La fondation Espérance Banlieues organisait le lundi 4 avril à l’Assemblée Nationale un colloque consacré à “l’urgence éducative” dans les quartiers sensibles. Les écoles qu’elle a créées dans quelques unes de ces zones défavorisées suscitent autant d’intérêt que d’irritation, voire d’inquiétude.
L’illettrisme touche 7% de la population française mais il atteint 15% dans les quartiers sensibles. Moins de la moitié des jeunes issus des « banlieues » maîtrise les compétences de base à la fin du collège. La France est l’un des pays de l’OCDE où la destinée scolaire est la plus corrélée à l’origine sociale. Le diagnostic n’est désormais plus discuté. Les solutions proposées pour enrayer l’inégalité des chances sont en revanche loin de faire consensus. Parmi les expérimentations récentes à la fois très innovantes et très controversées, celle menée par la Fondation Espérance Banlieues. Laquelle organisait ce lundi 4 avril à l’Assemblée Nationale un colloque intitulé « contre l’échec scolaire dans les banlieues, des solutions issues du terrain ».
Discipline, morale et savoirs fondamentaux
Créé par un entrepreneur, Eric Mestrallet, cet organisme gère depuis 2012 des écoles-collèges hors contrat au profit des jeunes de quartier défavorisé. Il en existe désormais quatre (Montfermeil, Asnières, Marseille, Roubaix) et plusieurs dizaines de projets d’ouverture sont à l’étude. Ces établissements ont un parfum d’école d’antan avec en arrière-plan l’ordre, la discipline et la morale : retours aux fondamentaux, accent sur les cours de français et d’histoire, apprentissage par cœur, port de l’uniforme, vouvoiement, levée du drapeau tous les matins. Mais pas seulement. Au cœur des principes pédagogiques on trouve aussi les faibles effectifs, la mise en confiance de l’élève, la constitution de groupes d’enfants d’âges mêlés, la valorisation des réussites, le très fort partenariat noué avec les parents et l’attention toute particulière portée à la problématique de la double culture. 80% des enfants accueillis sont musulmans.
L’objectif est à la fois de faire réussir scolairement ces enfants et, comme le précise Eric Mestrallet, de leur « permettre de ré-adhérer à la communauté nationale ». Ces écoles sont « a confessionnelles » mais pas laïques pour autant. Il s’agit de « dépasser » le religieux sans le nier. « Il n’y a pas d’enseignement religieux mais la religion n’est pas exclue, pose Vincent Lafontaine, directeur général de la fondation. L’élève peut parler de religion, ce n’est pas un sujet tabou, il est évoqué avec connaissance et raison, il s’agit d’une initiation à la laïcité mais d’une laïcité respectueuse. Le mot est connoté pour ces familles, elles le prennent parfois mal.» C’est peut-être tout le problème : qu’il soit devenu impossible d’expliciter le sens de la laïcité et qu’on préfère du coup botter en touche. Il semble difficile d’amener des enfants à ré-adhérer à la communauté nationale en faisant l’impasse sur l’un de ses piliers.
L « urgence éducative » dans les quartiers
A l’occasion de ce colloque, la Fondation Espérance Banlieues le clame : l’«urgence éducative » constatée dans les quartiers défavorisés nécessite de devenir grande cause nationale. Pour étayer cette situation d’urgence -qu’il est en effet devenu difficile de contester-, elle a convié plusieurs acteurs de terrain.
