Article initialement mis en ligne sur le blog Enfances en France le 8 avril 2015
Claire A.Putnam est un gynécologue-obstétricien californien. Elle a publié il y a un an un article assez édifiant dans le New York Time sur la grossesse des femmes obèses. Elle y raconte une nuit de garde ordinaire. Huit des dix parturientes sur le point d’accoucher ce soir-là sont en surpoids, deux d’entre elles pèsent plus de 135 kilos. Claire A.Putnam le rappelle au début de son texte, l’obésité des futures mères impacte considérablement leur accouchement et la santé ultérieure de leur enfant. Le surpoids augmente le risque d’hypertension artérielle, de diabète gestationnel, et de complications à l’accouchement. En cas de césarienne, les complications liées à l’intervention sont également plus fréquentes. Le poids des bébés à la naissance est statistiquement plus élevé et ils risquent eux-mêmes de devenir obèses.
« Tôt cette nuit là, raconte le médecin, nous avons eu une patiente dont le bébé présentait une dystocie des épaules, une situation inquiétante dans laquelle la tête du bébé est sortie mais les épaules sont trop larges pour passer. La dystocie des épaules est fortement associée à l’obésité et à l’excès de prise de poids durant la grossesse, et peut conduire à des lésions irréversibles sur le fœtus, des troubles neurologiques et même la mort. »
De la difficulté d’intuber une personne obèse
Au petit matin, Claire A Putnam a dû faire face à une autre urgence. Une primipare de 24 ans, pesant près de 140 kilos, a développé une pré-éclampsie, une complication de la grossesse qui se traduit par une élévation de la pression artérielle, des oedèmes et une dysfonction organique plus ou moins sévère.Non traitée, elle débouche sur l’éclampsie, c’est à dire des crises convulsives qui peuvent mener au décès de la mère. La pré-éclampsie est trois fois plus fréquente chez les femmes en surpoids. « A 5 heures du matin j’ai été appelée en urgence au chevet de cette femme. Elle convulsait et avait une hypertension artérielle. Le rythme cardiaque de son bébé est passé de 100 pulsations par minute à 70 puis 40 et alors le signal a été perdu. Pendant que nous traitions ses convulsions nous l’avons déplacée dans le bloc opératoire. Nous avions besoin de l’endormir mais nous avons lutté pour trouvé une veine. Nous avions besoin de l’intuber mais ses voies respiratoires étaient obstruées du fait de son obésité et de l’oedème. Pour l’installer sur la table d’opération il nous a fallu appeler une équipe supplémentaire : la table était trop étroite et les sangles trop courtes. »
Parler aux patientes obèses de leur poids, un tabou, même aux USA
Cette nuit là Claire A. Putnam sauvera la mère et l’enfant en pratiquant une césarienne d’urgence. Elle n’en tire pas de gloire particulière mais fait part de sa perplexité et de sa lassitude. L’année précédente indique-t-elle encore, trois médecins se sont blessés en traitant des patientes atteintes d’obésité sévère. L’un d’entre eux s’est disloqué l’épaule en pratiquant une césarienne. Une catégorie supplémentaire a dû être créée: les super-obèses. Philippe Deruelle, chef de service de la maternité du CHU de Lille, vice-président du collège français des gynécologues obstétriciens (CNGOF) raconte que lors d’un récent congrès aux Etats-Unis, une consoeur américaine exerçant à Brooklyn lui a montré ses chiffres : 40% de patientes obèses, dont 10% d’obésité sévère. Pour Claire A.Putnam la situation est catastrophique mais en plus, malgré la prévalence hallucinante de cette pathologie, le sujet reste tabou. Elle explique ainsi que les médecins n’osent pas aborder de front le problème avec leurs patientes, de peur de les vexer et de les voir partir ailleurs. Elle plaide pour de meilleurs programmes de prévention avant et pendant la grossesse pour aider les femmes à perdre du poids ou ne pas trop en prendre. Elle conclut : « Par-dessus tout, nous avons besoin d’en finir avec le tabou qui nous empêche de parler franchement d’obésité. Les médecins doivent aborder la question de façon sensible et neutre et les patientes ne doivent pas se sentir offensées, notamment quand leur santé, et celle de leur enfant, est en jeu. »
Le malaise des médecins
Ce texte fait écho à un article publié dans la revue du collège américain de gynécologie et obstétrique en septembre 2013 par le docteur Janyne Althaus. Laquelle raconte comment elle s’est trouvée presque désarmée lors d’une visite à une patiente obèse qui venait d’accoucher, qui pouvait à peine s’asseoir ou bouger ses jambes, et qui ne semblait pas comprendre où était le problème. «Aucun médecin n’y réfléchira à deux fois avant de parler à une patiente de diabète, de sclérose ou d’arthrose s’il s’agissait des risques les plus encourus par sa santé, quelque soit la crainte que nous inspire ces mots. Or nous sommes réticents à évoquer les 40 kilos en trop d’une femme, malgré l’essoufflement provoqué par les quelques pas qu’elle a dû effectuer dans le couloir pour aller jusqu’à la salle d’examen. Nous allons parler d’hypertension, de diabète, mais pas de ce qui les provoque de façon si flagrante. En tant que médecins, nous devons personnellement faire la distinction entre le concept d’obesité et les notions de «paresse » et « d’indiscipline » et toutes les autres associations négatives qui ont été et sont toujours implicitement liées au terme médical. Le cabinet du médecin devrait être le lieu où les patientes peuvent librement évoquer leur poids sans se sentir jugées. Nous devons reconnaître nos propres biais subjectifs et les transformer en une observation neutre et objective. Cela va nous demander du courage. Nous devons laisser notre intérêt pour la santé de nos patientes l’emporter sur notre crainte d’être désobligeant. Lorsque notre souci de nos patientes transcendera les stigmatisations sociétales alors nous pourrons leur redonner du pouvoir et les encourager à parler avec sincérité.»
