Fini le temps où les enseignants de maternelle étaient cantonnés, dans un discours à côté de la plaque, au changement de couche. A peine si aujourd’hui ils ne se voient pas au contraire confier la destinée scolaire des enfants. Jean-Michel Blanquer vient en tous cas de réaffirmer la priorité donnée à ces trois ou quatre années. Eve Leleu-Galland, inspectrice en ESPE, chargée de mission pour la maternelle auprès du recteur de l’académie de Paris, co-auteure de trois dictionnaires* consacrés à l’école, réagit aux orientations préconisées par le nouveau Ministre de l’Education Nationale. Entretien.
Jean-Michel Blanquer vient de réaffirmer l’importance de l’école maternelle. Cet intérêt pour la scolarisation des 3-6 ans fait-il aujourd’hui consensus ?
E.L-G. Tous les politiques sont unanimes sur l’importance de cette spécificité française : garantir l’accueil de tout enfant de trois ans dans une structure institutionnelle au sein de laquelle sera assuré le développement des compétences relationnelles, sociales, affectives de cet enfant mais aussi et surtout ses compétences cognitives. Sur l’intérêt de cette scolarisation des enfants dès trois ans, oui, il y un consensus. Les cadres de l’académie de Paris on été réunis hier pour la rentrée et le Ministre lui-même est venu présenter ses orientations pendant deux heures et demi. C’est la première fois que cela se passe ainsi. Jai trouvé intéressant qu’il vienne défendre lui-même sa politique. Il a rappelé combien l’école maternelle est dédiée au bien-être de l’enfant mais en même temps, comme c’est une école, à quel point elle est orientée vers des apprentissages concrétisés pour les jeunes enfants.
L’accent a de nouveau été mis sur l’importance du langage lors de ces trois années.
E.L-G. Quand on est dans un jeu de rôle au sein de la classe maternelle, dans le coin cuisine ou poupée, la différence avec le rôle de l’animateur, c’est que l’enseignant reprend le jeu, reformule ou fait reformuler par l’enfant pour travailler le vocabulaire. Il s’agit là d’une relation pédagogique et didactique, qui passe par le jeu dont la priorité a été rappelée en 2015. A l’école maternelle, l’objectif est que pour l’enfant le monde prenne sens par le langage. Les enseignants aident les enfants à parler pour penser le monde. Là-dessus aussi, il y a consensus.
Jean-Michel Blanquer a également insisté sur la détection précoce des difficultés. Cela vous semble-t-il opportun ?
E.L-G. Quand on observe les enfants en maternelle, on voit ceux qui ont du mal à communiquer, à réagir, à reformuler. On sait que ces enfants risquent d’être en difficulté plus tard dans leur scolarité, les chercheurs, les mouvements pédagogiques, les praticiens sont tous d’accord. D’où l’importance de la détection précoce des difficultés. Le problème en France c’est que travailler le langage avec des enfants fragiles dans une classe de 25, c’est très compliqué.
Plusieurs interlocuteurs, notamment des orthophonistes et des médecins scolaires ou de PMI assurent constater une augmentation des troubles ou des retards de langage. Qu’en pensez-vous ?
E.L-G. La complexité réside d’abord dans le bon diagnostic. A quoi est-on confronté ? Il existe des difficultés de communication qui ne sont pas liées à des difficultés de langage. Il faut réussir à savoir ce qui se passe dans la « boîte noire », à déterminer pourquoi un enfant ne répond pas aux indicateurs moyens de développement du langage. Un enfant peut ne pas s’exprimer tout en étant tout à fait capable de comprendre et de conceptualiser. Je pense par exemple, dans notre académie, aux enfants chinois, qui sont très en retrait mais n’ont aucune difficulté sur le plan scolaire.
Ensuite il est certain qu’on repère aujourd’hui plus facilement les troubles, tels que tous les dys, notamment depuis le plan Ringard de 2002. Les centres de références se sont associés aux enseignants et c’est efficace pour la détection. Mais il y a aussi une question plus sociétale. Pour communiquer et développer leurs facultés langagières, les enfants ont besoin d’avoir des interlocuteurs qui leur consacrent du temps, qui les écoutent, qui leur répondent, qui leur renvoient du discours. Or, dans notre société, on tire les gens vers autre chose que l’ici et maintenant. Les adultes sont notamment beaucoup dans les écrans. Pour les enfants de milieux défavorisés où les interactions sont déjà, par nature, plus pauvres, c’est un facteur de risque supplémentaire. D’où cette impression sur le terrain, peut-être, d’une augmentation du phénomène.
Le retour des évaluations nationales, au CP (c’est la première fois) et en sixième, a fait beaucoup débat aujourd’hui. Y êtes-vous favorable ?
E.L-G. Pour orienter une politique il faut des indicateurs. Avoir des données chiffrées à l’entrée en élémentaire et à l’entrée au collège, deux étapes importantes, semble assez logique. Ces données sont des boussoles. Il ne faut pas pour autant faire dire aux chiffres plus que ce qu’ils disent et il est hors de question de les utiliser contre les enseignants. Une évaluation est un arrêt sur image. Cela dit juste quelque chose du niveau d’aptitude des élèves à un instant T et sur ce qu’on peut faire pour rectifier. Pour moi c’est essentiel. Le fait qu’on ait suspendu les évaluations mises en place en 2009, à titre personnel, ça m’a posé problème. Sur les dix écoles un peu expérimentales que je suivais, je n’avais plus de données. C’était perturbant. C’est un peu comme conduire sans avoir de tableau de bord, sans savoir à quelle vitesse on roule ou si les niveaux sont bons.
*Dictionnaire de la maternelle, dictionnaire de l’école primaire, dictionnaire des besoins éducatifs particuliers chez Nathan