Cet article a initialement été mis en ligne le 26 février 2015 sur le blog Enfances en France
Dans quelques semaines, une jeune femme anonyme fêtera comme tant d’autres son trentième anniversaire. Pas de visage, pas de prénom, aucune localisation. Secret défense, rien ne filtre. Ce que l’on sait en revanche : avant sa venue au monde ses parents ont perdu un fils adolescent, son père est un passionné d’aviation, la femme qui l’a élevée n’est pas sa mère biologique. Cette jeune Française est née d’une mère porteuse en 1985, à une époque où cette « méthode », méconnue du grand public puisque très peu pratiquée, n’était pas explicitement interdite par la loi. La femme qui l’a mise au monde, Patricia, a défrayé la chronique en assumant publiquement d’être la « première mère porteuse française officielle». A l’époque le magazine PARENTS obtient ce scoop, consacre sa couverture et huit double pages à l’interview de Patricia alors qu’elle vient tout juste d’être inséminée avec le sperme d’un homme dont la compagne est devenue stérile. Patricia raconte dans le détail au magazine ses motivations, ses attentes et ses angoisses, sa rencontre avec le docteur Sacha Geller, médecin marseillais brillant, iconoclaste et sulfureux, obnubilé par l’infertilité. Elle a alors 21 ans, elle est mariée et vient d’avoir un petit garçon qui a 18 mois au moment de cette seconde grossesse.
Trente ans plus tard, elle n’oublie ni ne renie rien. Elle se souvient parfaitement du point de départ de toute cette histoire, une interview lue dans la presse, alors qu’elle vient de devenir maman. «Le docteur Geller racontait qu’il cherchait des mères de substitution pour venir en aide aux couples stériles. Je me suis sentie happée par son appel. J’en ai parlé à mon mari qui ne s’y est pas opposé. Je l’ai contacté, je suis allée le voir. J’étais la première.» La jeune femme rencontre un psychologue et passe quelques tests pour que soit attestée sa fertilité. Il n’existe pas à l’époque de loi de bioéthique, la question des mères porteuses a émergé dix ans plus tôt aux Etats-Unis mais trouve peu d’écho en France (à l’exception d‘une affaire survenue l’année précédente, celle d’une femme ayant porté un enfant pour sa sœur jumelle), ce recours à la «maternité de substitution» fait l’objet d’un vide juridique. Le docteur Geller peut donc mener ses expériences plus ou moins officiellement. Le médecin a déjà ouvert le CEFER (centre d’exploration fonctionnelle et de recherche en hormonologie) qui fait office de banque de sperme privée.
« La grande cause de ma vie »
Dans l’interview qu’elle accorde à l’époque à Parents, Patricia insiste : la souffrance des couples stériles la bouleverse. «Je suis jeune, je suis en bonne santé, j’ai tout pour le faire, cela ne me retire rien à moi et à eux ça leur donne tellement. (…) si je ne le faisais pas j’aurais l’impression d’être égoïste, indifférente.» Aujourd’hui, elle recommencerait sans hésiter. « Ca a été la grande cause de ma vie ». Mais si l’affaire suscite une tempête de réactions lorsque PARENTS publie son premier article en septembre 1984, c’est parce qu’il est question d’argent. A l’époque, Patricia met en avant ses motivations altruistes, tout en revendiquant l’indemnisation qui lui est versée, 50.000 francs. Ce qui équivaut alors à un smic mensuel pour 12 mois et inclut les frais afférents à la grossesse. « Il ne s’agissait pas du prix de l’enfant mais du salaire de la gestation, explique-t-elle aujourd’hui. Cela implique de ne pas pouvoir travailler, d’être très disponible, il est normal qu’il y ait un défraiement.» Le montant a été fixé par Sacha Geller. « Il voulait que ce soit cadré au maximum, qu’il n’y ait pas de bavure. C’est pour ça qu’il fallait voir un psy.»
