Quelques semaines avant l’annonce officielle de la Stratégie pauvreté, le délégué interministériel, Olivier Noblecourt, a convié les acteurs concernés à un séminaire préparatoire sur la refonte des politiques sociales. Assez techniques, les travaux ont porté sur la gouvernance, les modalités de mise en oeuvre, l’autonomie par le travail, la mobilisation des publics en situation de pauvreté. Les enfants et la prévention précoce ont passé leur tour, remis in extremis sur le devant de la scène par Agnès Buzyn.
Sur la plaquette officielle remise aux participants de ce séminaire préparatoire à la « stratégie pauvreté », c’est bien la délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes qui apparaît comme l’entité organisatrice. Mais d’enfance et de prévention il sera fort peu question ce jeudi matin. Les ateliers rassemblant les grands acteurs du champ social ont été consacrés à la mise en œuvre de la stratégie, au « choc de participation » qui doit permettre d’ « associer pleinement les personnes concernées », à la mise en œuvre du triptyque « ressources-accompagnement-emploi », à l’évaluation des objectifs et à l’expérimentation sur des territoires « démonstrateurs ». Sujets certainement essentiels et stratégiques mais assez éloignés de la priorité fixée au départ.
Leadership, croisement des savoirs, pouvoir d’agir… où est la prévention précoce ?
Michèle Pillot, Directrice Générale Adjointe des Solidarités de la Meurthe-et-Moselle, synthétise le premier atelier de la matinée en proposant de « repenser la production d’une politique d’action publique à partir des territoires » et demande une « action publique sobre qui va à l’essentiel ». « Il faut une politique qui s’énonce simplement dans le respect de la dignité humaine, qui soit agile, innovante, expérimentatrice, créatrice, avec un périmètre d’intervention qui couvre au delà du champ social ». Elle plaide pour une « gouvernance avec un leadership humble ». Et insiste : « il n’y a pas de modèle unique, il y a des périmètres de bassins de vie qui doivent être identifiés par les acteurs territoriaux ». Et puis cette préconisation : sortir absolument des logiques de contractualisation sur une année, trop contraignantes.
Pour Delphine Bonjour, du Secours Catholique, il faut un « choc de reconnaissance, de confiance, de considération ». La question pour elle -et les participants de son atelier- est de « créer les conditions du pouvoir d’agir des personnes, reconnaître les savoirs, les compétences des personnes et pas seulement identifier les fragilités.» On en revient au fameux « faire avec et pas à la place », au « croisement des savoirs ». Elle évoque les expériences « zéro chômage de longue durée», les Maisons des familles, et insiste de son côté sur le droit à la parole des enfants et des parents au sein de l’école.
François Soulage, du Collectif Alerte, pose que « l’accompagnement c’est développer le pouvoir d’agir des personnes ». « Il faut accepter qu’un parcours puisse être chaotique, que le rythme de chacun est différent et change en cours de route. Cet accompagnement va souvent être long. » D’où l’importance cruciale d’un référent de parcours.
Agnès Buzyn remet les enfants au cœur des échanges
C’est la Ministre des Solidarités et de la Santé elle-même qui remet le curseur sur les enfants. Elle fait ainsi le « constat de notre impuissance à agir en amont ». « Nous intervenons quand il est déjà trop tard, déplore Agnès Buzyn. Or on n n’a rien fait si on n’a pas mieux prévenu. Nous sommes très fiers de notre système de protection sociale. Il réduit les inégalités, protège efficacement contre les aléas de l’existence. Nous y consacrons des moyens importants. Mais en contenant simplement la pauvreté nous ne faisons pas le travail. En France plus qu’ailleurs la pauvreté frappe durement certains enfants (un jeune sur 4, une famille monoparentale sur 3).»
Surtout, en France comme ailleurs, un enfant pauvre court un risque majeur de devenir un adulte pauvre. C’était bien pour se saisir de ce sujet très spécifique que la délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes a été mise en place. Pour s’emparer de la question de la reproduction des inégalités. Dans notre pays, les personnes en situation de pauvreté le sont moins qu’ailleurs grâce à un système redistributif efficace. En revanche, dans notre pays peut-être plus qu’ailleurs, la pauvreté se transmet de génération en génération. L’école, notamment, ne parvient pas à compenser les inégalités de départ, la réussite y est extrêmement corrélée à l’origine sociale. Mettre l’accent sur les enfants ne relevait pas d’une lubie ou d’une quelconque démagogie, c’était le signal qu’on allait penser la problématique en amont et tenter d’inverser la donne, lorsque la fenêtre de tir est optimale. Le signal qu’on allait « donner la priorité à l’investissement social et à la prévention » comme l’a redit Agnès Buzyn ce jeudi matin.
