Les signaux adressés par le gouvernement, de la part du Ministre de l’Economie Bruno Le Maire d’abord, puis de la Ministre des Solidarités et de la Santé Agnès Buzyn à l’occasion du PLFSS 2018, sont de plus en plus clairs: la politique familiale et l’universalité des allocations vont de nouveau être discutées. Notamment parce qu’il semble de plus en plus difficile de concilier la priorité donnée à la lutte contre la pauvreté avec le maintien d’un système universel. Les associations familiales fourbissent les armes rhétoriques contre la disparition d’une philosophie familialiste héritée de la Libération. Les mouvements caritatifs, embarrassés, restent pour le moment en retrait d’un débat qui n’en est encore qu’à ses prémices.  Certains ont néanmoins répondu à nos sollicitations.

C’est certainement une litote : les mesures relatives à la branche famille dans le Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale (PLFSS) suscitent pour le moins la désapprobation et l’agacement des associations familiales. Fin septembre l’Union Nationale des Associations Familiales s’est fendue d’un communiqué accusant la politique à venir de n’être « ni responsable ni solidaire ». L’Union des Familles laïques (UFAL) a publié de son côté un texte selon lequel « Macron parachève le funeste dessein de Hollande ». La branche française du Mouvement mondial des Mères se demande quant à elle comment il est possible de soutenir les familles tout en faisant des économies.

Des économies sur le dos de toutes les familles

Ces mouvements de défense des intérêts des familles se rejoignent pour dénoncer des mesures qui pénalisent selon eux l’ensemble des foyers. Ainsi de la réforme touchant l’allocation de base de la PAJE. Le PLFSS 2018 prévoit à la fois une baisse des plafonds des conditions de ressources et une baisse du montant (qui passerait de 184 euros à 169 euros par mois pour les familles qui la perçoivent à taux plein). 20% des ménages avec enfants ne perçoivent pas aujourd’hui cette allocation de base parce qu’ils sont au-dessus des plafonds de ressources. Après la réforme, 10% de foyers supplémentaires pourraient en être exclus. Près d’un tiers des familles ne percevraient donc pas cette allocation.
Les associations familiales considèrent que cette mesure va impacter négativement l’ensemble des familles bénéficiaires y compris les plus modestes (la baisse du montant concerne tout le monde) et qu’elle va en plus léser les catégories moyennes et intermédiaires, celles qui peuvent aujourd’hui bénéficier de cette allocation et n’en bénéficieront plus après la réforme. La branche française du Mouvement Mondial des Mères l’assure dans un powerpoint destiné à décrypter les ressorts et conséquences de ces mesures: “Attention, on ne parle pas de priver d’allocation des “riches” mais des familles des classes moyennes, par exemple un couple gagnant 2 smic accueillant son 1er enfant perdrait 1000 euros d’allocations par an!”

Des mesures réelles mais modestes pour les familles monoparentales

Le sujet est sensible et le terrain miné. Monter au créneau contre les économies faites sur le dos des familles alors que la branche famille vient de redevenir excédentaire apparaît comme un combat légitime et de bon sens. Mais que répondre si, face aux mesures de restriction annoncées (présentées comme une « harmonisation ») l’objectif poursuivi est en parallèle d’accroître la solvabilité des parents les plus en difficulté ? Le PLFSS 2018 prévoit en effet d’augmenter de 30% le plafond du complément de mode de garde (CMG) pour les familles monoparentales, ce qui représente une augmentation en valeur absolue pouvant aller jusqu’à 138 euros par mois. L’UFAL note que « même avec cette revalorisation prévue, les familles en situation de grande pauvreté ne pourront pas recourir à un mode d’accueil individuel (celui concerné par le CMG) qui restera encore trop onéreux ».

Pour l’UNAF, il s’agit d’une mesure faussement généreuse, et surtout déconnectée de la réalité du terrain.« Cette hausse annoncée de 138 euros par mois est un montant maximum qui correspond à des situations rarissimes, qui cumulent faibles ressources et durée de garde très élevée. Dans la réalité, le périmètre de la mesure est étroit (environ 78 000 familles) et le remboursement supplémentaire moyen plutôt proche de 40 euros» Il est en effet très rare que les mères seules en grandes difficultés financières occupent un emploi à temps plein. Lorsqu’une mère seule a un besoin de garde sur une plage horaire élargie, il est peu probable qu’elle soit concernée par la pauvreté. De plus, argumente l’UNAF, « pour toutes les familles modestes, le reste à charge restera élevé, et surtout, sans la mise en place du tiers payant, l’avance en trésorerie demeurera toujours un frein majeur à leur accès aux modes de garde. » L’expérimentation du tiers-payant auprès des assistantes maternelles menées dans plusieurs départements n’a pour le moment pas été généralisée.