A bout de trois cycles, et donc trois inséminations, la jeune femme est enceinte. Elle devra attendre la fin de sa grossesse pour rencontrer le couple pour lequel elle s’est engagée à porter ce bébé. «C’était leur choix, ils ne voulaient pas me voir au début, ça les angoissait. Je leur avais parlé au téléphone. Il y avait une liste d’attente et le Dr Geller les a choisis parce qu’ils présentaient une sécurité dans la continuité. C’était des gens aisés qui avaient perdu un fils, un beau jeune homme. Le docteur se chargeait de débriefer avec eux les examens médicaux.» Lorsqu’il se tourne vers Sacha Geller, ce couple endeuillé est visiblement au bord du suicide. Cet élément sera très décrié par certains psychanalystes qui s’alarment du fait que l’on confie un enfant à des gens potentiellement dépressifs. A l’époque, Patricia, avec un aplomb certain, répond à ses détracteurs : « Il faut bien comprendre le vrai problème, c’est que cette femme a une névrose à cause de sa stérilité. Elle sera guérie dès que le problème n’existera plus.» L’enfant attendu est une petite fille. « C’était bien, note Patricia aujourd’hui, ça facilitait les choses pour eux qui avaient perdu un garçon ».
« Je n’ai jamais considéré cet enfant comme le mien »
Comment qualifie-t-elle cette grossesse, trente ans plus tard ? «Géniale ! Exactement pareille que les autres ! » Et des autres, il y en eut beaucoup puisque Patricia a six enfants, quatre de sa première union, deux après une recomposition (elle ne s’en cache pas, elle a adoré être enceinte, évoquant cette « bulle dans laquelle personne ne peut vous atteindre »). « Je touchais mon ventre, je parlais à ce bébé, j’écoutais des musiques relaxantes. Simplement, au lieu de me dire « mon dieu c’est ton bébé », je me disais « mon dieu c’est leur bébé ». Je me répétais que cette petite fille n’était pas à moi, qu’elle était pour eux.» Ce bébé est quand même, d’un point de vue génétique, le sien. Même les plus ardents défenseurs de la gestation pour autrui émettent aujourd’hui des réserves quant au fait que la gestatrice qui loue son ventre soit aussi la génitrice. Comment réussir psychiquement à faire la part des choses ?
Patricia, elle, assure n’avoir éprouvé aucune difficulté. Elle affirme même s’être très peu interrogée à l’époque sur le fait que cet enfant était issu de l’un de ses ovocytes. Il est d’ailleurs saisissant de percevoir aujourd’hui chez elle la même fermeté, la même détermination que celles manifestées par la toute jeune femme qu’elle était au moment des faits. Ce n’est visiblement pas un hasard si le docteur Geller en a fait son icône et son étendard. «Tout a toujours été très clair dans ma tête. Je n’ai jamais pensé à garder cet enfant. Je ne l’ai jamais considéré comme le mien. A la naissance ce bébé me ressemblait beaucoup. La femme du couple me l’a dit. Je l’ai rassurée : « ne vous inquiétez pas, dans quelques temps, les gens trouveront qu’elle vous ressemble ». Et c’est ce qui s’est produit. Je n’ai jamais changé de cap. C’est cette motivation qui compte. Si la mère porteuse est un peu fragile, alors oui, le fait que ce soit son ovocyte peut être compliqué. Pour moi ce n’était pas un problème. C’est pour ça qu’il était important de bien sélectionner les femmes. Il fallait qu’elles soient mues par autre chose que l’argent. L’appât du gain ne pouvait pas être une motivation.»
