Bénédicte Bister est directrice de l’école maternelle du Charmois à Vandoeuvre (Meurthe-et-Moselle), qui accueille une forte proportion d’enfants migrants ou issus de l’immigration et, pour une partie d’entre eux, allophones. Elle participe au projet LINUMEN (LIttératie et NUMératie Emergentes par le Numérique) dont nous avons parlé récemment. Cette professionnelle très investie détaille les expérimentations menées par son équipe pour favoriser le partenariat avec des parents peu familiarisés avec le système français.
Comment définiriez-vous votre public ?
Bénédicte Bister. La population de notre école a changé avec les années. Auparavant nous accueillions une population brassée qui comptait des enfants de chercheurs et d’étudiants en raison de la proximité de la faculté. Aujourd’hui les familles de souche sont de moins en moins présentes (elles ont vieilli), beaucoup de parents viennent de pays de l’est (pour des raisons économiques) et 10% des enfants ne parlent pas français quand ils arrivent. Une grande partie des écoliers sont aussi issus de la troisième génération.
Dans ce contexte, quels sont les défis à relever ?
B.B. Notre principal enjeu est de faire comprendre les spécificités de l’école maternelle française, lieu d’apprentissage et non lieu d’éveil. Pour les parents c’est souvent éloigné de ce qu’ils ont pu connaître dans leur pays. Il est impératif de créer un lien de confiance et de respect mutuel. Pour des familles qui ne maîtrisent pas la langue, entrer dans ce lieu inconnu peut susciter de la peur, c’est anxyogène. Avec des cultures aussi diverses il y a aussi un enjeu à la citoyenneté, il faut apprendre à se connaître. Dans une perspective française, nous ne pouvons pas nous contenter d’une simple juxtaposition de communautés, nous devons nous enrichir mutuellement. Il s’agit là d’une tension constitutive puisque chacun doit en même temps conserver sa propre individualité, sa propre histoire. Quant à ces enfants qui entrent à l’école, notre rôle est de les aider à comprendre le monde qui les entoure, à apprendre à penser, à construire quelque chose de commun.
A quels outils avez-vous recours ?
B.B. Nous utilisons le « sac à histoire », trois histoires traduites en 14 langues à l’oral et à l’écrit. Les livres rentrent dans les familles et servent de support à u travail didactique en classe. C’est un objet commun à tous, un objet de pensée commune. Les enfants apprennent ainsi, ensemble, à comprendre le français. Autre initiative : nous organisons des journées banalisées au cours desquelles les parents viennent en classe avec les enfants. Enfin, pour que les parents comprennent qu’en maternelle on apprend par le jeu, nous les invitons à venir jouer avec leur enfant. Ils jouent en classe et ils viennent jouer également avec moi. Ce qui me permet de leur expliquer la complémentarité du jeu en classe et du jeu en famille. Ces moments sont l’occasion pour des familles qui ne parlent pas la même langue de partager quelque chose, de rire ensemble. Ces parents viennent davantage dans l’école, nous constatons moins d’absentéisme.
Les familles sont-elles facilement réceptives à ce que vous leur proposez ?
B.B. Elles ne viennent pas forcément s’inscrire spontanément. Tous les parents ne comprennent pas tout de suite l’importance de leur participation, tous n’ont pas les codes. Il y a aussi des parents dont le principal souci c’est la survie, l’école vient après. L’enseignant doit donc faire un travail d’incitation. Le meilleur moyen de les convaincre est de leur faire vivre les choses. Le lien personnalisé, le fait de s’adresser à eux directement, de nouer cette relation étroite, constitue le principal levier. Ce qui nécessite la bonne volonté des équipes, bonne volonté qui doit se professionnaliser. Je ne crois pas trop à l’idée de bonnes pratiques qu’on pourrait généraliser mais plutôt à un travail partenarial avec les assistantes sociales, les infirmières, car nous, les enseignants, nous ne pouvons pas tout faire, nous devons rester des professionnels de l’apprentissage. C’est parce que ces familles fragiles voient leur enfant progresser qu’elles vont être rassurées. L’approche ne peut être que systémique. Donc, au-delà de l’aspect relationnel, la réflexion pédagogique reste essentielle : comment apprend-on à parler à ces enfants ? Comment leur permet-on de comprendre une histoire, comment leur fait-on aimer la lecture ?
