L’entretien que vous allez découvrir, et que nous avons séquencé en trois parties (deuxième partie sur les postures des professionnels et troisième partie sur les facteurs de risque et co-morbidités), est le fruit d’une collaboration de plus de six mois. Nous avons rencontré Nadège Séverac, sociologue spécialiste de la protection de l’enfance et des violences conjugales, à l’occasion d’une table-ronde sur les violences faites aux femmes organisée par le Conseil Département du 92 il y a tout juste un an. Nous avons ensuite découvert le rapport* qu’elle a co-rédigé pour l’ONED (devenu Observatoire National de la Protection de l’Enfance), finalisé en décembre 2015. Il s’agit d’une “étude systématique de la manière dont les travailleurs sociaux observent et caractérisent la maltraitance dans le cadre de l’évaluation de la situation d’un enfant pour lequel une information préoccupante a été adressée à la cellule de recueil et de traitement des informations préoccupantes (CRIP)” . L’étude a porté sur deux départements, les Côtes d’Armor et l’Isère. Le résultat, un document de 272 pages, intitulé “Maltraitances : comprendre les évolutions pour mieux y répondre”, est saisissant, sa lecture souvent édifiante, voire éprouvante. On y lit, à peine en creux, une critique acérée de la loi de 2007, depuis légèrement amendée par le texte de mars 2016. Nous avons souhaité revenir avec la sociologue sur ce rapport important. Voici la première partie de notre entretien, qui rappelle à quel point le changement de paradigme de la loi de 2007 a eu de lourdes conséquences.
Pourquoi le concept de maltraitance a-t-il été abandonné en 2007 ? Avec quelles conséquences ?
Nadège Séverac. Je souligne, parce que c’est à mon sens révélateur, que ce n’est pas nous qui avons choisi ce thème, mais l’ONED, dans le cadre de son appel d’offres thématiques 2013. A l’époque un ensemble de rapports questionnaient les orientations de la loi de 2007, c’est-à-dire l’abandon de l’expression de “mauvais traitement” pour ne pas stigmatiser et favoriser les logiques de prévention et de collaboration avec les familles. Ces orientations de la loi de 2007 devaient permettre de déjudiciariser les situations (donc globalement plutôt de bonnes intentions) mais apportaient aussi opportunément des solutions à certains problèmes, à commencer par celui de l’engorgement de la justice. Or à partir de 2013, commence à se faire entendre la voix d’un certain nombre d’acteurs qui désignent ces orientations comme susceptibles d’aller à l’encontre de l’intérêt de l’enfant, en compromettant sa protection. Se repencher sur cette catégorie “maltraitance”, ce n’était donc pas une lubie de chercheurs, mais une interrogation sociale sur ce que cette catégorie permettait de dire et surtout de penser et sur ce qu’avait pu induire le fait d’y renoncer.
Ce qui avait été dit au moment du vote de la réforme de 2007, c’est que la “maltraitance” elle-même ne disparaissait pas, au sens où elle était supposée incluse dans la catégorie plus large du “danger”. Mais pour un sociologue, c’est un pari fou de croire qu’une catégorie existe “en soi”, sans mot, donc sans rien qui la fasse exister socialement! Et c’est bien ce que la recherche montre: c’est qu’en faisant disparaître le mot, on a fait disparaître la chose! Et ça, ce n’est pas le fait des travailleurs sociaux et d’une cécité qui leur serait collective, face à une réalité qui serait évidente. C’est l’effet d’un choix collectif et politique qui a été pleinement revendiqué et qui concerne l’ensemble des acteurs, professionnels de terrain, cadres et magistrats. L’affaire Marina a montré – et je pense qu’elle a aussi contribué à faire évoluer les consciences – qu’on peut se trouver pendant des mois face un enfant maltraité à en mourir et ne pas le voir. Ce que cette histoire terrible est venu nous rappeler, c’est que la maltraitance, contrairement à ce qu’on l’on pourrait croire, ça n’existe pas en soi mais que c’est d’abord un regard qui qualifie socialement…ou pas.
