Plus de 440.000 enfants pauvres supplémentaires entre 2008 et 2012 en France. Le chiffre est effarant. Il vient d’être communiqué par François Chérèque lors de la remise au Premier Ministre de son rapport consacré au suivi des politiques contre l’exclusion sociale. Parmi les préconisations formulées par les auteurs du rapport, on trouve celle-ci: favoriser encore davantage l’accès des enfants de familles à faibles revenus aux structures d’accueil collectif.
C’est aussi l’une des mesures phares du rapport de la Fondation Terra Nova publié l’année dernière, intitulé « La lutte contre les inégalités commence dans les crèches ». Rien de très étonnant puisque François Chérèque fut le Président de ce think tank estampillé à gauche. Or, ce rapport a suscité, et continue de susciter, de très vives oppositions.
La lutte contre la pauvreté et contre la reproduction des inégalités conjuguée à la problématique de l’accueil du jeune enfant rejoint la question de la prévention, sujet éminemment sensible et qui voit s’affronter des conceptions difficilement conciliables. On a pu le constater en de multiples occasions ces derniers mois. Voici un récapitulatif des forces en présence et des points de friction.
Samedi 24 janvier 2015, il y a quelques jours à peine, à la Bourse du travail dans le 10ème arrondissement de Paris, le collectif « Construire Ensemble la Politique de l’Enfance » (CEP-Enfance), émanation du mouvement « pas de zéro de conduite », organise son premier forum autour de cette interpellation : « Qu’est-ce qu’on fabrique avec les enfants ? ». L’événement est d’importance. Pas seulement parce qu’il bénéficie de la présence de la Défenseur des Enfants Geneviève Avenard (qui succède à Marie Derain), de la Secrétaire d’Etat à la Famille Laurence Rossignol ou d’une grande figure de la Résistance, Marie-José Chombart de Lauwe (quelle vigueur et quelle acuité à 91 ans !) mais aussi et surtout parce qu’il est organisé par un mouvement qui, sur dix années, n’a jamais perdu de sa vigueur.
A l’origine du CEP-Enfance, il y a en effet le collectif « Pas de zéro de conduite pour les moins de trois ans », né en 2005 de l’indignation généralisée des professionnels de l’enfance après la publication du rapport de l’INSERM sur « le trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent ». Dans le champ de l’éducation, du sanitaire et du médico-social, il y a un avant et un après « rapport de l’Inserm ». Et dans cet après, le collectif a, entre autres, organisé un forum sur la prévention prévenante, publié un cahier de doléances et un plaidoyer pour la Cause des Enfants. « Pas de zéro de conduite » a cédé la place au « CEP-Enfance » qui regroupe aujourd’hui une centaine d’organisations familiales, professionnelles et culturelles. Cette nouvelle entité s’est attribuée une double mission, obtenir la constitution d’un Conseil national de l’enfance et d’une instance interministérielle à l’enfance. Le mot d’ordre : mettre en place une politique ambitieuse et cohérente pour la jeunesse, en finir avec l’absence de coordination entre les ministères et avec « les réponses préfabriquées, le saupoudrage, le morcellement ». Ces acteurs de terrain réclament une vision globale et pluridimensionnelle de l’enfance.
L’onde de choc du rapport INSERM toujours perceptible 10 ans plus tard
Ce pour quoi ils se battent est certes intéressant mais ce contre quoi ils se battent l’est bien plus. Lorsqu’il est question de « concept de l’enfant humaniste et éthique », de « co-construction avec tous les acteurs », d’un appel à « poser les fondements d’une politique bien-traitante », il n’est pas très difficile de faire consensus. Or, en ce moment (mais en a-t-il déjà été autrement ?), dans l’accueil de la petite enfance, les positions se révèlent très clivées et les combats de moins en moins à fleurets mouchetés. Les antagonismes actuels sont des répliques du séisme de 2005, lorsque l’Inserm préconisa de dépister les troubles de conduite chez les enfants dès l’âge de trois ans afin de pouvoir les prendre en charge le plus précocement. Dans le viseur ou le rétroviseur des figures historiques de Pas de zéro de conduite, dix ans plus tard, se trouve toujours le même concept de repérage précoce et ciblé, avant-hier porté par l’Inserm, hier incarné par Terra Nova et un programme de stimulation langagière en crèche intitulé Parler Bambin.