La recherche montre que le bilinguisme est un réel atout pour les enfants. Pourtant, dans nombre de situations, ce bilinguisme semble plutôt constituer un frein. Comment l’expliquer ?
B.B. Ce n’est pas le problème de la langue ou du bilinguisme. C’est un prisme social, une question de handicap culturel. Les enfants de parents non francophones mais doctorants n’ont aucun problème pour apprendre la langue. Je retrouve les mêmes difficultés chez les familles du quart monde français que chez les familles migrantes de faible niveau socio-économique. Le niveau d’instruction change la donne. Un exemple. Nous sommes intervenus auprès d’éducateurs de jeunes enfants pour raconter l’expérience du sac à histoires. Il nous a été demandé de venir avec des parents qui puissent témoigner. C’est évidemment difficile de trouver des familles en capacité de témoigner, en raison notamment de la barrière de la langue. J’ai demandé à des parents plutôt instruits. La maman, qui dans son pays était ingénieure, est venue toute la journée de la formation, elle a noué des liens et quelqu’un lui a proposé un stage dans une crèche. C’est forcément plus facile avec des parents de milieu socio-économique plus élevé. Et c’est plus facile pour leurs enfants.
Comment analysez-vous le fait que la France qui scolarise pourtant massivement les 3-6 ans soit aussi le pas où la destinée scolaire est le plus conditionnée à l’origine sociale ?
B.B. Peut-être faudrait-il s’inspirer de ce qui est fait en maternelle en élémentaire. La fracture entre la grande section et le CP est par exemple trop importante. Et puis si l’école maternelle n’existait pas les écarts seraient peut-être encore plus grands. Ce que je sais, tout en restant très humble, c’est que la maternelle permet d’atteindre les parents, même les plus éloignés de l’école, d’alerter les services sociaux de façon préventive, de répondre à l’appétence pour le savoir des enfants. Notre métier demande de la patience, il faut prendre l’enfant là où il en est et le faire progresser. Nous sommes obligés d’avancer étape par étape. Je crois au principe d’éducabilité, au fait qu’il ne faut pas baisser les bras.
La question des écrans se pose-t-elle dans votre école ?
B.B. En ce qui me concerne, c’est un sujet de préoccupation relativement récent et je pense aujourd’hui que c’est assez catastrophique. J’ai ainsi vu récemment dans le bus une maman, de milieu plutôt défavorisé, avec son bébé de 18 mois. Il pleurait. Elle a pris son smartphone, a cherche un dessin animé sur Youtube et le lui a mis dans les mains. 18 mois ! Je n’ai pas d’avis tranché, j’essaie de ne pas être dogmatique. Comme le conseille l’un des chercheurs avec lequel je travaille, j’essaie d’être « agnostique ». Ce qui est certain c’est qu’avant trois ans les écrans présentent peu d’intérêt pour un enfant. Ce dont on peut être sûr également c’est qu’une exposition massive est problématique. Après, on a peu de données scientifiques. Et il me paraît inefficace de porter un message d’interdiction absolue. Informer les parents, oui, c’est une des options possibles. Je profite de nos matinées jeux pour faire passer des messages sur l’intérêt du jeu en réel, de la manipulation, sur l’impact des écrans sur le cerveau des jeunes enfants. L’autre question très ouverte, légitime, est celle de l’apport du numérique dans les apprentissages. C’est pourquoi le dispositif LINUMEN m’intéresse. En tous cas nous avons une obligation d’aider nos élèves à utiliser le numérique, nous devons former des citoyens, pas des usagers.