« A sa naissance, je lui ai beaucoup parlé »
Le couple n’assiste pas à l’accouchement, le mari de Patricia, si. Elle en livre un souvenir où perce un regard un peu ironique porté sur le corps médical, ce regard de la femme investie d’une mission sacrée face à des techniciens de la maternité. « Le médecin qui m’a accouchée avait une grosse pression. J’avais fait de l’hypertension, ma grossesse avait été surveillée. Donc il était un peu stressé. Et puis il ne savait pas s’il devait me mettre le bébé sur le ventre. Finalement il a mis une serviette stérile sur moi et a déposé la petite. J’ai pu lui dire bonjour puis ils l’ont emmenée pour la nettoyer.» L’équipe ramène ensuite l’enfant et la dépose dans un berceau près du lit de Patricia. Elles resteront deux heures ensemble. « Nous avons eu une grande discussion. Je lui ai raconté sa conception exceptionnelle, je lui ai assuré qu’elle allait être une petite fille merveilleuse et que ses parents seraient très heureux.» D’un point de vue juridique, la technique est rodée : Patricia a accouché sous X. Le père biologique de l’enfant l’a reconnue puis son épouse a adopté la petite fille dans le cadre d’une adoption intra-couple.
« J’ignore ce qu’elle est devenue »
Pendant quatre ans le couple et Patricia maintiennent des contacts téléphoniques. Puis la jeune femme déménage, égare leurs coordonnées, ne donne pas son numéro. « Ils avaient leur vie à construire, ce n’était pas la peine de rester dans leur sillage ». Il y a quelques années, elle a reçu une photo de ce bébé devenu grand, adressée par ses parents. Mais pas d’appel de la principale intéressée. « Le papa avait promis qu’à l’adolescence il lui raconterait l’histoire de sa naissance. Je me dis qu’un jour elle me fera peut-être signe, j’espère même que ça ne va pas tarder. Mes quatre premiers enfants, adultes, sont au courant. Ils attendaient fébrilement qu’elle prenne contact avec nous. Elle ne l’a pas fait pour le moment, c’est une petite déception mais ce n’est pas très grave. Je suis assez partagée. J’aurais aimé voir comment elle s’est construite, comment elle a été élevée. En même temps, je me dis que si elle ne ressent pas le besoin de me rencontrer c’est qu’elle a trouvé un équilibre, qu’elle est heureuse.» L’autre option étant qu’elle n’est peut-être pas au courant de son incroyable histoire.
Après sa propre expérience de mère porteuse, à peine remise de son accouchement, Patricia veut accompagner le docteur Geller dans son combat pour la reconnaissance et la légalisation de cette pratique. Trois associations seront montées. Sainte Sarah est censée regrouper les couples infertiles, Les Cigognes rassemble les potentielles gestatrices, Alma Mater s’occupe de mettre tout ce petit monde en relation et assure l’organisation financière et administrative des opérations. Le chef des opérations est encore et toujours Sacha Geller. Patricia prend la présidence des Cigognes. En février 1985, elle pose, toujours pour Parents, avec le médecin et une dizaine de jeunes femmes qui se sont portées volontaires. Mais le débat prend de l’ampleur. Des Ministres expriment leur inquiétude, le Professeur Léon Schwatzenberg, le médiatique cancérologue, assimile les mères porteuses à la prostitution, le Conseil de l’ordre parle d’une « entreprise hasardeuse », le Comité national d’éthique, qui vient tout juste d’être créé, se prononce contre le « prêt d’utérus ». On évoque des poursuites pour « incitation à l’abandon d’enfants ».
D’autres figures éminentes se démarquent néanmoins. Le professeur Papiernik y voir un geste généreux dont on trouve déjà trace dans la bible. Robert Badinter, alors Garde des Sceaux, estime qu’il est juste question d’une adoption anticipée. Trente ans plus tard c’est son épouse, Elisabeth Badinter, qui prendra fait et cause pour la gestation pour autrui. En mars 1985 l’association de Patricia, Les Cigognes, est interdite par le Préfet du Bas-Rhin qui considère qu’en organisant la promotion de la maternité de substitution, elle incite à l’abandon d’enfant. La maternité de substitution n’est pas interdite mais l’incitation à l’abandon d’enfant, si. L’association forme un recours devant le Conseil d’Etat qui sera rejeté en janvier 1988.