Ce samedi 24 janvier, à la Bourse du Travail, après l’intervention de la Défenseure des Enfants, Dominique Terres, pédopsychiatre et psychanalyste, rappelle ainsi le « choc » causé par la publication du rapport Inserm et la réaction indignée qui a suivi. « Les citoyens et les professionnels se sont levés pour une prévention non prédictive et non stigmatisante », raconte-t-elle. Elle évoque les « approches déterministes, ciblées et normatives », ainsi que le risque de « formatage précoce ». Il faudra attendre l’un des quatre ateliers organisés plus tard dans la matinée, celui intitulé « Entre performance et compétition, comment vivre son enfance ? », pour que Terra Nova et PARLER Bambin soient explicitement évoqués.
Terra Nova et PARLER Bambin, les nouveaux repoussoirs
Cet atelier rassemble une quarantaine de participants, pédopsychiatres, psychanalystes, puéricultrices, enseignants, élus, associatifs, lesquels doivent émettre des propositions qui seront restituées lors de la conférence plénière de l’après-midi. On y parle de l’école maternelle qui aurait perdu sa spécificité et ne laisserait plus les enfants jouer, de l’évaluation de ces enfants soumis, de plus en plus jeunes, à des attentes de performances. « Les parents nous demandent de les pousser en crèche ! » déplore une puéricultrice. Une autre participante raconte cette anecdote : «Ma fille m’a raconté que les parents de la crèche où va son fils se demandent si c’est une bonne structure. Pourquoi ? Parce qu’ils ne savent pas ce qu’on apprend à leurs enfants ! En crèche ! » Daniel Marcelli, pédopsychiatre de renom, livre à son tour un exemple édifiant : « Deux mères ingénieures demandent à la directrice de crèche : donnez nous le protocole de mise sur le pot ».
Vient enfin la problématique du jeu. Cet élément fondamental dans le développement du jeune enfant n’est plus suffisamment pris en compte, surtout on ne laisserait plus l’enfant jouer librement, « gratuitement », pour le plaisir, sans finalité éducative. Daniel Marcelli, encore : « Il faut concevoir que l’enfant a sa propre force de développement et rappeler l’importance d’une activité libre et créatrice dont le jeu serait le mode principal ». Ambiance détendue, bon enfant, sans tension puisque sans désaccord. Les chocolats circulent dans l’assistance. On se coupe la parole, on se fait gentiment houspiller si la voix ne porte pas assez. On n’est plus en 68, donc on ne fume pas. Avant de clore la séance, l’animateur de l’atelier, Pierre Suesser, médecin de PMI, membre historique de « Pas de zéro de conduite », tient à illustrer ce qui vient d’être dit pendant deux heures grâce à un court extrait du rapport Terra Nova, et qui fait référence au programme PARLER Bambin.
L’extrait choisi concerne les consignes données à des personnels de crèche lorsqu’ils lisent une histoire à un enfant, consignes très détaillées, standardisées, à l’image d’un protocole scientifique. L’extrait se conclut sur ces mots : « L’adulte ne raconte pas une histoire, il sollicite l’enfant ». « Voilà ce que certains veulent pour les enfants », conclut Pierre Suesser. L’indignation est immédiate et unanime, les exclamations de mécontentement fusent, l’ambiance est soudain devenue électrique. « Vive l’ennui ! Il faut de la créativité ! » crie une femme. « Ce rapport, vraiment, c’est un tissu de nullardises ! » s’emporte Marie Bonnafé, présidente de l’association A.C.C.E.S. Nicole Dreyer, adjointe en charge de la famille et de la petite enfance à Strasbourg, laisse éclater sa colère. «Ils ont inscrit Parler Bambin chez nous mais c’est hors de question ! J’en ai rien à foutre et je le dis ! Je résiste ! C’est du comportementalisme.»
