Voici l’expérience de Camille, psychologue, animatrice d’ateliers de soutien à la parentalité dans les quartiers prioritaires de la ville, essentiellement auprès de femmes d’origine étrangère, parfois non francophones. L’occasion d’une réflexion intéressante, une semaine après l’annonce de la stratégie nationale de soutien à la parentalité, sur l’absolue nécessité de ces services, sur les difficultés rencontrées, l’importance de la posture, le manque d’outils aussi.
C’est un métier qui nécessite de savoir faire du bon café. D’accompagner la parole et de capter l’implicite des silences aussi. Camille, psychologue clinicienne, se déplace à travers l’Ile de France, en général là où la précarité et le déracinement peuvent être plus concentrés qu’ailleurs, pour animer des cafés des parents. Elle accueille un public composé à 95% de femmes migrantes ou issues de l’immigration, parfois non francophones, dans les centres sociaux, au sein d’une école maternelle ou d’une halte-garderie.
L’objectif du café est de permettre aux parents d’échanger entre eux sur les difficultés des enfants, de comprendre que tout le monde vit la même chose, de poser des questions à un professionnel, d’être écouté, d’avoir un temps pour parler de ce qu’on vit. Lorsque la séance a lieu à l’école, en co animation avec la directrice, le but est également de faciliter la relation entre les familles et l’institution.
Au café des parents, essentiellement… des mères
Café des parents, donc. Une dénomination inclusive qui reflète mal la réalité : dans les faits très peu de pères passent la porte des lieux dédiés à la parentalité. Les acteurs de terrain le savent bien. La toute récente stratégie nationale de soutien à la parentalité l’a d’ailleurs pointé, insistant pour que les services proposés ciblent également les pères. Mais les viser spécifiquement ne garantit pas de les voir se déplacer. « Comment y remédier ? S’interroge Camille. Ca passe par des chemins détournés. Faire des cafés des pères ? Pas pour « genrer » mais parce que les expériences sont différentes. Avoir des groupes d’hommes animés par un homme serait intéressant. Il pourrait se dire des expériences d’hommes autour de la paternité et de la masculinité. Un espace où la vulnérabilité pourrait s’exprimer. Aujourd’hui ces hommes n’ont aucun espace de discussion. En fait, ils ne sont présents qu’à l’école. Souvent, dans le foyer, ce sont eux qui travaillent et, de façon traditionnelle, l’éducation des enfants est dévolue à la mère. Ils ne se sentent pas légitimes à venir. Alors qu’ils pourraient en avoir envie. En tous cas ce n’est pas du désintérêt de leur part. Je n’ai jamais entendu une mère dire que pour son mari ces groupes ne servaient à rien ».
La psychologue constate parfois un hiatus entre les attentes des mères et les pratiques des pères. « Certains d’entre eux n’arrivent pas à poser l’autorité. Les mères ont la charge de l’organisation mais ont aussi comme rôle de mettre des limites, face à des pères un peu laxistes. Ces femmes qui se projettent sur un schéma traditionnel ne s’y retrouvent pas. Elles disent : « On fait le rôle du père et de la mère ». Ce n’est pas la norme, la plupart des familles sont quand même dans une répartition des rôles plus sexuée, mais ça arrive. » A noter que Camille voit finalement peu de mères célibataires, dont on sait pourtant qu’elles sont statistiquement plus nombreuses parmi les populations précaires et immigrées. Les premiers résultats de la cohorte Elfe montraient ainsi qu’aux deux mois de l’enfant, soit de façon très précoce, la proportion de mères seules est deux fois plus élevée chez les immigrées qu’en population générale. D’autres études soulignent que les mères seules constituent 30% des familles dans les quartiers prioritaires contre 17% en population nationale. Néanmoins, la prévalence de la monoparentalité apparaît également beaucoup varier selon l’origine ethnique des populations. Le démographe Hugues Lagrange a ainsi montré que la monoparentalité est plus rare parmi les Marocains et Tunisiens, les Turcs et les Asiatiques (8 à 14 %), que les proportions de familles monoparentales sont extrêmement faibles parmi les migrants du Sahel mais très élevées dans les familles noires venues des autres régions d’Afrique et parmi les Antillais.
En arrière-plan, la violence, conjugale et éducative
Les femmes accueillies par Camille lors de ces groupes mensuels sont donc la plupart du temps en couple. Un facteur de protection a priori, pour elles et pour leurs enfants. La psychologue constate malgré tout la fréquence des violences conjugales, fréquence qu’elle a du mal à estimer précisément. Cette réalité lui semble en tous cas planer très fortement au-dessus des femmes. Elle pointe un climat de violence qui imprègne les relations au sein des foyers, pas seulement entre les adultes. « Les violences éducatives sont très présentes. Les méthodes éducatives sont plus dures dans ces familles que dans les sociétés occidentales. Toutes les mères quasiment mettent des fessées. Elles ont été élevées comme ça, voire plus durement. Pour elles c’est une façon de poser les limites. C’est donc un sujet très délicat. Sur la claque, je ne tourne pas autour du pot, j’explique que c’est très dangereux. Je parle aussi du syndrome du bébé secoué. Pour la fessée, j’essaie d’être…subtile. Car il ne suffit pas de dire aux gens de ne plus frapper leur enfant, il faut pouvoir proposer des alternatives. Cela signifie aussi qu’il faut que les parents puissent questionner leur parentalité et leur propre éducation. Quelles sont les conséquences de ce qu’ils ont eux mêmes subis ? Il me semble que le fait de passer par un message de prévention en insistant sur la façon dont on peut empêcher des dégâts ultérieurs aide à modifier les comportements.»