Ce qu’on n’avait pas imaginé en 2007, c’est que le fait d’avoir supprimé cette catégorie des “mauvais traitements”, après l’avoir fait exister dans la loi de 1989, a été traduit comme une sorte de reniement. Les résultats de cette recherche ont été présentés à de nombreux travailleurs sociaux, et beaucoup nous ont dit qu’ils n’avaient plus le droit d’utiliser cette catégorie, avec par exemple la justification que son usage serait “reservé” au pénal. Donc cela pose la question de l’interprétation que les conseils départementaux peuvent faire de la loi qui ne fait nulle mention d’un tel aspect, d’autant moins que le concept de maltraitance n’existe pas pour la justice pénale. Cet interdit fait aux travailleurs sociaux semble par ailleurs peu pertinent dès lors que l’une des finalités de l’évaluation est précisément de faire apparaître s’il y a danger ou non et la nature de celui-ci, dont la maltraitance.
Que faut-il attendre de la réintroduction du terme “maltraitance” dans la loi de 2016 ?
N.S. La loi de 2016 a réintroduit comme motif de saisine de la justice le “danger grave et imminent, notamment dans les situations de maltraitance” (CASF, L. 226-4). L’ensemble de ceux qui se sont battus pour qu’il soit à nouveau fait mention de maltraitance était très satisfaisait, mais je me suis rendu compte que sur le terrain, c’était vécu avec angoisse, justement parce que le mot renvoie au pénal et que les travailleurs sociaux ont le sentiment de ne plus s’y retrouver entre les différentes catégories: danger, risque de danger, maltraitance. Or sur ce point, cette recherche montre que ce n’est que question de mots! Notre petit échantillon montre que dans un tiers des situations orientées vers la protection après évaluation, il y avait de la violence physique, que les négligences se retrouvent dans plus de la moitié d’entre elles et la violence conjugale dans presque la moitié – ce qui veut dire que dans nombre de situations, les enfants sont multimaltraités. Comme notre échantillon, certes restreint, n’avait rien de particulier par rapport à ce que je vois depuis 15 ans de recherche en protection de l’enfance, je ne prends pas grand risque en affirmant que la majorité des enfants protégés au titre du danger sont des enfants maltraités, sans pour autant que leur situation ne fasse l’objet de poursuites ou même d’enquête pénale (exception faite des agressions sexuelles, minoritaires).
Ce qui frappe à la lecture de ce rapport, par moment sidérant, c’est l’atermoiement, les tergiversations des professionnels, face à des clignotants tous au rouge. Vous attendiez-vous à un tel constat ?
N.S. Non, pas à ce point-là et c’était d’autant plus flagrant qu’on a travaillé sur dossiers, donc sur des écrits où on voit à la fois la description que les travailleurs font de réalités très dures, et en même temps, leur travail d’”euphémisation” de ces réalités, à travers ce que l’on a appelé un “art de la suggestion”. Par cette expression, on a voulu faire comprendre l’esprit du travail réalisé par les évaluateurs, en montrant à la fois les pratiques d’écriture, et en essayant d’en éclairer les raisons, évidemment complexes. Par exemple, un rapport d’évaluation (en fait deux rapports, l’un du service social de secteur, l’autre de la PMI) qui décrit sur plusieurs pages une enfant de 10 ans, déficiente intellectuelle dont le dossier de demande de SESSAD est en attente depuis 3 ans parce que les parents ne le remplissent pas, malgré les relances et convocations de l’équipe éducative (c’est d’ailleurs le motif de l’information préoccupante). De bout en bout, cette enfant est vue le visage sale, pas coiffée, avec un problème de dentition qui lui donne “une allure étrange”, en situation de sur-poids et décrite totalement livrée à elle-même, s’habillant seule, allant à l’école seule, autrement dit dans un univers qu’elle partage avec son petit frère de 7 ans, sans adultes, sans éveil, quasiment sans paroles. C’est aussi une enfant qui a mal au poignet toute sa journée d’école, avant que la mère ne l’emmène aux urgences qui a diagnostiqué une fracture. Donc effectivement on a là tous les clignotants indiquant une situation d’enfant massivement négligée. Les travailleurs sociaux l’écrivent, et en détail de manière très… captivante, au sens où nous chercheurs, avons souvent eu le sentiment d’aller en visite avec eux. Je ne crois pas qu’ils “tergiversent”, mais plutôt et c’est pour cela qu’on a parlé d’”art de la suggestion”, qu’ils doivent se plier à l’injonction de devoir montrer sans dire quoi que ce soit qui pourrait être considéré comme “jugeant” à l’égard des familles – d’autant qu’ils sont supposés lire l’écrit aux familles. C’est d’ailleurs ce qu’on leur apprend dans les formations sur les écrits, à s’en tenir aux “faits”, à être “objectifs”.
