Une étude de grande ampleur est actuellement menée par l’unité de recherche du Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital de Genève. Intitulée Geneva Early Childhood Stress Project, co-dirigée par Daniel Schechter et Sandra Rusconi Serpa, cette étude cherche à comprendre les effets sur l’enfant d’un état de stress post traumatique chez le parent, état associé à des violences interpersonnelles répétées. Pour le dire autrement : quelles sont les répercussions des violences subies par le parent dans un passé plus ou moins lointain sur les interactions avec l’enfant et sur le développement de celui-ci ?
En introduction, quelques rappels quant aux notions implicites d’une telle recherche. Le principal concept qui sous-tend ce travail est celui de la régulation mutuelle entre la mère et l’enfant. « Chez le bébé, le chemin vers l’auto-régulation commence par la régulation mutuelle avec le parent dès la naissance, pose Sandra Rusconi Serpa. Les trois premières années de vie sont fondamentales. La régulation mutuelle est asymétrique puisque c’est l’adulte qui joue le rôle le plus crucial. Il a plus de capacités à comprendre, à moduler et à répondre à la communication émotionnelle du jeune enfant.» Qu’est-ce qui peut entraver la participation maternelle à cette régulation mutuelle ?
L’état de stress post traumatique, risque majeur pour la parentalité
Le stress, le trauma, la psychopathologie, qui vont venir empêcher la propre auto-régulation du parent. Il va beaucoup être question dans le Geneva Early Childhood Stress Project d’état de stress post traumatique (ESPT), qui résulte d’une peur intense, de l’impuissance et de l’horreur associée à une expérience terrifiante au cours de laquelle le sujet a pensé perdre la vie ou la vie d’un proche. Il s’agit d’un moment d’effroi ou de terreur. Ces sentiments ne s’éteignent pas dans le temps. Quels en sont les symptômes ? L’évitement, l’hypervigilance, les flashback (ou souvenirs intrusifs), et parfois les états dissociatifs. Avec quel impact sur la parentalité ? « Un parent traumatisé se sent menacé, précise Sandra Rusconi Serpa. Il a besoin de répondre à ses propres besoins d’auto-protection, ce qui peut entrer en compétition avec les comportements de soins à l’enfant et susciter un stress additionnel chez le bébé. L’ESPT peut interférer très gravement avec la capacité du parent à s’engager dans la relation mutuelle. » Sans oublier l’autre partie de la boucle : dans ce système bi directionnel les jeunes enfants ont eux-mêmes un impact sur leurs parents puisque le petit enfant éprouve toutes sortes d’émotions (peur, frustration, détresse, colère…).
L’équipe de chercheurs a donc posé comme hypothèse centrale que les émotions du bébé peuvent déclencher, réactiver, des symptômes d’ESPT chez un parent qui en souffre déjà. Le parent va éviter de voir la détresse et l’impuissance du bébé. Il va être soumis à un biais d’interprétation. Ce qui conduit à un cercle vicieux : l’enfant émet un signal de détresse, qui suscite le stress du parent, son retrait et son indisponibilité. Ce retrait amène l’enfant à se sentir encore plus impuissant et en détresse. L’objectif d’une telle étude est aussi de comprendre quels peuvent être les facteurs de risque et de protection, pourquoi certains enfants développent des troubles, d’autres non, pourquoi certains deviennent agresseurs, d’autres victimes.
Un recrutement original
L’originalité de ce travail de recherche réside notamment dans le recrutement des dyades mère-enfant. Des flyers ont été distribués dans des services pédiatriques, à l’université, à l’école polytechnique, dans les centres spécialisés dans l’accueil des victimes de violences. Mais ces documents n’évoquaient pas la violence en tant que telle, ils insistaient essentiellement sur le stress du parent et ses effets sur l’enfant. « Les candidatures ont afflué, raconte Sandra Rusconi Serpa. Nous avons entendu beaucoup d’histoires de vie épouvantables racontées pour la première fois. Il y avait chez ces personnes une demande indirecte de soin. Elles étaient soudain prêtes à franchir le pas, à faire pour leur enfant ce qu’elles n’avaient pas pu faire pour elles.»
