« Qu’est-ce qui fait famille en accueil familial ? » C’est à cette question que Nathalie Chapon, sociologue au Centre interdisciplinaire méditerranéen d’études et de recherches en sciences sociales (CIMERSS) a répondu dans un rapport cosigné en février 2017 avec une juriste, Caroline SIFFREIN-BLANC. Les deux auteures y abordent des thèmes récurrents en protection de l’enfance, comme la primauté accordée au lien biologique ou les débats sur l’attachement. Elles interrogent les crispations françaises autour de la famille, proposent le concept de « suppléance » pour évoquer l’accueil des enfants chez des assistants familiaux et formulent des propositions juridiques qui s’appuient notamment sur le rapport d’Adeline Gouttenoire publié en 2014. Nous revenons sur les grandes lignes de cette réflexion avec Nathalie Chapon. Entretien.
Dans ce rapport, la question de la prééminence du lien biologique en protection de l’enfance est encore une fois abordée. En quoi ce parti pris biologique est-il problématique ?
Nathalie Chapon. Nous sommes dans une société où le cadre familial explose, avec de fortes mutations. Ce cadre chahuté est très présent dans les familles en protection de l’enfance. Et pourtant, là peut-être encore plus qu’ailleurs, on va privilégier la reconnaissance de la filiation d’origine en pensant que c’est une bonne chose pour l’enfant. Si à un moment dans une histoire de placement d’un enfant, une mère refait sa vie, retravaille, on se trouve de nouveau en présence d’une certaine stabilité du domicile maternel, l’équipe se dit qu’elle est sans doute de nouveau capable de récupérer son enfant. N’oublions pas que la mission de l’aide sociale à l’enfance et le statut de l’enfant dans la majorité des cas renvoie à un placement provisoire et à un retour de l’enfant dans sa famille d’origine. Or on se trouve confronté à des enjeux contradictoires. Il n’y a pas toujours, et pas de façon systématique, une démarche de réflexion globale où l’on prend en compte à la fois la question de l’intérêt du parent mais aussi de l’intérêt supérieur de l’enfant. C’est la toute la difficulté, et les tensions auxquelles sont confrontées les différents acteurs.
Prendre en compte la globalité de l’enfant, son évolution scolaire, son bien être, son développement psychique, ses relations avec les autres enfants confiés… il y a encore des situations où ça pose question. Dans notre travail nous avons été confrontés à différents cas, mais pour certains enfants se trouvant dans des situations de délaissement avéré, nous nous sommes demandés pourquoi ils n’avaient pas été adoptés. La question ici essentielle est celle du temps, le temps est une donnée qui revient sans cesse. Face à des situations de délaissement, et de ce que nous nommons des suppléances quasi-substitutives, où tout est possible pour adopter l’enfant mais où celui-ci reste cependant soit en PJASE, soit en statut de pupille, les juges ont une énorme part de responsabilité. Ils donnent parfois une deuxième puis une troisième chance aux parents. Monsieur pleure, on lui redonne sa chance. C’était le cas pour deux des enfants rencontrés. Nous montrons qu’il y a toute une réflexion à mener sur la question des statuts des enfants confiés, nombre de statuts sont inappropriés à la situation vécue par l’enfant. D’autre part, il devrait y avoir une formation sur l’attachement obligatoire pour tous les juges.
Ce concept d’attachement est-il encore discuté en protection de l’enfance ?
