De l’éducation prioritaire à l’Opéra de Paris
Date
10 février, 2019
Catégorie
Education
Auteur
Gaëlle Guernalec-Levy
Photo/Illustration
©Audrey Poupeney

Le programme Dix Mois d’Ecole et d’Opéra permet depuis plus de 25 ans à des enfants des écoles classées REP de découvrir l’univers des arts classiques. Une évaluation scientifique du programme vient d’être finalisée, avec des résultats très encourageants.

Le soir même l’Opéra Garnier donne “Le premier homicide”, un oratio mis en scène par Roméo Castellucci. En attendant, les ouvriers s’activent sur la scène pour agencer les décors. Et dans la salle, des enfants et leurs parents écoutent attentivement Alexis Ouspensky, responsable du programme Dix mois d’école et d’Opéra (DMEO) pour l’Académie de Paris. Ils sont environ 130 à avoir fait le déplacement ce samedi matin, des petits de CE1 ou de CE2 et des plus grands de 5è, avec leurs parents. Alexis s’adresse aux adultes et rappelle les objectifs du programme : « il s’agit de rapprocher vos enfants de cet univers qui leur est inconnu. Le parcours commence par des visites puis se poursuit par des rencontres avec les personnels et les artistes et une initiation au spectacle et à la pratique artistique ».

Le “beau” contre l’échec scolaire

C’est en effet une bonne synthèse de ce dispositif initié en 1991 par l’Opéra de Paris en partenariat avec l’Éducation Nationale, et réservé aux élèves relevant de l’Éducation prioritaire dans les trois rectorats d’Ile de France. Le programme est offert chaque année à 30 classes, soit 800 élèves de 5 à 22 ans. Chaque classe est inscrite pour deux ans. Trois classes choisies en comité de pilotage, vont, en plus des visites, des rencontres et de l’accès à des représentations, suivre des cours de chant, de danse et de théâtre à raison de trois heures par semaine afin de présenter à l’issue des deux années un spectacle à l’Opéra Bastille. Ce programme a pour ambition depuis sa naissance de contribuer à la prévention du décrochage scolaire et à l’émancipation citoyenne de ce jeune public par l’accès à la culture et à la beauté.
Le 26 janvier dernier, lors de la première visite des nouvelles recrues à l’Opéra Garnier, le « beau » fait son effet. Une maman glisse à sa voisine : « C’est encore plus grandiose que Versailles ». Une petite fille soupire : « C’est trop bien ». Nora, qui accompagne son fils Ilyes, 8 ans, est enchantée : « je ne savais pas qu’on pouvait visiter cet endroit. C’est vraiment magnifique. Et c’est un super programme. Mon fils fait de l’épinette, une petite guitare, toutes les semaines. Ca enrichit sa culture.» Après les explications d’Alexis devant une maquette en bois représentant toute la machinerie de l’opéra, une autre femme apostrophe son fils « tu as compris ? Retiens au moins deux ou trois phrases ! »

L’éblouissement de la première visite à l’Opéra Garnier

Cette première visite en famille de l’Opéra Garnier apparaît comme l’un des moments forts du programme, sorte de scène initiatique qui marque les adultes et les enfants. En concevant l’architecture du lieu, Charles Garnier, avait une obsession : que chaque spectateur, en franchissant les portes, perde tous ses repères. Plus de 140 ans après l’achèvement des travaux, le défi est toujours relevé, y compris, et peut-être plus encore, avec des enfants de 2019 peu familiarisés avec les ors des grands lieux de la culture « savante ».
Dans une étude réalisée en 2018 par l’observatoire sociologique du changement de Sciences Po, sous la direction de Philippe Coulangeon, le choc de la première immersion est relevé. Dans les témoignages recueillis auprès des élèves ou consignés dans les « journaux » de DMEO la dithyrambe est de mise : « époustouflant », « éblouissement », « merveilleux ». Est ainsi rapporté le témoignage de Sabah, élève d’un collège parisien, qui mentionne le Palais Garnier comme un « endroit plein de lumières, qui illumine mes yeux de merveille, de beauté » et ajoute « La première fois que je suis allée à l’Opéra Garnier, je suis restée bouche bée ». Alison d’un collège de l’académie de Versailles, raconte : «L’Opéra Garnier m’a retourné la tête tellement il est beau. Toutes ces lumières, les petits détails qui font toute la différence, les détails sur les murs. La mosaïque au sol donne envie de ne pas utiliser ses chaussures pour ne pas l’abîmer. »

Les effets du programme DMEO sur les résultats au Brevet des collèges

Cette enquête publiée tout récemment se révèle très instructive. L’objectif était de mesurer la relation entre la participation à DMEO, les notes au brevet et au contrôle continu et les décisions d’orientation en fin de 3e. L’analyse a porté sur 51 classes de 3 collèges entre 2003 et 2012, soit 1111 élèves ayant participé au moins une année au programme et 695 élèves y ayant participé pendant les deux années consécutives. L’évaluation s’appuie sur une collaboration avec les services de la Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance (DEPP) du Ministère de l’Education nationale. Les auteurs ont également utilisé les journaux de DMEO, réalisés en fin d’année scolaire et ont mené huit entretiens avec d’anciens élèves ayant bénéficié du programme en 200 et 2010.
Pour Myriam Mazouzi, directrice de l’Académie de l’Opéra de Paris, l’évaluation menée se révèle globalement très positive. « Elle montre que l’association de  la découverte de l’univers de l’Opéra et de la pratique artistique a un impact significatif sur les parcours scolaires des élèves. Ce programme apparaît ainsi comme un dispositif pionnier de l’éducation artistique et culturelle en France et atteint en grande partie ses objectifs ».