Lors d’une première table-ronde, les intervenants invités dressent un rapide état des lieux des zones les plus sensibles. « Il faut composer avec un très faible niveau de maîtrise de la langue, pose Anne-Marie Garcia, ancienne inspectrice de l’Education Nationale de l’Académie de Créteil. 22,5% des élèves sortant de l’école obligatoire ont du mal à prélever l’essentiel d’un texte. Il faut travailler autour de la capacité à exprimer une pensée, travailler la motivation intrinsèque. Ces enfants ont une motivation extrinsèque contrôlée. Ca s’use et ça conduit à des décrochages.» Anne-Marie Garcia déplore que les évaluations de CE2 ne soient plus utilisées à leur juste valeur. « Il y a quelques années, on faisait des analyses précises, on cherchait la causes des erreurs des élèves, on montait des programmes d’aide personnalisée. On pouvait voir sur des cohortes si une école avait fait progresser ses élèves. On avait un repérage chiffré. Il y a eu abandon de cette démarche évaluative très précise. »
A ses côtés à la tribune, le père Jean-Marie Petitclerc, prêtre éducateur spécialisé, rappelle avoir créé l’association Valdocco sur la dalle d’Argenteuil après les émeutes de 1995. Il critique le cloisonnement du travail social en France alors qu’il faudrait prendre les jeunes dans leur globalité (l’élève, l’enfant de ses parents, le jeune du quartier). Ce qui le frappe : la prégnance de la culture de l’entre pairs. « Aujourd’hui, avec le portable, les jeunes ne quittent jamais l’univers des copains, même quand ils sont en famille ». Pour le père Petitclerc, les conséquences sont assez catastrophiques : « ils parlent de la même façon à leur professeur ou à leurs copains. Exister sous le regard de leurs copains passe avant le fait d’exister sous le regard de l’institution. Dans un collège de centre-ville il peut encore être valorisant d’être le premier de la classe. Dans un quartier sensible c’est dangereux. Je rencontre des gamins prodigieusement intelligents. Il y a dans les banlieues la même proportion de génies scientifiques qu’ailleurs. Mais ils sacrifient leur scolarité pour sauver les alliances.» Autre différence entre un établissement lambda et un collège en zone sensible : dans le premier sur une heure de cours 40 minutes sont dédiées aux apprentissages et 20 minutes aux « interstices », dans le second c’est l’inverse. Au bout de quatre ans, la déperdition et l’écart de niveau sont considérables. Ce qui manque à ces jeunes ? « Les rencontre improbables » assure le prêtre, de celles qui changent une vie. Il assène aussi que c’est « une erreur fondamentale de vouloir scolariser tous les gamins ensemble ».
Tous les pays confrontés aux mêmes problèmes
Lors d’une deuxième table-ronde consacrée aux situations étrangères, Andreas Schleicher, directeur de l’OCDE, assure que tous les pays sont confrontés à cette problématique de l’échec scolaire des enfants pauvres ou culturellement éloignés de l’école. Le Luxembourg, pays riche s’il en est, se révèle peu performant et donc peu égalitaire. L’Allemagne connaissait il y a dix ans une situation similaire à celle de la France mais a réussi à considérablement réduire le fossé entre les milieux sociaux. La Chine apparaît comme un exemple intéressant. En quelques années, elle est parvenue à atténuer l’impact de l’origine sociale sur la réussite scolaire. Notamment par un système d’échange de pratiques entre enseignants très valorisé et relayé par le net. Les professeurs dont les cours seront les plus téléchargés seront aussi mieux notés par leur hiérarchie.
Le britannique David Laws, ancien ministre de l’Education, développe pour sa part l’exemple assez radical des « academies », des écoles privées et autonomes gérées par des organismes caritatifs mais soutenues financièrement par les pouvoirs publics. C’est essentiellement un changement d’état d’esprit qui a conduit à ce système hybride vécu comme un bouleversement : la fin de l’acceptation fataliste et implicite que la pauvreté et l’échec scolaire devaient forcément être liés. Certaines de ces écoles ont été créées de toute pièce, d’autres n’ont fait que changer de gouvernance, passant de l’escarcelle des collectivités locales à celle des associations. Toutes suivent en tous cas les mêmes préceptes : une grande exigence académique, le retour aux savoirs fondamentaux, une réelle connexion parents/enseignants, une liberté maximale dans les programmes et dans les volumes horaires. Elles font toutes l’objet d’une évaluation très rigoureuse. D’après David Laws, leur succès a été éclatant puisque nombre de ces écoles, pourtant situées dans les quartiers les plus défavorisés de Londres se classent parmi les meilleures. Désormais, une école qui n’est pas considérée comme suffisamment performante devient une « academy ». Le gouvernement laisse régulièrement entendre qu’il pourrait transformer toutes les écoles du pays en academies, ce qui alimente des débats sans fin.