De la réprobation à l’interdiction
Trois ans plus tard la Cour de Cassation, amenée à se prononcer sur l’adoption par sa mère de substitution d’un enfant né de mère porteuse, condamne « la convention par laquelle une femme s’engage, fût-ce à titre gratuit, à concevoir et porter un enfant pour l’abandonner à sa naissance, contrevient tant au principe d’ordre public de l’indisponibilité du corps humain qu’à celui de l’indisponibilité des personnes ». Cet arrêt fait jurisprudence et constitue une première interdiction. En juillet 1994, la première loi de bioéthique institue un nouvel article dans le code civil qui stipule que « toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle ». « Quand c’est devenu illégal, ça a été un vrai choc, se souvient Patricia. Quand même, je n’étais pas un repris de justice !»
Patricia assure qu’avant l’interdiction, une dizaine de femmes ont servi de mères porteuses dans le cadre du partenariat entre Sainte Sarah, Les Cigognes et Alma Mater. Face aux attaques et aux menaces de sanctions, elle finit par abdiquer. «J’ai déménagé pour fuir, pour tirer un trait sur tout ça. Après tout j’avais donné une vie, j’avais donné le meilleur de moi-même.» En 2011, à l’occasion de la révision des lois de bioéthique, la maternité de substitution devenue « gestation pour autrui » occupe de nouveau le devant de la scène. Sylviane Agacinski s’oppose à Elisabeth Badinter, René Frydman à Israël Nisand, Geneviève Delaisi de Parseval à Pierre Levy-Soussan. Souffrance des couples stériles, inquiétude quant au devenir des enfants, marchandisation du corps des femmes, dérives terribles dans certain pays où l’on voit apparaître des « usines à bébés », affrontement entre ceux qui plaident pour un encadrement de la pratique et ceux qui dénoncent un renoncement éthique, le débat fait rage. Patricia, elle, détourne le regard. « Très vite les échanges ont pris une tournure que je ne voulais pas entendre. Etre encore une fois accusée de cupidité, ça me dégoûtait. Nous, ce que nous réclamions, c’était une indemnité journalière de travail. Ce n’était en aucun cas excessif. Et la souffrance de ces couples était telle. Je ne regrette rien. »
Porter la vie, donner un sens à la sienne
L’argent comptait, évidemment, mais n’a certainement pas été le principal moteur de cette histoire là. Patricia n’aurait pas prêté son utérus gratuitement, parce que c’eût été là une façon de dévaloriser le cadeau qu’elle s’apprêtait à faire. Le fil conducteur entre la jeune maman qui se confiait à la presse en 1984 et la femme mûre qui parle aujourd’hui, c’est cette grossesse vécue comme un état de grâce, cet enfantement si gratifiant perçu comme la réalisation de soi, cette maternité triomphante, enivrante, toute puissante. Indéniablement, pour certaines femmes, il faut qu’un ventre soit bien rempli pour que la vie le soit aussi.
Les deux plus jeunes enfants de Patricia, âgés d’une dizaine d’années, ignorent tout de cette partie de sa vie, de cette « demi sœur » qui quelque part fêtera bientôt ses trente ans, de ces pages de magazine où leur mère défend âprement son geste et ses convictions, où elle pose avec une jubilation et une gourmandise toute juvéniles devant l’objectif des photographes. « Je leur dirai cet été pendant les vacances, pour qu’ils aient le temps de digérer l’information et que leur travail scolaire ne soit pas perturbé. L’été je serai plus disponible pour répondre à leurs questions.» Il y a trente ans, elle concluait son interview au magazine PARENTS par ces mots : « Mon fils connaîtra mes idées, il saura ce que j’ai fait. Je n’ai rien à cacher à mon enfant comme je n’ai rien à cacher à personne».