La psychologue aborde un sujet sensible, la sexualité, à travers le prisme de la prévention. Elle explique aux mères que le fait d’évoquer le sujet avec leurs enfants permet de les armer, d’être davantage en mesure de dire « non ». Le fait que les adolescents plus informés et sensibilisés débutent plus tard leur vie sexuelle apparaît comme un argument de poids pour des familles traditionalistes et conservatrices. « Et puis je sens chez certaines quelque chose de l’ordre de « je n’ai pas envie de transmettre ce qu’on m’a transmis », une crainte de la sexualité, une absence d’information, le fait de ne jamais en parler, que ce soit inexistant. Certaines mamans racontent qu’on ne leur avait jamais parlé des règles, et qu’elles ont été très choquées quand c’est arrivé. Elles ne veulent pas reproduire ça.»
Donner des informations claires aux parents et des conseils si nécessaires
Camille se voit comme une passeuse d’information, une courroie de transmission. « Je crois que notre rôle consiste à mettre en relation certaines pratiques parentales avec leurs effets plus ou moins immédiats, à expliciter les corrélations implicites entre deux éléments, en mettant en exergue des liens de causalité un peu marquants. Des liens que les parents ne peuvent pas faire tout seuls. Il ne leur semble pas forcément évident d’emblée que la violence d’un parent a des effets sur le long terme, et peut expliquer en partie la violence de l’enfant, notamment à l’adolescence. Or, je pars du principe que la très grande majorité des parents ont envie que leur enfant devienne un adulte bien dans ses baskets. Et qu’ils sont donc réceptifs aux discours qui mettent en avant l’intérêt de leur enfant. Il est indispensable de donner à ces parents des informations claires sur le développement de l’enfant. Cela aiderait beaucoup les parents à changer de regard et les rendrait plus à mêmes de percevoir les besoins de leur enfant. Ils cesseraient ainsi de penser que le tout petit qui ne cesse de jeter son assiette par terre le fait pour les embêter ou qu’il met tout dans sa bouche parce qu’il est sale. » Camille se souvient de cette maman qui venait d’arriver du Maroc avec sa fille de neuf ans. La petite recommençait à faire pipi au lit la nuit. La maman pensait que l’enfant « le faisait exprès » et la réprimandait. « Je lui ai expliqué que plus elle allait l’écouter, la rassurer, plus vite le problème allait s’arrêter. Ca a très bien marché. Mais pour elle c’était une découverte. Elle n’avait pas fait le lien cause-conséquence entre le départ du Maroc, l’adaptation à un nouveau pays, une nouvelle langue, une nouvelle école et le pipi au lit ». La jeune femme l’assume parfaitement : il lui arrive de sortir de sa posture de psychologue et de donner des conseils concrets.
L’isolement des mères, la solitude du professionnel
Elle tient aussi à aborder certains sujets en particulier : la grossesse et l’accouchement, les émotions de l’enfant. D’autres thématiques s’imposent parfois, comme les écrans. Lors d’un café des parents organisé au sein de l’école maternelle, la maman d’une petite fille de 4 ans a pris la parole : « Ma fille adore la télé, elle regarde les séries, elle est trop intelligente, elle gère la télécommande ». La maman raconte que la petite est capable de faire des « split screen » et de regarder plusieurs programmes en même temps. Le week-end l’enfant ne veut ni déjeuner ni dîner, et passe son temps à se servir des céréales, sans quitter la télévision. C’est la mère assise à côte cette dame qui réagit et explique qu’elle a changé et édicté des règles strictes, « sinon les enfants ne se développent pas bien ». « Tout le monde a été bienveillant, remarque Camille. A la fin elle nous a dit « je suis nouvelle dans le quartier, je n’ai personne, ça m’a fait plaisir de rencontrer d’autres parents ». »
Il faut aussi appréhender cette autre réalité : les mères que rencontre Camille ont en général entre un et cinq enfants. Elles sont fatiguées, notamment à l’arrivée du troisième et n’ont pas forcément le courage de sortir avec tous les enfants. Certains peuvent donc rester enfermés des journées entières. La dépression maternelle constitue également une problématique majeure dans des territoires où la prise en charge psychologique et psychiatrique peut manquer. « Dans les différentes villes où j’interviens il y a plutôt un bon maillage de PMI et de centres sociaux. En revanche, quand il faut passer un cran au-dessus, avec une prise en charge plus spécialisée, tout se complique. Dans les CMP les listes d’attente sont très longues, pour les consultations psy comme pour les orthophonistes pour les enfants. » Malgré l’investissement des professionnels de chaque lieu où elle intervient, Camille confie une sensation de solitude. Elle intervient ponctuellement, de façon dispersée, connaît peu les autres acteurs, n’a pas de retour sur les suivis mis en place lorsqu’elle propose une orientation. Elle aimerait aussi disposer d’outils concrets, validés, pour étayer sa pratique et la rendre plus efficiente, loin de la seule incitation à valoriser les compétences parentales. Pour la jeune femme la bienveillance et le non jugement sont un postulat de départ. C’est après que tout commence.