Qu’est-ce qui peut bien mettre dans un état pareil une assemblée au départ plutôt détendue voire joyeusement agitée, composée de personnalités éclairées ? Quelle idéologie mortifère peut provoquer ainsi une telle levée de boucliers ?
Des écarts déjà sensibles selon le milieu familial avant même l’entrée en maternelle
Terra Nova, laboratoire d’idées « progressiste et indépendant » (mais considéré comme proche du PS), mène une réflexion sur le champ de la petite enfance qui s’articule autour du principe que « la lutte contre les inégalités commence dans les crèches ». Ce n’est a priori pas ce préalable qui fait bondir le CEP-Enfance, ce sont les moyens préconisés. Terra Nova prône la création de modes d’accueil à haute teneur éducative. Le groupe de réflexion s’appuie d’une part sur les recherches, plutôt anglo-saxonnes, nombreuses et unanimes, qui montrent la corrélation entre les capacités langagières d’un enfant de 5 ans et ses chances de réussite scolaire ultérieures. Le nombre de mots maîtrisés par un petit en fin de maternelle est en effet très prédictif de ses capacités d’apprentissage de la lecture.
Le think tank rappelle d’autre part que les enfants de milieu défavorisé ont des capacités linguistiques moins développées que les autres parce qu’ils sont moins stimulés au sein de leur famille. C’est pourquoi des différences significatives dans les capacités d’expression sont présentes dès l’entrée en maternelle. Or, l’école ne parvient pas à combler ces différences qui se creusent avec le temps. D’où l’idée, développée il y a dix ans par un médecin en santé publique aujourd’hui décédé, Michel Zorman, de travailler spécifiquement le langage le plus tôt possible pour donner à ces enfants les bases nécessaires à l’apprentissage scolaire. Ce médecin-chercheur a développé en partenariat avec le Laboratoire cogni-sciences de Grenoble et avec des éducateurs de jeunes enfants le programme PARLER Bambin, testé dans les crèches de la ville.
Voici comment il justifiait la mise en place de son dispositif (interview réalisée en 2010) : « En France, dans les crèches, 80% des interactions se font en collectif, on parle davantage à un ensemble qu’à une personne, on interpelle. Les assistantes maternelles parlent, elles aussi, à l’enfant plutôt qu’avec lui. On attend rarement la réponse de l’enfant. Aujourd’hui nous sommes dans la socialisation, les besoins fondamentaux, l’hygiène et la sécurité, Il faut améliorer la partie éducative de nos modes d’accueil, aller vers le langage. Il faut donner plus à ceux qui ont moins.» Le programme se déroule en plusieurs temps : «Au quotidien, ça passe par de petites choses toutes simples : éviter de poser des questions fermées, inciter l’enfant à développer, à utiliser lui-même les mots, à préciser sa pensée. Puis, chez les enfants de 24 mois, on s’intéresse aux petits parleurs, ceux qui parlent peu dans la structure mais aussi chez eux, et on leur propose deux à trois fois par semaine un atelier d’activités langagières avec un imagier, en petit groupe, un adulte avec deux ou trois enfants.»
Des professionnels emballés par PARLER Bambins, d’autres plus mitigés
Les premières évaluations ont montré un résultat significatif, avec une nette augmentation des compétence langagière des enfants et une réelle prise de confiance, mais Michel Zorman insistait sur le fait que la réussite du programme était conditionnée à sa poursuite jusqu’aux six ans de l’enfant. Des critiques ont émergé (sur ce site par exemple deux témoignages de professionnelles, très réservés) quant à la formation des personnels qui serait trop courte, pas assez poussée, et au protocole mis en place, trop figé, enfermant les adultes dans une relation formatée à l’enfant. Michel Zorman n’est plus là pour défendre son travail. D’autres, des élus ou responsables de crèches s’en chargent et racontent comment sur le terrain, des auxiliaires dubitatives se sont appropriées le programme, en l’ajustant parfois, comment elles ont totalement modifié leur pratique, comment de nouveaux liens ont pu être noués avec les familles, qui sont au coeur du dispositif. Car l’adhésion des professionnels ne suffit pas, il faut celle des parents. Il leur est expliqué pourquoi le développement du langage est capital pour l’avenir de leur enfant. Des imagiers leur sont prêtés pour qu’ils puissent à leur tour, sans obligation, mettre en place chez eux des interactions. PARLER Bambin a notamment été adopté par le département de l’Ille et Vilaine et Lille.
