Docteur en histoire, spécialiste de l’éducation, Jean-Louis Auduc vient de publier « Ecole : la fracture sexuée », ouvrage dans lequel il montre que l’échec scolaire concerne bien plus massivement les garçons que les filles. Il nous livre son analyse.
Vous alertez depuis longtemps sur le fait que l’échec scolaire est très sexué, qu’il concerne davantage les garçons. La réalité du phénomène est-elle aujourd’hui admise ?
Oui. Cette réalité n’est plus contestée aujourd’hui.On tente encore de la contourner, en expliquant par exemple que le phénomène ne concerne que certaines catégories sociales. Or, c’est faux. Tous les milieux sont concernés même si la fracture sociale vient accentuer la fracture sexuée. Quant au traitement, nous n’avançons pas beaucoup, nous sommes toujours dans l’indifférenciation. Quelques 20% d’élèves qui ne maîtrisent pas le niveau minimum requis de lecture au collège, 140.000 jeunes qui sortent du système scolaire sans diplôme… la plupart du temps on ne précise pas qu’il s’agit d’une majorité de garçons. La France ne le prend toujours pas en compte. Il s’est même trouvé une Ministre de l’enseignement supérieur pour sortir les doctorats de médecine des statistiques de 2014, ce qui laissait penser que les garçons étaient plus nombreux que les filles à obtenir un doctorat. Perdu. En réintégrant les diplômes de médecine, même à ce niveau d’études les filles font mieux.
Comment expliquez-vous cette difficulté du système scolaire à faire face à un problème avéré et chiffré ?
Longtemps les courants féministes ont été gênés par cette réalité et ne comprenaient pas que la lutte contre ces inégalités favorise le vivre-ensemble. Lutter contre l’échec des garçons c’est éviter qu’ils ne trouvent refuge dans une virilité exacerbée, dans l’agressivité à l’encontre des femmes. Autre explication : en France il existe cette créature étrange qui tient de l’ange, qui n’a ni genre, ni origine sociale, culturelle ou ethnique, ni sexe… l’élève. Nous n’avons aucune culture de la pédagogie différenciée, les professeurs ne savent pas gérer de petits groupes.
L ‘apprentissage de la lecture serait lui aussi très sexué.
Oui, les méthodes de lecture n’obtiennent pas le même niveau de performance selon le genre. Les garçons apprennent mieux avec la méthode syllabique alors que les filles atteignent leur optimum avec la semi-globale. Elles apprennent bien avec la syllabique, simplement elles vont moins loin dans la compréhension qu’avec la semi-globale. Alors que les garçons peuvent se trouver en réelles difficultés avec la méthode semi-globale. A tout prendre donc, mieux vaut la syllabique pour tout le monde, ça égalise ! Ce qui explique ces différences sexuées sur la semi-globale, c’est la capacité d’auto-correction. Elle est beaucoup plus présente chez les filles. Or la capacité d’auto-correction est capitale dans un apprentissage de la lecture en semi-globale. Si les études qui montrent la supériorité de la méthode syllabique (globalement, pour une population mixte) ne pénètrent pas le terrain c’est notamment parce que le corps enseignant est très féminisé, que ces femmes ont appris à lire avec du semi-global et qu’elles se sont épanouies dans cette méthode.
Et d’où vient cette capacité d’auto-correction des filles ? Est-elle innée, acquise ?
Un peu des deux mais le social joue beaucoup. La fille est très tôt mise en demeure de se corriger. Quand une toute petite fille de trois ans commence à apprendre à mettre la table, si elle se trompe, la maman la corrige : « ah non, la fourchette est à gauche ». Le petit garçon, lui, on ne le corrige pas. On est déjà tellement content qu’il ait fait quelque chose ! Il découvre la correction, démarche pédagogique fondamentale, à l’école. Pour lui c’est une anormalité. La fille, elle, l’accepte. Elle a l’habitude. C’est pourquoi on constate que cette fracture sexuée, présente dans tous les milieux, l’est encore plus dans les milieux très traditionnels.