N.C. Oui l’attachement fait débat. Certains assistants familiaux et certains enfants accueillis ne vont pas se sentir autorisés à faire part des sentiments qu’ils éprouvent les uns envers les autres devant l’équipe de référents. Il existe encore des résistances, des injonctions paradoxales : d’un côté on demande aux assistantes familiales de sécuriser, soutenir, soigner, aider mais de l’autre elles sont censées faire attention à conserver une posture professionnelle, à ne pas trop s’investir affectivement. Ce sont des discours que l’on continue d’entendre. Pourquoi ? Encore une fois parce qu’il faut préserver la place des parents. On peut le comprendre. Le parent n’est pas présent, il existe une crainte de l’évincer, de trop mettre en avant la famille d’accueil. Mais il est possible de dépasser cette opposition et cette posture des liens du sang à vénérer au détriment du lien électif. En parlant de modes de suppléance, on peut opter pour une complémentarité des liens, car cette pluralité des liens est bien réelle. Ne pas reconnaître cette pluralité c’est méconnaître ce qui existe au sein de ces familles. Ce qui est important pour moi c’est la reconnaissance de la parentalité d’accueil, de reconnaître à chacun une place auprès de l’enfant. Evidemment il peut exister des conflits ou des situations où le parent va complètement démissionner parce qu’il ne peut pas faire autrement. Il faut éviter les analyses réductrices, considérer la place singulière de chaque enfant dans une famille d’accueil donnée et envisager toutes les formes de suppléance.
Le rapport propose un continuum de suppléances, de la suppléance substitutive à la suppléance incertaine. Quelle est le type de suppléance le plus présent dans les situations que vous avez rencontrées ?
N.C. Je parle de suppléance car il s’agit de suppléer un parent à un moment donné dans son parcours de vie, il ne s’agit en aucun cas de lui substituer un autre parent. Cette posture là est importante car elle permet de ne pas opposer les deux entités familiales d’origine et d’accueil mais au contraire de pouvoir travailler ensemble au bien-être de l’enfant confié. Et ca c’est possible! Nous avons analysé plusieurs modes de suppléance en fonction de différents paramètres que sont l’âge de l’enfant, la durée du placement, la présence ou non des parents, s’il s’agit du premier placement ou pas etc… Et en fonction de l’ensemble de ces paramètres l’enfant aura une place singulière dans la famille d’accueil, une relation affective particulière avec sa famille d’accueil ou pas.
Le mode de suppléance le plus présent se partage entre un mode délégatif, où les parents sont opposés au placement, peu investis dans les fonctions éducatives et les visites, avec un lien distendu avec leur enfant, et une suppléance collaborative où avec le temps chacun reconnaît l’importance de l’autre famille et les parents collaborent.
Nous nous attendions à voir en majorité des suppléances soutenantes, (c’est à dire une suppléance avec des placements de courte durée, ponctuels, avec un retour rapide de l’enfant au domicile parental) puisque l’objectif de l’ASE c’est le retour de l’enfant dans sa famille. Nous pensions qu’on allait retrouver cette catégorie de façon importante. Ce n’est pas le cas. Peut-être notre échantillon n’était-il pas assez grand, nous avons étudié 25 situations. Dans tous les cas, nous avons constaté que les durées de placement sont assez longues, et peu de situations se trouvent dans une suppléance soutenante. Si l’objectif est réellement de se positionner sur une suppléance soutenante, alors il faudrait repenser le cadre même de la protection et développer un accompagnement fort à la parentalité pendant l’accueil de l’enfant et un soutien parental au moment des retours. Qu’est ce que signifie le soutien parental dans le cadre de la protection de l’enfance aujourd’hui? Est-ce que cela comprend les visites médiatisées ? Si c’est le cas alors nous avons un gros travail à faire sur les conseils qui sont prodigués aux parents. On pourrait d’une autre manière valoriser le soutien prodigué par les assistantes familiales. Elles peuvent faire de l’accompagnement parental même si ce n’est pas aujourd’hui dans leur mission. Elles constituent souvent un réel soutien au moment des retours soit en week-ends, en visites ou lors des retours définitifs pour les jeunes mères ou les mères ayant beaucoup d’enfants avec des fratries importantes. Il est vrai que cela demanderait une modification de leur mission pour un élargissement, cela pourrait se faire au cas par cas.
Vous vous interrogez aussi (et vous n’êtes pas la seule) sur les visites médiatisées imposées. Un éducateur nous disait récemment que ces visites permettent à l’enfant de ne pas idéaliser le parent. Qu’en pensez-vous ?