Quelques 120 mères d’enfants de 12 à 42 mois ont été incluses et des données complètes ont été recueillies pour 99 d’entre elles. Le premier rendez-vous, effectué sans l’enfant, consiste en un questionnaire qui doit permettre de poser le diagnostic d’ESPT. Les chercheurs ont identifié des sujets sains, des sujets victimes de violence mais sans ESPT associé et des sujets porteurs d’un ESPT (avec deux sous-groupes : un ESPT associé à des violences, un ESPT non associé à des violences).
Lors du deuxième rendez-vous l’enfant est exposé à des « stresseurs » : notamment des moments de séparation, et un objet « déroutant » présenté à l’enfant. Des prélèvements de salive et de cellules buccales sont effectués pour mesurer notamment le taux de cortisol, donc le niveau de stress. Au cours d’une troisième étape les mères passent un IRM qui permet d’analyser l’activité cérébrale lors de la diffusion d’images plus ou moins stressantes : images de leur propre enfant et d’un autre enfant du même sexe et du même âge en situation de stress ou en situation de jeu, différentes images d’expression faciale, des scènes de films connus (situations neutres, agressives, prosociales).
Ces différentes phases constituent le temps 1 du protocole. Le temps 2, qui vient de se terminer, est consacré à l’évaluation du des enfants entre 5 et 9 ans.
Les mères traumatisées incapables d’interpréter les émotions de leur enfant
Quels sont les premiers constats et résultats ? La majorité des mères ont été exposées à de la violence interpersonnelle durant l’enfance (témoin ou victime de violences). La sévérité de l’ ESPT maternel est fortement associée à l’alexythimie, c’est à dire la difficulté à identifier, différencier et exprimer ses propres émotions et celles des autres. « Ces femmes sont dans l’évitement de la confrontation aux affects, elles éprouvent un fort sentiment d’impuissance, note Sandra Rusconi Serpa. Elles ne peuvent plus lire certaines émotions chez leur enfant. Face à un tout petit en détresse elles voient un enfant en colère et puissant. Elles ne sont pas outillées pour aider l’enfant à réguler ses émotions.»
Lorsqu’on analyse les manifestations physiologiques du stress (via la sécrétion de cortisol), on observe qu’en début d’expérience, toutes les mères sont plus stressées. Mais ensuite la courbe est beaucoup plus plate, elle présente moins de reliefs chez les mères ESPT. Comme si l’organisme avait été usé par l’exposition répétée à la violence et au stress et qu’il cherchait à se protéger par une hypocorticoïdie. Les enfants présentent eux aussi une courbe de sécrétion de cortisol à la fois basse et plate même en situation de stress, ce qui peut apparaître, de façon trompeuse, comme une indifférence au stress. Par ailleurs, plus l’ESPT maternel est intense, moins le cortex pré frontal est activé. En d’autres termes, les mères traumatisées activent moins les zones cérébrales qui permettent de réfléchir et d’analyser.
Autre résultat saisissant : quand on s’intéresse aux -nombreux- enfants de l’étude exposés à des violences domestiques, il apparaît que les effets de cette violence dont les enfants sont témoins sont modulés par l’ESPT maternel. Ce qui est déterminant pour l’enfant, ce n’est pas tant l’exposition à la violence domestique que l’ESPT maternel qui en découle. Pour le dire autrement : c’est la façon dont la mère réagit à la situation qui va fortement contribuer à la psychopathologie de l’enfant. Ce qui a des conséquences cliniques. « Ce résultat renforce l’idée que si on arrive à agir sur la manière dont les mères répondent à ces situations, à les confronter à des choses qu’elles évitent, on devrait pouvoir améliorer les échanges et les interactions avec l’enfant, explique Sandra Rusconi Serpa. Il faut pouvoir cibler dans la clinique ces différentes dysrégulations. »
Résultats prometteurs, évaluation en cours d’élaboration
L’équipe de chercheurs teste l’hypothèse du biais d’interprétation des mères avec des séances de video feedback (voir notre article précédent sur le sujet). Que voient ces mères lorsqu’on leur montre une interaction avec leur enfant filmée au préalable? Identifient-elles ce que vit l’enfant ? « On confronte la mère à des émotions qu’en général elle cherche à éviter, précise la thérapeute. On l’interroge : « Qu’avez vous éprouvé ? » « Et lui que pensez vous qu’il a éprouvé ? » On est hors du moment chaud. On n’active pas les mêmes zones. C’est un moment en sécurité. » L’idée est d’aider les mères à tolérer et à intégrer ces émotions associées au traumatisme.