En France aussi de plus en plus de futures mamans obèses
Les médecins français ne sont pas beaucoup plus à l’aise avec ce problème. La situation française n’est évidemment pas comparable avec celle qu’affrontent les USA mais elle est loin d’être idyllique. Les femmes atteintes d’obésité morbide (la plus grave) représentent 3 à 5% des femmes enceintes aux Etats-Unis, contre 1 à 2% en France. Chez nous aussi, les fauteuils extra-larges ont fait leur apparition dans les salles d’attente des maternités.«Nous commençons à voir des situations vraiment problématiques, avec des femmes enceintes dont le poids dépasse les 150 kilos, note le professeur Deruelle. La prise en charge évolue. Il y a dix ans, une maternité pouvait appeler un plus grand centre pour dire qu’elle n’était pas en mesure de prendre en charge une femme entrée dans son neuvième mois de grossesse. Aujourd’hui on essaie d’anticiper. » Il ne s’agit pas seulement d’avoir le matériel adéquat (une table d’accouchement capable de supporter une telle charge par exemple) mais aussi du personnel formé sur un plan technique. En cas de césarienne en urgence, il faut décider très vite de l’endroit où il sera préférable d’inciser (dans le pli, hors du pli?). « L’autre jour un anesthésiste a mis 40 minutes pour poser une péridurale à cause du pannicule adipeux au niveau du dos, raconte Philippe Deruelle. L’intubation est déjà plus compliquée chez une femme enceinte, mais chez une patiente obèse la difficulté est majorée. Enfin, ces patientes présentent un retard des fonctions végétatives, leurs constantes ne sont pas fiables. Entre le moment où la situation se dégrade et le moment où elle devient vraiment grave, il s’écoule peu de temps.»
Une prévention complexe et trop tardive
Reste la formation psychologique et les messages de prévention. « Nous ne sommes pas bons », reconnaît le professeur Deruelle, tout en expliquant la complexité de la tâche. « Si on veut délivrer une information précise, il faut aborder explicitement le sujet et ne pas le noyer au milieu d’autres informations. Mais il est nécessaire d’y mettre les formes. Il ne sert à rien de brusquer ou de vexer la personne, c’est contre-productif. J’ai déjà entendu des médecins dire à des patientes au moment d’une échographie « vous êtes trop grosse, je ne vois rien ». Lorsqu’on estime qu’il est nécessaire d’aborder ce sujet il faut le faire avec tact, en demandant par exemple : nous allons parler de votre poids, est-ce que ça vous dérange ? » ». Et prendre en compte l’ambivalence, voire le déni des personnes concernées vis-à-vis de leur état. Philippe Deruelle fait le parallèle avec les « stades de changement de Prochaksa ». Ce modèle d’approche comportementale établit différentes étapes psychologiques pour les personnes en proie à une addiction : la pré-contemplation (le patient pense ne pas avoir de problème avec une consommation qui lui apporte un certain bien-être), la contemplation (la personne envisage un changement de comportement mais hésite à renoncer à ce qui lui fait du bien), la préparation/détermination (le patient se sent prêt et met en place les conditions de l’action), l’action, le maintien, la rechute et la sortie permanente.
La Haute Autorité de Santé a publié des recommandations sur le sujet en 2009. Elle préconise notamment aux médecins d’expliquer aux femmes enceintes « qu’il n’est pas nécessaire de manger pour deux et que les besoins caloriques changent peu durant les 6 premiers mois de grossesse et augmentent modestement dans les 3 derniers mois.» La HAS incite les professionnels à recommander un minimum d’exercice physique pendant la grossesse et, après la naissance du bébé, à rappeler aux femmes « les risques pour la santé associés à l’obésité pour elles-mêmes et pour les futures grossesses, et les encourager à perdre du poids ». Mais comme le note Philippe Deruelle, la prévention devrait certainement commencer plus tôt, bien avant la grossesse, peut-être même à l’école et avec des messages plus accessibles,moins ambitieux, que les « cinq fruits et légumes par jour ».