Offre éducative supplémentaire ou coups de boutoir contre l’école publique
Lors de la troisième table-ronde, les discussions portent sur les relations que peuvent entretenir les écoles hors contrat façon Espérance Banlieues avec l’école de la République. Depuis sa création, la fondation suscite de fortes réticences en raison d’un ancrage idéologique perçu comme à la fois politiquement réactionnaire et économiquement libéral. L’amour du drapeau et de la morale, un enseignement à l’ancienne, le refus d’inscrire la laïcité dans le règlement, et une concurrence faite à l’école publique sur les territoires où elle est le plus mise à mal, autant d’éléments qui amènent certains contributeurs à se sentir obligs de justifier leur présence au Sénat ce lundi. Natacha Polony, sollicitée comme modératrice et intervenante, cite Clémenceau, « quand il y a le feu dans la maison, on ne regarde pas qui passe les seaux d’eau ». « Les querelles ont été rattrapées par le réel, analyse-t-elle. Les résultats de PISA montrent qu’on ne peut plus faire comme si rien ne se passait. Aujourd’hui on peut rediscuter de choses concrètes, comme les méthodes pédagogiques. Et se poser les questions essentielles : qu’est-ce qui marche ? Comment transmet-on un savoir ? Il faut montrer à ces enfants qu’ils comptent, qu’ils ne sont pas condamnés, pas assignés à résidence. Ce qui me semble essentiel dans cette expérience, c’est qu’elle relève d’une conception qui est celle du service public, fondé sur l’idéal républicain. Elle fait le travail que devrait faire éducation nationale, sur la discipline, la méthode, l’idéal de laïcité.»
C’est un refrain souvent entendu au cours de cet après-midi : la situation est trop grave pour se payer le luxe d’ergoter face à des expériences qui semblent faire leur preuve. Deux maires, de deux bords politiques différents, apportent sensiblement la même réponse. Xavier Lemoine (LR), qui a soutenu l’ouverture sur sa commune, Montfermeil, du cours Alexandre Dumas, première expérience de la fondation, raconte : « J’ai tenu à ce que l’arrivée de cette école soit complémentaire avec l’enseignement public. On n’est pas dans le jugement ni dans la défiance. Il s’est noué des liens bilatéraux. On adresse les enfants en difficulté au cours Alexandre Dumas quand ça ne va plus. C’est une des composantes éducatives de la ville. Les parents restent souverains dans leurs choix. » Son homologue socialiste de Clichy-sous-Bois, Olivier Klein, reconnaît que sa présence au colloque a suscité « quelques interrogation sur les réseaux sociaux ». Il justifie son soutien à la Fondation : « L’éducation nationale n’est pas en capacité de répondre à tous les cas, elle reproduit même les inégalités. Je crois à la pluralité de l’offre, au choix des parents. Chacun doit être modeste. L’école publique restera toujours l’école du plus grand nombre. Je crois à la mise en oeuvre de ce qui marche. Il ne faut pas se contenter de dire que les choses vont changer. Car elles ne changent pas. Le grand écart n’est plus acceptable.»
Il n’empêche, sur Twitter, Loys Bonod, enseignant, auteur du blog « La vie moderne », ne décolère pas : « Il s’agit surtout pour Espérance Banlieues de contribuer au bûcher de l’école publique ». Dans la salle, une intervention de Camille Bedin, élue LR de Nanterre, lui donne raison. A Eric Mestrallet, elle déclare : « Je suis fan. Vous défendez un modèle politique, une vision de la société qui est la liberté scolaire, ça veut dire la suppression de la carte scolaire, la contractualisation des établissements ». Ce qui amène Natacha Polony à réagir : « Je suis contre la libéralisation du système car c’est ouvrir la voie à l’éclatement de la nation ».
Parmi les soutiens venus défendre le modèle promu par la fondation on trouve Jean-Louis Borloo (oui, politiquement, on n’est pas dans un oecuménisme débridé) et Alexandre Jardin, très engagé dans les actions en lien avec l’école. Avec passion, ce dernier explique son intérêt pour les écoles Espérance Banlieues : « Tout le monde veut s’occuper prioritairement des enfants des classes défavorisées. Eric et sa bande, ils le font. D’autres écrivent des bouquins. Ca fait toute la différence, ils passent à l’acte. Il faut raisonner en dehors des cadres qui ne fonctionnent plus. On a devoir moral de les aider. Il n’y a pas un complot d’un million de profs pour faire échouer les gamins. Il y a de puissantes rigidités qui détruisent l’innovation au sein de l’éducation nationale. Est-ce que ça marche oui ou non ? Arrêtons d’arbitrer les élégances. Je propose qu’on défende les enfants. C’est une bénédiction qu’il y ait des fous furieux capables de se lancer dans un combat pareil. Ils font leur part.»
Les bons résultats de ces écoles, le soutien d’un ancien ministre et la fougue d’un écrivain ne suffiront pas à vaincre toutes les résistances dans la mesure où elles posent une question essentielle, celle de la préservation d’une école de la République pour tous. Sauf que les pragmatiques (pessimistes? cyniques?), résultats de PISA en main, ont une réponse. Cette école là est déjà morte.