Quand Terra Nova s’est emparée de ce sujet, en octobre 2013, s’attendait-elle à provoquer une telle tempête ? Car ensuite, de conférences de presse en colloques, les opposants à ce programme sont montés au créneau. Le sujet est tout sauf anecdotique. Il est fondamental, éminemment politique, puisqu’il met en jeu la vision que chacun a de l’Homme, des déterminismes sociaux et de l’égalité des chances. Le principal reproche fait à Terra Nova et à Michel Zorman par une partie du secteur de la petite enfance et par les ex « Pas de zéro » réside dans ce repérage considéré comme trop précoce, significatif d’une vision prédictive de l’individu, qui enfermerait le sujet, en l’occurrence ici l’enfant, dans un parcours prédestiné, dans une prophétie auto-réalisatrice. Le second est celui d’un repérage trop ciblé, uniquement destiné aux populations dites « vulnérables », et qui serait donc stigmatisant. La dernière critique vise une volonté de formatage des enfants, de dressage, qui ne tiendrait pas compte de leur singularité, des différences de rythme et de progression du développement de chaque petit.
En creux aussi, on trouve la dénonciation d’une dérive scientiste, avec régulièrement une mise en cause des neuro-sciences, qui favoriseraient une vision cloisonnée de l’être humain, perçu comme un ensemble de pièces détachées. Le fait de chercher à évaluer les expériences de terrain à travers des protocoles scientifiques (Terra Nova insiste beaucoup sur la nécessité de l’évaluation) revient à assimiler les bébés à des rats de laboratoire.
Les éléments de langage des anti PARLER Bambin
Pour bien comprendre les arguments en présence, voici un petit florilège des interventions des contempteurs :
- Bernard Golse, chef du service de pédopsychiatrie de l’Hôpital Necker, le 28/01/2014 lors du lancement du CEP-Enfance : « Nous voyons en ce moment à l’œuvre une triple culture de l’expertise, de la rapidité et du résultat. Or, l’enfant a ses propres rythmes. Cette culture du résultat disqualifie le processus qualitatif, chaque enfant a sa façon de déployer son processus d’apprentissage. Il faut leur laisser le temps d’être des enfants. La pédopsychiatrie n’est pas une science dans l’absolu, elle n’est pas mathématique. (…)On veut nous ramener vers des modèles linéaires et endogènes. » Le même, lors du colloque Terra Nova/Institut Montaigne le 12 septembre 2014 : « Il ne s’agit pas de s’occuper un peu mieux de ceux qui vont mal mais de bien s’occuper de tous ».
- Pierre Suesser, le 14 janvier 2014 au Conseil Général du 93 lors de la présentation du rapport Terra Nova devant les professionnels : « Comment soutenir le développement du jeune enfant dans toutes ses dimensions ? il y a des a-coups habituels dans le développement. Etre trop intrusif peut être contre-productif. Il y a un risque de trop pédagogiser l’entrée dans le langage. Il vaut mieux soutenir un environnement secure. » Le même, lors du colloque Terra Nova/Institut Montaigne le 12 septembre 2014 : « Attention aux programmes standardisés qui systématisent des formes de conditionnement ».
- Françoise Favel, directrice d’un centre d’étude de la petite enfance à Aubervilliers, toujours le 14 janvier 2014 : « Se fixer sur la question du langage me questionne. Pourquoi cibler ça et ne pas s’appuyer sur le soutien à la parentalité ? Nous avons une obsession de l’évaluation. Faut-il vraiment proposer des temps de langage dans des temps impartis ? »
- Une psychologue spécialisée dans les troubles du langage en CMPP, à Bobigny le 14 janvier 2014 : « Dans le rapport au langage il ne faut pas oublier ce qu’il y a de singulier. On ne peut pas le penser qu’en terme de compétences linguistiques.»