N.C Et bien je vais vous répondre en reprenant le discours des enfants : pourquoi leur imposerait-on de revoir leur mère après 8 ans d’absence, alors que pendant plusieurs années ils se sont déplacés au service pour la rencontrer et qu’elle n’est jamais venue ? Les enfants estiment qu’ils ont fait suffisamment d’efforts.
Je crois que le fait d’insister sur ces visites médiatisées quand elles ne sont pas souhaitées par l’enfant est lié à une peur. Dans une société en pleine transformation, en pleine mutation familiale, on se raccroche au lien biologique, à la filiation d’origine. En France, on reconnaît, soit l’adoption plénière (ou simple mais c’est une autre question), c’est à dire une filiation juridique, soit le lien biologique avec une filiation d’origine, le reste, l’électif, ce qui se vit dans la famille on ne le reconnaît pas. Or la réalité est bien plus complexe que ça.
Pourquoi avez-vous des réserves quant au fait de prendre en compte le « profil » d’une assistante maternelle avant un placement ?
N.C. Quand je parle de notion de profil, je fais référence au discours utilisé par les équipes : « Madame Untel a plutôt ce profil là », en parlant de sa carrière d’assistante familiale et en lui confiant plutôt des adolescents ou plutôt des petits. Par moment ça peut fonctionner, mais ce principe ne doit pas être bloquant. Il faut éviter de mettre des étiquettes sur les assistants familiaux. Certaines assistantes familiales restent quelques mois sans placement parce qu’il n’y aurait pas d’enfant correspondant à leur profil. Or dans une même famille d’accueil on peut constater différents modes de suppléance, ce qui peut signifier par exemple que la relation singulière développée avec le premier enfant confié ne sera pas la même avec les autres enfants confiés par la suite dans cette même famille d’accueil. On se trouve donc face à une variété de possibilités d’accueil, de relations dans une même famille, qui dépend de différents facteurs explicatifs que nous expliquons dans la précédente recherche (Parentalité d’accueil et relations affectives, 2014). La notion de profil au sens où elle est utilisée n’est pas appropriée, puisque l’assistant familial est capable de s’adapter à toutes les situations d’accueil, il peut par contre avoir des préférences en fonction des autres enfants vivant à son domicile. A l’inverse dans certains services on veut aujourd’hui standardiser les placements avec l’utilisation de logiciel de gestion de places dans le but d’éviter les délais trop longs et de placer plus rapidement les enfants. Ce n’est pas mieux, quand on sait l’importance d’un bon « matching » entre l’enfant et la famille d’accueil pour la suite du placement. Il serait préférable de poursuivre les discussions engagées et les analyses des situations en tenant compte des différents modes de suppléance possible.
Dans ce rapport vous soulignez aussi une façon parfois étonnante d’envisager les mesures de protection dans le cadre des fratries.
N.C. Oui, on voit des mesures disparates pour les fratries. Les services arguent que c’est lié à la relation de l’enfant à sa mère. C’est l’argument essentiel avancé. Pour les cas que nous avons étudiés d’autres paramètres entrent en jeu. Je pense à une fratrie de 6 enfants. Il est impossible que la mère récupère les 6. Un petit, le dernier, n’a jamais été placé, les cinq autres le sont tous. Certains sont en établissement, d’autres en famille d’accueil. La vie de la petite fille placée en foyer est évidemment très différente de celle de ses deux sœurs en famille d’accueil. Leurs attentes sont différentes. La petite en foyer rêve d’une réunification familiale. Les enfants placés en famille d’accueil se contenteraient de voir leurs autres frères et sœurs de temps en temps.
Vous semblez avoir été assez impressionnée par les propos recueillis auprès des jeunes enfants (ceux de 7-8-9 ans). Pourquoi ?