Le modalités de l’intervention ont été décrites dans un manuel et une étude est en en cours de construction pour permettre l’évaluation du traitement. « Les premiers résultats sont en tous cas très prometteurs », se réjouit Sandra Rusconi Serpa. Le Geneva Early Childhood Stress Project, étude longitudinale, vient d’entrer dans sa phase trois, qui va permettre de revoir les enfants concernés, à l’entrée de l’adolescence.
Références complémentaires proposées par Sandra Rusconi Serpa:
* How do Maternal PTSD and Alexithymia Interact to Impact Maternal Behavior?
Daniel S. Schechter, Francesca Suardi, Aurelia Manini, Maria Isabel Cordero, Ana Sancho Rossignol, Gaëlle Merminod, Marianne Gex-Fabry, Dominik A. Moser, Sandra Rusconi Serpa
Child Psychiatry Human Development, 2015
* Psychodynamic Approaches to Medically Ill Children and Their, Traumatically Stressed Parents
Ariane Schwab, Sandra Rusconi-Serpa, Daniel S. Schechter.
Child And Adolescent Psychiatric Clinic of North America, 2013
* Effects of interpersonal violence-related post-traumatic stress disorder (PTSD) on mother and child diurnal cortisol rhythm and cortisol reactivity to a laboratory stressor involving separation
Maria I. Cordero, Dominik A. Moser, Aurelia Manini,Francesca Suardi, Ana Sancho-Rossignol, Raffaella Torrisi, Michel F. Rossier, François Ansermet, Alexandre G. Dayer, Sandra Rusconi-Serpa, Daniel S. Schechter
Hormones and Behavior 2017
* Understanding how traumatized mothers process theirtoddlers’ affective communication under stress: Towards preventive intervention for families at high risk for intergenerational violence
Schechter DS, Rusconi-Serpa S. In Emde R, M Leuzinger-Bohleber (Eds). Early
Parenting Research and Prevention of Disorder: Psychoanalytic Research at Interdisciplinary. Frontiers. London: Karnac Books.
* Maternal PTSD and corresponding neural activity mediate effects of child exposure to violence on child PTSD symptoms
Daniel S. Schechter, Dominik A. Moser, Tatjana Aue, Marianne Gex-Fabry,Virginie C. Pointet, Maria I. Cordero,Francesca Suardi, Aurelia Manini, Marylène Vital, Ana Sancho Rossignol, Molly Rothenberg, Alexandre G. Dayer, Francois Ansermet, Sandra Rusconi Serpa, Plos One 2017
* Maternal reflective functioning, interpersonal violence-related posttraumatic stress disorder, and risk for psychopathology in early childhood
Francesca Suardi, Dominik Andreas Moser, Ana Sancho Rossignol, Aurélia Manini, Marylène Vital, Gaëlle Merminod, Axelle Kreis, François Ansermet,
Sandra Rusconi Serpa & Daniel Scott Schechter. Attachement and Human Development 2018
* Trauma and Parenting:Informing Clinical Practice with Recent Research Findings Francesca Suardi,Molly Rothenberg,Sandra Rusconi Serpa, Daniel Schechter. Mental Health 2017