- Marie Bonnafé, psychiatre-psychanalyste, présidente d’A.C.C.E.S, à la tribune du colloque du 12 septembre : « Le sujet est très sensible aux mises à l’index, ça conduit à la stagnation des acquis. Comment aider les parents sans isoler les présumés retardataires ? Je ne suis pas favorable au repérage précoce qui peut être plus nocif que bénéfique ». Elle ira plus loin le 24 janvier 2015, avec son expression « tissus de nullardises ».
- Sylviane Giampino, psychanalyste, figure historique de « Pas de zéro de conduite pour les moins de trois ans », lors du colloque du 12 septembre : « Si les enfants ont besoin qu’on s’occupe d’eux, pourquoi faut-il les désigner, les sortir du groupe ? Pourquoi ne pas appliquer les principes d’un universalisme proportionné ? Nous parlons depuis le début des familles à risques, on ne les a pas définies. L’alcoolisme et le tabac, ce ne serait que dans les milieux défavorisés? Nous mettons notre pensée en entonnoir avec PARLER Bambin.”
- Une adjointe au maire de Pierrefitte, à Bobigny le 14 janvier 2014: « Vous parlez des enfants pauvres mais c’est quoi un enfant pauvre ? » La définition lui sera donnée par François Chérèque, alors président de la Fondation Terra Nova.
Une intervenante non identifiée à Bobigny le 14 janvier 2014 : « Déjà, dans les années 80, la prévention ce n’était que pour les pauvres ! »
La réponse des « pour »: traiter de façon égale des situations inégales revient à creuser les inégalités
En deux ou trois rencontres et débats, il est devenu très vite très clair qu’il ne pouvait y avoir de consensus. Ne serait-ce que pour une raison, l’impossibilité de s’accorder sur un préalable qui serait un plus petit dénominateur commun: le fait qu’une famille en situation de précarité sociale cumule des facteurs de risque et que l’enfant qui y naît bénéficie d’un cadre de vie moins sécurisant et moins propice à son développement que les autres. Si ce postulat lui-même est discuté, évidemment, il est difficile de se mettre d’accord sur le reste, notamment sur le fait qu’il faudrait « donner plus à ceux qui ont moins » comme le préconisait Michel Zorman, concept qu’on pensait benoîtement faire l’unanimité à gauche (car dans ces rencontres, à la tribune comme dans la salle, on est rarement de droite).
C’est ce point de la discussion, d’ailleurs, qui a provoqué la colère de Mireille Massot, vice-présidente PS du conseil général d’Ile et Vilaine, lors du colloque Terra Nova/Institut Montaigne, une colère tout aussi vibrante que celle de Nicole Dreyer, quatre mois plus tard, mais sur une ligne diamétralement opposée. « A vouloir traiter de façon égale des situations inégales, on accentue les inégalités. (…)On fait bien du dépistage précoce pour les cancers, pour pouvoir les traiter le plus en amont possible, pourquoi on ne le ferait pas pour des enfants dont on sait, que parce qu’ils présentent une multitude de facteurs de risque, qu’ils vont aller mal toute leur vie ? C’est une injustice fondamentale qu’on cautionne et qui me hérisse. Oui, évidemment il y a des difficultés, de l’alcoolisme, des conduites addictives, de la non communication, dans les familles très aisées mais nous avons la faiblesse de penser d’une part que ces personnes là sont dans un milieu où elles peuvent trouver plus de ressources pour s’en sortir. D’autre part, comme nous sommes gestionnaires de l’argent public et que nous avons une idéologie politique, et bien nous nous tournons vers ceux qui n’ont pas les moyens de se débrouiller tout seuls.»