Derrière les critiques techniques, un débat ancien et fondamental

L’UFAL est allée plus loin dans sa position qu’une simple critique des mesures annoncées -elles ne seraient que de la poudre aux yeux- ou qu’une dénonciation des économies réalisées sur le dos de la branche famille en général. L’association s’inquiète clairement du nouveau focus mis sur la lutte contre les inégalités, focus qui annoncerait la fin de l’universalité de la politique familiale : « Le Président Macron s’inscrit dans la droite ligne de la réforme des prestations familiales initiée sous le quinquennat Hollande et dont la philosophie consiste à sortir progressivement les classes intermédiaires du champ de couverture de la politique familiale. Le Gouvernement entérine de la sorte son souhait de transformer la branche famille de la Sécurité sociale en simple opérateur de lutte contre l’extrême pauvreté. Il vise à mettre fin à la dimension universelle de la politique familiale qui découlait de la vocation initiale de la Sécurité sociale et de son financement par la cotisation sociale, autrement dit le salaire socialisé. »

Dans le même communiqué, elle écrit : « Les décisions de ce PLFSS 2018 et celles à venir (mise sous conditions des AF…) s’inscrivent dans cette logique de modification structurelle du financement de la branche famille et de son resserrement autour d’un objectif de lutte contre l’extrême pauvreté. Le prix de cette politique sera très élevé, à savoir la destruction de la cohésion sociale entre l’ensemble des familles. »

Les allocations familiales pour tous de nouveau en débat

De fait, Agnès Buzyn, Ministre des solidarités et de la santé, qui répondait ce dimanche 22 octobre aux questions du Grand jury RTL-Le Figaro, a semblé confirmer les craintes de l’UFAL. Oui, le gouvernement a bien fait de la lutte contre la pauvreté une priorité et oui il est possible que cette priorité ait des implications fortes en terme de politique familiale. Au cours de cet entretien d’une heure, elle a ainsi affirmé, concernant l’allocation de base :  «Nous avons aligné une prestation qu’on donnait avant l’âge de 3 ans (ndlr « l’allocation de base »)sur la prestation qu’on donne après les 3 ans de l’enfant (ndlr « le complément familial »). On aligne vers le bas, c’est vrai. Pour pouvoir faire plus pour ceux qui en ont le plus besoin. Cela nous permet de revaloriser pour les familles monoparentales et de revaloriser le complément familial majoré.» Un peu plus tard elle poursuit : « Ce qui compte c’est l’objectif, pas les moyens. On se bat sans arrêt sur des questions de principe alors qu’on devrait se mettre d’accord sur l’objectif. »

Et d’énumérer deux objectifs considérés comme majeur : enrayer la baisse de la natalité et sortir du seuil de pauvreté 36% des familles monoparentales. »Elle finira par lâcher qu’elle ne veut pas de « tabou » dans la discussion et qu’elle souhaite donc rouvrir le débat sur l’universalité des allocations familiales. « Quand on gagne 8000 euros par mois et qu’on reçoit 100 euros par mois, ça ne joue pas sur l’envie de faire un enfant, ça ne sert donc pas la politique de natalité, et ça ne joue pas sur le seuil de pauvreté des enfants La Ministre le redira à plusieurs reprises : « Je fais des choix clairs en faveur des personnes les plus en difficulté.» Une mission parlementaire présidée par Guillaume Chiche (LREM) et Gilles Lurton (LR) doit se saisir du sujet et se prononcer sur la fin de l’universalité.

Un hiatus entre les associations familiales et les mouvements caritatifs ?

La question qui se pose donc de nouveau, avec peut-être encore plus d’acuité, est bien celle-là : la nouvelle priorité donnée à la lutte contre la pauvreté doit-elle conduire à revenir sur le principe d’universalité hérité de la politique familialiste de l’après-guerre ?  Les associations familiales, très clairement, refusent cette option. Parce que l’universalité fonde en partie la cohésion nationale, participe du lien social, implique une redistribution horizontale autant que verticale et parce que revenir sur ce principe serait la porte ouverte à d’autres reculs (ne plus rembourser les médicaments aux plus aisés, ne plus proposer l’école gratuite pour tous etc…)
Mais qu’en est-il des associations du champ social dont la lutte contre la pauvreté est à l’origine même de leur création ? Sont-elles elles aussi réticentes à revenir sur l’universalité ou considèrent-elles que la fin (augmenter les aides accordées aux plus démunis) justifie les moyens (ne plus verser d’allocations familiales aux plus riches) ? Assez curieusement nous semble-t-il, elles sont restées silencieuses face à cette question cruciale les concernant pourtant au premier chef.