La culture familiale joue donc un rôle dans cet échec scolaire des garçons ?
Oui, dans les cultures traditionnelles, où il existe une répartition très sexuée des rôles, le phénomène est renforcé. J’ai fait une étude à La Courneuve dans le 93 et une en Vendée, deux façons d’être dans des représentations traditionnelles. Les résultats étaient similaires. Plus le milieu familial est traditionnel, avec une place spécifique accordée à la fille et au garçon, plus l’école est vécue par le garçon comme le lieu de la contrainte, où on va l’obliger à se corriger. Alors que pour la fille, au contraire, l’école est, par rapport au foyer, le lieu de la valorisation. Dans certains milieux aussi, la lecture est assimilée à une activité de fille, ce n’est pas viril. Entrer dans le champ du savoir revient à être marqué du sceau féminin. Ne pas lire c’est donc résister.
La dernière enquête INED/INSEE intitulée Trajectoire et origine constate ce différentiel en faveur des filles chez les enfants d’immigrés et conclut à « un fonctionnement discriminatoire de l’institution scolaire à l’encontre des garçons sur le fondement de leur origine ». Si on vous écoute, ils ont tort. Tort parce que ce n’est pas tant l’origine ethnique qui compte que le fait que ce sont des garçons, en plus souvent issus de milieux très « traditionnels » puisque d’origine immigrée et populaire. Non ?
En effet. La dernière édition de PISA a rappelé que la France devait s’atteler à traiter trois fractures, sociale, ethnique et sexuée, qui se conjuguent. Elles apparaissent dès le plus jeune âge, avec l’apprentissage de la lecture, et se répercutent ensuite, jusqu’à l’orientation scolaire. Ce n’est pas l’institution qui discrimine, c’est l’indifférenciation.
Quels sont les pays qui pratiquent des pédagogies différenciées ?
Le Canada, l’Ecosse, la Suède, entre autres. La Suède a mis en place une démarche spécifique destinée aux garçons pour la lecture. Un Suédois me disait : « vous refusez de considérer le genre en amont, au début de la scolarité et résultat, vous n’avez aucune mixité dans les sections de soutien aux élèves en difficulté. Nous nous faisons de la prévention en séparant garçons et filles pour certaines activités et nous avons une vraie mixité à l’arrivée ». L’idée c’est de permettre ces moments séparés pour mieux gérer les moments ensemble.
Pourtant c’est en Suède que le genre était aboli dans les crèches…
Ils ont arrêté. En tous cas ils ont cessé d’utiliser le pronom neutre pour s’adresser aux enfants. Ce pronom sert à désigner les objets dans la langue suédoise. C’était très dévalorisant. On ne peut pas réduire un enfant à un objet au moment où il veut devenir un être, où il entre dans la mobilité. En revanche, il existe un concours spécifiquement ouvert aux hommes pour travailler dans les structures de la petite enfance. Il existe un quota d’au moins un homme dans chaque établissement. L’une des conséquences de cet échec des garçons (et extrême réussite des filles), c’est d’ailleurs que certains métiers se sont incroyablement féminisés.
Oui, vétérinaire, médecin, architecte, magistrat. Ce qui serait décisif aujourd’hui ce ne serait pas de faire des actions ciblées en faveur de l’orientation des filles mais plutôt des garçons.
Mais est-ce si grave que ces métiers soient féminisés ?
Prenons l’exemple de la magistrature. Aujourd’hui, pour les premières nominations, vous n’avez presque plus d’hommes. Ce sont des postes qui se trouvent notamment en banlieue. C’est ennuyeux car les jeunes garçons qui arrivent devant le juge auraient justement besoin de la parole de pairs. Comme le dit un éducateur de Mantes-La-Jolie, « dans certains quartiers, le premier homme qu’un jeune va voir dans sa vie c’est la maton de prison ». Donc oui, c’est embêtant que certains métiers soient à ce point féminisés.