N.C Il y avait jusqu’à présent peu de recherches sur les enfants à partir de leur parole. Peu de recherches sur les enfants eux mêmes. Recueillir la parole d’un enfant, c’est compliqué, ça demande beaucoup de temps. Nous avons eu recours à la présence d’un pair, une petite fille de 9 ans. Les enfants sont très spontanés ensemble. Le recueil de leur parole en a été facilité. Du coup, les discours sont très forts, authentiques. Certains fusent comme des révélations. Par exemple, l’un d’entre eux nous a dit « J’ai compris qui est ma mère et qui est ma maman de cœur, mais mon éducateur lui, n’a pas compris que j’avais compris ». On voit des stratégies d’adaptation mises en œuvre par les enfants en fonction des attentes de l’éducateur.
Dans le champ de la protection de l’enfance on peut avoir l’impression que les rapports se succèdent pour dire tous la même chose mais que ce consensus ne se traduit pas juridiquement. Les débats lors du vote de la loi de mars 2016 ont duré 18 mois et ont été très âpres, avec, finalement, des avancées mais aussi une suppression des propositions les plus fortes. Comment expliquer ces crispations et ces pesanteurs ?
N.C Vous avez en effet raison. On l’a vu avec le rapport Gouttenoire qui proposait des avancées majeures avec des propositions très concrètes, qui ont été dissoutes dans la loi de mars 2016. Dans notre travail avec ma collègue juriste Caroline Siffrein-Blanc nous avons fait un travail d’analyse des différents rapports, de la loi de 2016, puis nous avons confronté ces éléments aux résultats de la recherche, notamment aux modes de suppléance. Il nous semblait important de sécuriser les parcours de placement des enfants, et de reconnaître les différentes figures d’attachement autour de l’enfant. Nous formulons des propositions juridiques voire des préconisations, de nouveaux compléments à la loi de 2016 en lien avec l’analyse de terrain, mais cela semble compliqué d’être entendues sur ces différents points. Nous suggérons, de nouvelles réflexions, nous complétons certaines déjà proposées par Adeline Gouttenoire, des propositions qui ne demanderaient qu’à être débattues. Il ne s’agit pas d’une vérité en soi. Ces réticences sont évidentes dans les débats sur le délaissement parental. Il y a une frilosité à réformer le droit de la famille de manière générale. Il existe une idéologie forte pour maintenir et préserver la structure familiale telle qu’elle est. C’est une question de temps, du temps qui passe pour ces enfants. Dans le modèle anglo-saxon, ils agissent vite parce qu’ils considèrent que pour le développement d’un enfant, le temps est crucial. Nous, nous attendons. Que le lien s’effrite, se délite. Nous jaugeons les droits de l’enfant à l’aune des droits des parents.
Vous formulez vous-même des propositions juridiques. Dans quel but ?
N.C La priorité réside dans la sécurisation du lien existant pour l’enfant. « Qu’est ce qui existe à un instant T ? Qu’est ce qui fait sens pour cet enfant ? » Le lien qui fait sens, on le maintient. Et ça devrait être possible dans le cadre de l’adoption plénière aussi. Combien d’enfants adoptés par leur famille d’accueil continuent de voir leur tante biologique, leur sœur ? Pour un enfant sa mère biologique sera toujours sa mère biologique. On ne reconnaît pas la coexistence des liens. Or ils ne rentrent pas en concurrence. Dans nos propositions nous avons rebaptisé l’adoption simple en adoption complétive. Ce n’est pas une sous adoption. Cette option permettrait de sécuriser l’enfant dans son parcours en modifiant son statut, de reconnaître l’attachement qui sous tend cette suppléance substitutive, sans pour autant évincer les parents.
Il faut aussi pouvoir reconnaître les suppléances partagées collaboratives, parce qu’il peut y avoir une réelle collaboration entre l’assistant familial et la famille d’origine, même si souvent il faut du temps pour arriver à ce fragile équilibre. On pourrait par exemple contractualiser le travail de relation entre le parent et l’assistante familiale. Et éviter à l’enfant de retourner voir le juge tous les ans ou tous les 2 ans. Voilà qui nécessite une réflexion complète sur les statuts de l’enfant, une évolution du cadre.