Quels sont les principaux résultats ? Il existe bien un effet du programme sur les résultats du brevet des collèges. « Les effets mesurés apparaissent globalement plus prononcés et plus largement significatifs pour les notes au contrôle continu qu’ils ne le sont pour les notes à l’examen du brevet, note le rapport. L’effet sur les notes au contrôle continu laisse à penser que ce qui se joue dans DMEO est en partie de l’ordre de la motivation des élèves et de la relation des élèves aux enseignants, l’une et l’autre modifiées (positivement) par la participation à DMEO. On peut considérer que ce qui est principalement visé par les acteurs du programme est précisément de l’ordre de ce qu’enregistre le différentiel des notes au contrôle continu : motivation et implication des élèves, relation plus positive à l’école, à la culture, aux enseignants, etc. » Autre résultat intéressant : les effets se révèlent plus prononcés pour les élèves issus des classes populaires que pour les enfants des classes moyennes et supérieures. Le programme remplit donc bien son rôle de réduction des inégalités en présentant un effet redistributif.

Un impact sur la motivation et les aspirations des élèves

En dehors de la seule expérience de DMEO, les données de la littérature scientifique concernant l’impact de la pratique artistique sur les performances académiques des élèves, sur le strict plan cognitif, sont encore floues. Leur niveau de preuve est en tous cas encore faible (ce qui ne veut pas dire que les effets n’existent pas). Nous avons développé ce sujet dans un précédent article. Ce que relèvent les auteurs du rapport d’évaluation de DMEO c’est l’autre effet du programme, non cognitif, davantage culturel et psycho-social, perçu à travers un résultat intéressant : « on constate que l’élève qui a participé à DMEO a plus de probabilité de s’orienter vers une seconde générale et technologique qu’un élève apparié non participant au programme.» Le programme aurait donc un impact « sur les motivations des élèves, leur confiance en eux, leurs aspirations (et sur celles de leurs parents) etc., ainsi que sur la transformation du regard porté par les enseignants sur les élèves concernés. »

Les témoignages des élèves relayés dans l’enquête de Philippe Coulangeon sont à cet égard très révélateurs. Tel cet élève de l’Académie de Créteil : « Avant je croyais que l’Opéra c’était pour les vieux, qu’ils criaient, avec des perruques, des costumes, que c’était nul et ennuyeux. Et quand on m’a dit que j’étais dans une classe Opéra, j’ai voulu changer de classe directement. Après on est allés voir Platée, j’ai adoré. En plus on avait appris des musiques de Platée et quand on est allés voir le spectacle, je chantais des musiques dans ma tête. C’était très drôle, je comprenais tous les pas, toutes les danses. » Ou celle-ci, de l’Académie de Paris : « Moi, j’ai beaucoup aimé l’opéra. Ma famille dit que ce n’est pas bien l’opéra. Mais non, c’était le contraire (…) j’ai cru qu’il y aurait des cris comme ils ont dit. Mais moi, j’ai aimé Le Barbier. »

Les bienfaits de la pédagogie par l’exemple

Les auteurs mettent en avant les effets d’une « pédagogie par l’exemple » sur ces élèves. Après une rencontre avec un membre du Choeur de l’Opéra national de Paris, Alice assure que « Quels que soient nos moyens financiers, si on se passionne pour quelque chose, on y arrive toujours ! ». « Claire nous a dit une phrase qui résonne encore dans ma tête : “rien ne résiste au travail” », indique Alexandra, collégienne parisienne, au sujet d’une rencontre avec une chanteuse lyrique. Pour Dahlia, de l’académie de Versailles, voir les jeunes danseurs de l’Opéra a été décisif : « Quand j’ai vu danser les petits rats de l’Opéra, j’ai trouvé qu’ils avaient de la chance d’en être arrivés là après un long parcours : leur passion va devenir leur métier. Ils avaient l’air vraiment heureux ; cela se voyait à leur sourire. Pour moi, ça voulait tout dire : c’est évident qu’il faut travailler pour espérer faire ce qu’on veut dans le futur ! J’aimerais avoir le même courage qu’eux dans mes études. Il faudrait que j’essaie, dans des moments difficiles, de penser à eux, à leur force et leur courage. »

Melvin, interrogé dans la cadre de cette étude plusieurs années après avoir participé à DMEO, assure que le programme l’a… « sauvé ». « Quand on est dans un quartier on se rend pas compte en fait de … quand on reste dans le même endroit tout le temps, on se rend vraiment pas compte qu’on rate des choses, et … voilà, c’est vrai que l’Opéra d’une part ça nous a ouvert l’esprit, et ça nous a fait découvrir Paris.(…) Dans les quartiers t’as des personnes, dans les collèges de ZEP et les quartiers, t’as des personnes c’est des … bombes à intelligence, mais qu’on n’actionne pas encore. Et c’est vraiment, il faut vraiment un déclic. Moi pour moi l’déclic ça a été la classe Opéra. »

La magie n’opère certes pas à chaque fois. « La visite du palais Garnier ne m’a absolument pas plu car je ne me suis pas sentie à ma place considérant que ce lieu était réservé aux personnes riches », confie un jeune garçon. Ouvrir les fenêtres peut donner l’impression d’un immense bol d’air ou au contraire donner le vertige. La désormais longue expérience de DMEO montre que les enfants participants, dans leur grande majorité, apprécient plutôt de repousser les murs.