D’où le fait qu’ils décrivent un ensemble de signes, flagrants, sans les qualifier et sans en tirer les conséquences, ou en suggérant le sens de leur pensée par un ensemble de tactiques: en euphémisant, dans l’exemple ci-dessus, l’enfant a été décrite comme “non mise en valeur”, ce qui est effectivement le moins que l’on puisse dire; le juge des enfants a d’ailleurs décidé qu’il n’y avait pas matière à une mesure de protection… Ils peuvent conclure leur évaluation par “nous sommes très inquiets pour l’enfant”, c’est-à-dire en donnant leur sentiment, ce qui est une manière d’essayer d’impulser une manière d’agir pour l’enfant, sans s’appesantir sur les parents. Ils peuvent aussi reporter sur d’autres intervenants – notamment ceux qui ont un mandat judiciaire – la compétence et la légitimité de dire les choses aux familles.
Du coup, on a l’impression étrange de voir les institutions se positionner en miroir des familles maltraitantes dans lesquelles on le sait bien, ce ne sont pas les actes qui sont interdits, mais le fait d’en parler, et en fait de penser. De la même façon, les travailleurs sociaux semblent voir mais être dans une forme d’interdit de nommer clairement ce qu’ils perçoivent. Or, c’est cette visibilité qui permet de comprendre le retentissement sur l’état des enfants, qui affichent des retards de développement et des troubles du comportement précoces… sinon, on ne comprend presque pas pourquoi les enfants vont si mal. La catégorie de “maltraitance”, en mettant la focale sur l’atteinte à l’enfant et sur le responsable de cette atteinte jette une lumière crue qui oblige bien davantage à l’action que le “danger” où le flou laisse à penser qu’il n’y a rien de si grave et qu’on a le temps.
Donc le fait d’avoir fait disparaître la notion de maltraitance a eu des conséquences très concrètes sur les pratiques des travailleurs sociaux.
N.S. Pour moi le fond de l’affaire, c’était surtout le refus collectif, politiquement affiché, de croire à la maltraitance, d’accepter cette réalité et de la prendre à bras le corps; comme si toute cette politique avait été bâtie sur un positionnement défensif: d’abord ne pas! D’où le fait que ça conduise logiquement dans les situations réelles au déni et à la banalisation. On ne peut pas afficher une devise à un fronton – en l’occurrence, l’effacement de la maltraitance- et s’attendre à ce que les acteurs qui incarnent l’institution fassent autre chose, qu’ils “voient”! Faire ça, c’est créer un paradoxe, c’est-à-dire prendre les gens dans un double lien… avec les effets que l’on sait.
Ce qui était remarquable dans cette recherche, c’est que nous nous sommes retrouvés devant la même probable confusion que les travailleurs sociaux. Nous avons dû faire ce qu’ils ne sont plus autorisés à faire: recréer un univers de pensée où il est autorisé de qualifier en termes de maltraitance les violences et les négligences. Ce qui nous a permis d’évaluer des durées et des degrés d’exposition des enfants aux mauvais traitements. Nous avons refait des grilles, avec des catégories claires, et nous avons ré-encodé toutes les descriptions fournies par les évaluateurs.
Que change selon vous la loi de 2016?
N.S. La loi de 2016 redefinit l’article 1 de la loi, en remettant l’enfant au centre: c’est lui l’usager et c’est un usager auquel la puissance publique entend garantir la satisfaction d’un nombre restreint de besoins fondamentaux, c’est-à-dire ceux qui sont essentiels à garantir son développement. On n’est donc pas dans une approche du travail social généraliste, qui s’effectue à la demande d’un usager en difficulté, mais dans une approche qui intervient dans un contexte de non demande (la plupart du temps), et qui se caractérise par des tensions entre des “intérêts” divergeants qu’il s’agit de faire cheminer dans le sens du meilleur intérêt de l’enfant. Le rapport sur les besoins fondamentaux de l’enfant a d’ailleurs permis d’expliciter et de légitimer cette priorisation de l’enfant, du fait qu’il est en construction et que son avenir dépend de la qualité des soins qu’il pourra recevoir de ses parents. Et quand je parle de qualité, on est sur une exigence non pas de performance, mais de minimum nécessaire à son développement.
