quartiers. Il est donc difficile d’être aussi optimiste que Jean-Marie Dru, président de l’UNICEF France, quand il écrit en introduction : « Les quartiers prioritaires sont des lieux de vie avant tout, des lieux de partage et de solidarité où l’on se doit de savoir faire face, ensemble, à l’adversité.» Ce sont aussi des lieux de fortes tensions et de violence, notamment verbale.
Dans cette vision optimiste, l’étude de l’UNICEF assure également que les enfants trouvent dans leur environnement proche « des ressources leur permettant de compenser, au moins partiellement, leurs difficultés ». Notamment parce que la proportion d’enfants et d’adolescents qui déclarent avoir de la famille dans le quartier est beaucoup plus élevée dans les quartiers prioritaires de la politique de la Ville que dans les autres quartiers (41,7 % contre 26 % pour l’ensemble). C’est intéressant et paradoxal. Et l’étude de l’UNICEF tente d’élucider ce paradoxe. « Les quartiers prioritaires de la politique de la Ville sont dans leur grande majorité des quartiers d’habitat social, c’est-à-dire composés de logements sociaux dont l’accès est déterminé non pas par la seule volonté des individus et des familles, mais par l’intermédiaire d’une gestion administrative d’attribution. Or, cette dernière ne facilite pas forcément le regroupement familial dans un même territoire puisque les dossiers sont examinés par des commissions d’attribution qui opèrent un classement selon d’autres critères, notamment de solvabilité économique. Force est de constater cependant que plusieurs familles parviennent malgré tout à se regrouper. La famille élargie, composée de membres extérieurs au ménage, constitue une possibilité non négligeable de ressources pour les enfants et adolescents.»
Débusquer les idées reçues ou édulcorer le réel ?
L’étude de l’UNICEF en profite pour taxer « d’idées reçues » et de « jugements hâtifs » « les discours sévères sur l’attitude jugée “irresponsable” des parents à l’égard de leurs enfants dans les quartiers populaires et a fortiori dans les quartiers prioritaires de la politique de la Ville ». « Ces parents sont régulièrement accusés de négligence éducative et d’aucuns s’empressent de voir dans cette dernière l’explication de la présence d’enfants fragiles, plus ou moins livrés à eux-mêmes, en rupture à la fois scolaire et familiale et enclins à l’insertion dans des bandes délinquantes ».
Il y a aussi des approches plus nuancées qui posent que certains parents, notamment pour des raisons socio-économico-culturelles, sont moins armés que d’autres pour accompagner le développement de leurs enfants, qu’un environnement difficile ne les aide pas dans leur mission éducative et qu’un soutien peut être bienvenu. Il semble décidément qu’il faille soit considérer les parents comme coupables de tout, soit les dédouaner par avance de toute responsabilité quant au devenir de leurs enfants. Comme s’il n’était pas possible de simplement prendre acte, sans instrumentalisation, des connaissances accumulées ces dix dernières années en psychologie du développement, qui montrent l’importance capitale des premières interactions parents-enfants et l’impact considérable de l’environnement familial sur le développement psychique et cognitif de l’enfant. Comme s’il n’était pas possible de poser que dans ces quartiers plus qu’ailleurs, en raison d’un éloignement culturel, d’une plus forte monoparentalité couplée à une plus grande précarité, les parents, tout désireux qu’ils soient de voir réussir leurs enfants, rencontrent plus de difficultés qu’ailleurs.
L’étude de l’UNICEF souligne en tous cas que les enfants et adolescents des quartiers prioritaires de la politique de la Ville ne se sentent pas abandonnés par leurs parents. « Au contraire même, ils se sentent proportionnellement davantage valorisés par leur mère et par leur père que les enfants et adolescents vivant dans les quartiers de centre-ville. (…) En réalité, la famille dans ces quartiers dits “sensibles” constitue pour les enfants et adolescents un refuge en dépit des privations ressenties au sein du ménage. Elle est d’autant plus fondamentale pour eux, qu’elle leur apporte la reconnaissance dont ils manquent parfois cruellement lorsqu’ils sont confrontés au quotidien, notamment dans le système scolaire et en dehors du quartier, au risque de discrimination et de stigmatisation. »
Des recommandations pour les candidats à la présidentielle
A partir de ces résultats, l’UNICEF France formule cinq recommandations à l’attention des futurs candidats à l’élection présidentielle : investir d’urgence pour les tout-petits (place en crèche, scolarisation précoce), combattre les obstacles à l’accès aux savoirs, garantir les ressources matérielles et humaines pour une éducation de qualité (lutter contre le délabrement matériel, inciter réellement les enseignants expérimentés à exercer dans les quartiers prioritaires), renforcer la formation des enseignants pour la réussite scolaire de tous les enfants, expérimenter une politique d’affectation des ressources aux établissements par nombre d’élèves en situation de vulnérabilité plutôt que seulement par quartier. Autant de mesures certainement primordiales (puisque déjà formulées par ailleurs, par d’autres instances) mais toutes exogènes à la famille, qui reposent sur les professionnels de crèches et les enseignants. Et qui semblent reléguer au second plan le rôle pourtant majeur des parents.