D’autres intervenants ont fait part de leur malaise ou de leur irritation vis-à-vis des réserves exprimées sur Parler Bambin. Thomas Saïas, enseignant chercheur en psychologie, a pris le micro. « Je suis un peu sidéré de la manière récurrente qu’on a en France de jeter la pierre aux gens qui tentent des choses sans les laisser terminer, sans débattre. Ces projets contribuent à une réflexion collective sur l’innovation sociale. Plutôt que pousser des cris d’orfraie ne peut-on essayer de travailler ensemble pour savoir ce qui est bon et moins bon dans ces projets ? » Thomais Saïas se dit agacé par la « bienpensance » qu’il vient de voir à l’œuvre : « Personne n’est pour une prévention stigmatisante ! »
Avant lui c’est la responsable du service petite enfance de la ville de Courcouronnes qui s’est exprimée . « Mettre un enfant dans un collectif ne suffit pas à ce qu’il soit bien entouré. (…) On travaille avec ACCES, et avec les médiathèques depuis de nombreuses années. On fait aussi du parler Bambin qui n’est pas une méthode. Je vous invite à venir nous voir. Ce ne sont pas que des ateliers. Nous travaillons sur comment on s’adresse à l’enfant et surtout comment on parle avec lui. Parler Bambin nous a permis d’améliorer nos pratiques et aussi nos relations avec les parents. Parler bambin n’est pas ce que j’entends (« ici » NDLR) et ce que je lis quelque fois dans les médias.»
Le groupe de travail de Terra Nova (Et Michel Zorman avant lui) n’est pas le seul à défendre l’idée de modes d’accueil « à haute teneur éducative », qui soient moins tournés vers l’éveil et le soin. L’Institut Petite Enfance fondé il y a deux ans par Boris Cyrulnik et Laurence Rameau préconise une refonte des diplômes de la petite enfance avec une priorité donnée à l’éducation. Dans leur livre-plaidoyer « osons la petite enfance », ils écrivent : « Il est clair que la mission éducative de ces professionnels de la petite enfance, même si elle est mise en avant par nombre d’entre eux, est limitée par des exigences de niveau de formation trop faibles ou inadaptées, car relevant plus du champ sanitaire ou social qu’éducatif. » La formation prodiguée devrait reposer entre autres sur la théorie de l’attachement, les découvertes des neurosciences et le développement du langage. L’IPE est en revanche hostile, comme le CEP-Enfance, au repérage précoce et ciblé.
Dans ce débat tendu, la CNAF compte les points mais ne tranchera pas. Ce n’est pas son rôle, rappelle son président Daniel Lenoir. La CNAF a organisé le colloque Terra Nova/Institut Montaigne du 12 septembre, et elle était partenaire, le 16 janvier dernier, des Girafe Awards, un événement organisé dans les locaux de l’OCDE par « Les grands rendez-vous de la petite enfance ». A cette occasion, Gabriella Ramos, Directrice de Cabinet du Secrétaire général de l’OCDE et Sherpa G20, s’est d’ailleurs exprimée : « Les analyses confirment que l’éducation sur cette tranche d’âge, surtout pour les enfants défavorisés, a un impact sur la réduction des inégalités et sur la qualité des apprentissages scolaires ultérieurs. » Daniel Lenoir a acquiescé, en évoquant les études présentées lors du colloque du 12 septembre. Il a noté que « sur ce sujet, la France a encore beaucoup de progrès à faire » et qu’un désaccord existait quant aux méthodes à employer. Pour le Président de la CNAF, il faudrait envisager une conférence de consensus. Sur le modèle, par exemple, du travail mené par la Haute Autorité de Santé sur l’autisme.
Mais un consensus entre qui et qui ? Car à la Bourse du travail samedi dernier, du côté de CEP-Enfance, on continuait visiblement de craindre davantage les ravages de l’hyper-stimulation, de la stigmatisation et du culte de la performance que de l’exclusion, des carences éducatives et de l’échec scolaire. A 13h15 ce jour là, devant le bâtiment, une jeune femme, membre d’une association en charge du soutien scolaire et de l’alphabétisation aux migrants dans une ville du 93, fume sa cigarette. Elle fait part de son sentiment de « décalage ». « C’est intéressant, ce sont de très beaux discours. Mais j’ai entendu parler d’enfants qui, en CE2, ne savaient plus jouer. Moi, mon problème, c’est que les gamins dont je m’occupe, en CE2, ils ne savent pas lire. »