Ce travail a été mené en 2013. Les lignes ont-elles beaucoup bougé depuis ? Pensez-vous que vous referiez les mêmes constats aujourd’hui ? La loi de 2016 ne constitue-t-elle pas une tentative de correction des les travers constatés dans votre rapport ?
N.S. Je pense que ces constats sur l’évaluation sont totalement actuels: en tant que consultante, je suis sur le terrain avec des casquettes différents – recherche, formation, analyse de la pratique, accompagnement au projet d’établissement, etc. et j’ai aussi des amis inspecteurs ASE, éducateurs, assistants sociaux, assistants familiaux, d’ailleurs je devrais mettre tout ça au féminin parce que ce sont surtout des femmes! Et je vois bien comment ça se passe…
Les lignes ont pourtant bougé au niveau du gouvernement: certains acteurs avaient commencé à tirer la sonnette d’alarme. Je pense notamment à Anne Turz et Daniel Rousseau qui avaient été à l’origine du colloque sur la violence faite aux enfants organisé au Sénat en juin 2013, à la mission parlementaire de Dini et Meunier et à la consultation très large organisée par la Ministre Laurence Rossignol. La DGCS s’efforce aussi d’apporter un soutien de plus en plus précis, rapproché et soutenu sur cette politique publique. Malheureusement le contexte actuel est particulièrement tendu: la réflexion s’intensifie au niveau de l’Etat, qui préconise des choses de plus en plus précises, ajustées et donc exigeantes, tandis que la réalité budgétaire est de plus en plus serrée au niveau de la mise en oeuvre, au point qu’on peut avoir l’impression d’un effet de ciseau assez pénible sur le terrain, avec des professionnels qui se sentent tenus à l’impossible… Ils renvoient parfois cette réalité avec colère aux chercheurs et nous n’avons rien d’autre à leur proposer que de reconnaître que cette situation est dangereuse; éventuellement essayer de nous dire qu’en nous repositionnant un peu autrement, on essaie d’accroître un peu notre marge de manoeuvre.
A côté de ça, on est sur un sujet complexe, très ignoré dans notre pays par rapport à d’autres, avec la conséquence qu’il faudrait actionner tout un tas de leviers pour changer les choses, et que ces leviers sont dispersés ; l’adaptation de la formation par exemple, renvoie à une réalité tellement complexe qu’elle est en réalité peu accessible. Donc on est confronté au paradoxe d’un sujet très sensible, qui nécessiterait une vigilance et une réactivité de chacun et de chaque instant, géré par un ensemble d’institutions et d’administrations qui ont plutôt pour caractéristique une certaine inertie… C’est ce qui m’a fait opter pour le rôle de consultant : c’est que je voulais pouvoir être présente aux différents niveaux, pour faire du liant, pour réfléchir avec l’administration centrale, être un interlocuteur au niveau intermédiaire, dans les conseils départementaux et les sièges des associations ou des fondations et sur le terrain, pour accompagner les pratiques, en étant aux côtés des professionnels… parce que finalement, ma conviction au terme de nombreuses années de recherche, c’est que quoi qu’on produise comme connaissance, s’il n’y a pas d’accompagnement pour réfléchir et faire avec les gens, ça n’a pas de pouvoir de transformation. Et puis sur des sujets comme ça, il faut compter sur le temps et sur le fait que l’humain s’améliore. Quoi qu’on puisse en penser, les travaux d’histoire nous montrent à quel point nous sommes des société de plus en plus pacifiée : il y a 50 ans, la maltraitance des enfants, celle des femmes n’étaient tout simplement pas des sujets !
*Rapport du CREAI Rhône-Alpes et du CREAI Bretagne, co-rédigé par Nadège Séverac, Eliane Corbet et Rachel Le Duff, avec la participation d’Olivier Duchosal