Difficile de se positionner sur un sujet aussi sensible

Sollicité, le Secours Catholique fait preuve d’une extrême prudence. « Oui il faut une politique ambitieuse en matière de lutte contre la pauvreté, cette lutte doit être considérée comme prioritaire, et chaque politique menée doit pouvoir prouver son impact en la matière, assure Daniel Verger, responsable du pôle action et plaidoyer. Mais L’universalité accroît le lien social, le sentiment d’appartenance à la société. Il y a un vrai enjeu à tenir les deux. » Il faut d’un côté « être vigilant quand on supprime l’universalité », de l’autre « savoir faire des choix difficiles pour favoriser la solidarité ». Daniel Verger assure comprendre la position des associations familiales. « La politique familiale a été pensée en faveur de toutes les familles et non comme un outil de redistribution. Aujourd’hui le curseur bouge, la politique familiale devient aussi un outil de solidarité. Nous sommes favorables à cette évolution car aider davantage les familles en situation de précarité constitue un réel enjeu. Mais la promotion des familles est importante également. Nous sommes attentifs à la réflexion autour du lien social, de la cohésion nationale. » Et, en même temps, selon une expression devenue marque déposée, « cette cohésion peut être mise en danger par des inégalités trop fortes ». D’où cette synthèse : « Nous défendons plutôt une protection sociale pour tous, différenciée selon les besoins, un universalisme proportionné. » Et de préciser au passage que le focus sur les familles monoparentales fait oublier que la grande pauvreté touche aussi des couples.

Cette focale sur la monoparentalité ne satisfait pas non plus Samia Darani conseillère technique Enfance/Famille à l’ UNIOPSS. « Si on veut aider l’ensemble des familles vulnérables on ne peut pas se contenter du critère de la monoparentalité. Il faut aussi augmenter la solvabilité de l’ensemble des familles pauvres, les familles nombreuses par exemple.» Quant au débat “universalité versus ciblage sur les plus démunis”, Samia Darani le trouve légitime. « Nous sommes très attachés à l’universalité, que toutes les familles perçoivent une aide, il faut protéger ce principe. Mais nous entendons que la question d’une réduction des allocations pour les familles très aisées puisse se poser. Sans balayer d’un revers de la main l’universalité de la politique familialiste issue de la libération, on peut apporter une nuance : l’universalité ne signifie pas que toutes les familles doivent bénéficier de prestations identiques. En tous cas nous appelons à un débat de société sur la façon dont sont utilisés les fonds de la sécurité sociale.»

Quelques rares acteurs se prononcent pour la fin de l’universalité

L’UNICEF France nous a répondu le jeudi 26 octobre et le propos est plus tranché:  “L’UNICEF France soutient l’approche allant dans le sens d’un ciblage renforcé des allocations familiales pour les ménages les plus modestes.” Cette agence des Nations Unies avait “salué la réforme de la politique familiale en 2013 et, en ligne avec le principe d’équité qui régit toutes les activités de l’UNICEF dans 190 pays, est favorable à un débat sur le renforcement des transferts sociaux pour les familles les plus vulnérables“. Pourquoi? Parce que “l’efficacité de ce ciblage est prouvée, comme l’a rappelé la Cour des Comptes, et doit aller encore plus loin, notamment en matière d’accueil de la petite enfance“.  L’UNICEF France poursuit: 3 millions d’enfants en France, soit un sur 5, vivent sous le seuil de pauvreté. C’est un chiffre beaucoup trop important pour la 5e puissance mondiale, et qui ne baisse pas depuis une décennie. Les inégalités se creusent, les situations de privations matérielles se multiplient et les disparités territoriales se renforcent. La notion d’équité devrait irriguer toute politique publique, pour donner les mêmes chances dès le départ pour chaque enfant.

Pour ATD Quart Monde, acteur historique de la lutte contre la pauvreté, ce sujet fondamental requiert de la nuance mais appelle aussi, in fine, une prise de position. « Notre inquiétude est la suivante, explique Marie-Aleth Grard, vice-présidente du mouvement : quand une politique publique n’est pas d’abord pensée en direction des plus démunis, elle ne les atteint pas. » Nous en déduisons qu’elle est donc plutôt satisfaite des discours récents, assez volontaristes en matière de lutte contre la pauvreté, notamment celle des enfants et des jeunes. « Oui, nous sommes sensibles aux messages forts adressés depuis quelques semaines, sur l’investissement social, sur la prévention précoce.» Quid alors de cette volonté manifeste de faire de la politique familiale un outil de lutte contre les inégalités (à travers la politique d’accueil du jeune enfant et à travers les prestations familiales) ? « Il faut se poser la question de l’urgence. Quelle est-elle ? Pour nous c’est de ne plus avoir 9 millions de personnes sous le seuil de pauvreté. Donc, oui, il nous semble que cette priorité là peut justifier de revenir sur le principe d’une universalité absolue. Chacun peut comprendre qu’il y a des efforts à faire. On peut entendre qu’un couple qui gagne plus de 6000 euros par mois n’a peut-être pas besoin de percevoir des allocations familiales. »

Comme un écho aux propos de la Ministre le dimanche 22 octobre à la radio, qui elle évoquait un seuil de 8000 euros de revenus. Ce lundi 23 octobre, toujours sur RTL, c’est Gilles Legendre, député LREM, qui fixait à 4000 euros euros mensuels pour un couple le seuil de définition d’une famille “pas riche mais aisée”. Autant il est facile de se mettre d’accord sur un seuil de pauvreté, autant il est plus délicat de parvenir à définir les points de bascule entre les classes moyennes inférieures, supérieures, les catégories intermédiaires, les classes aisées. Et de savoir qui doit payer plus et qui, éventuellement, doit recevoir moins voire plus du tout.