Au cœur de la reproduction des inégalités, notamment : une pauvreté qui entrave la parentalité
La stratégie pauvreté est d’autant plus attendue sur cette question (par nous en tous cas!) que la stratégie nationale de soutien à la parentalité lancée il y a trois semaines s’est fort peu saisie du sujet. C’est un universalisme saucissonné qui a été proposé (quel soutien pour les parents des 0-3 ans, quel soutien pour les parents d’ados, pour les parents d’enfants handicapés…), loin d’un universalisme proportionné (apporter davantage de soutien aux familles les plus vulnérables). Toutes les familles peuvent, à un moment ou un autre, avoir besoin d’être soutenues, c’est absolument incontestable et le maintien de services universels de qualité demeure une condition sine qua non d’une politique équitable. On pourrait néanmoins considérer que si l’on veut -vraiment- briser le cercle vicieux de la reproduction des inégalités, il faut investir massivement dans l’accompagnement à la parentalité des familles en situation de pauvreté.
Pourquoi ? Parce que la pauvreté obère la parentalité. Le stress qu’elle suscite au quotidien impacte la disponibilité psychique nécessaire à l’éducation d’un enfant et permet moins à ces familles de répondre aux besoins fondamentaux de leur enfant, au premier rang desquels le besoin de sécurité. Les parents les plus défavorisés sont aussi, d’un point de vue statistique, les moins instruits et sont donc moins armés pour stimuler leur enfant sur le plan cognitif et le préparer aux apprentissages scolaires. Sans parler des co-morbidités multiples : grossesses moins bien suivies chez les femmes les plus précaires, risque de prématurité et de dépression du post partum accru, de consommations de substances toxiques. Sans parler de ces familles pour lesquelles la reproduction est installée depuis plusieurs générations.
Des éléments qui nécessitent donc un accompagnement intensif et ajusté autant qu’une politique de la petite enfance pensée comme un outil de lutte contre les inégalités. Mais visiblement, ces constats et ce principe ne semblent toujours pas faire consensus. Ce jeudi matin ils semblaient en tous cas s’être délités en cours de route.
Encore quelques jours de suspense
Il ne fait aucun doute pourtant que ce souci des familles les plus démunies est celui d’Olivier Noblecourt, le délégué interministériel. La prévention précoce constitue depuis longtemps son cheval de bataille. Il l’a rappelé la semaine dernière, lors du congrès organisé par Ensemble pour l’Education à l’OCDE (dont nous vous proposerons un compte-rendu la semaine prochaine).
« Ce que disent les acteurs sociaux ce n’est pas « donnez plus de prestations monétaires » mais « aidez les enfants à ne pas être pénalisés quand ils commencent à l’école ». Nous vivons un moment important, la transformation de notre modèle. Il y a 10 ans, la petite enfance était vue comme un coût. C’était un codicille, un supplément d’âme. Aujourd’hui la politique éducative de l’école maternelle devient le fer de lance des politiques sociales. C’est historique qu’un président de la République parle de la petite enfance. »
En effet. Reste à savoir comment se traduira cette parole dans les faits. Olivier Noblecourt évoque un référentiel éducatif partagé pour les 0-6 ans qui alimentera les pratiques et les formations initiales et continues, des formations communes entre professionnels des écoles de maternelle et de la petite enfance. « Il n’y aura pas de prescription de programmes mais on proposera de soumettre des programmes à des jurys ». La Convention d’Objectifs et de Gestion de la CNAF, dont l’adoption est imminente, « sera un des grands leviers de mise en oeuve de la stratégie de lutte contre la pauvreté ». On saura début juillet, lorsqu’elle sera annoncée et lorsque le Président de la République livrera dans le détail la Stratégie pauvreté, si cette question de la prévention précoce, de l’accueil des enfants défavorisés dans les structures de la petite enfance, et du soutien à la parentalité des familles en situation de pauvreté est demeurée la priorité des priorités.