La France n’est évidemment pas le seul pays à s’interroger régulièrement sur le sort réservé aux enfants qu’elle est censée protéger et sur les modalités de cette protection. Un ouvrage* dirigé par Nathalie Chapon, sociologue, chercheure au LAMES et Silvio Premoli, chercheur à l’université catholique de Milan, passe en revue la « parentalité d’accueil » à travers l’Europe. Avec ce premier constat : de nombreux changements sont survenus récemment dans la plupart des systèmes de protection de l’enfance, confrontés aux mêmes contradictions et aux mêmes impasses, et soucieux de repenser les pratiques à l’aune des remaniements théoriques et des données probantes.
Le livre*, très complet, met notamment en exergue que le débat sur « l’idéologie familialiste », qui met en tension les droits des parents et l’intérêt de l’enfant, est loin de ne concerner que la France. Dans tous les pays ou presque, de façon plus ou moins prononcée, les systèmes de protection buttent sur cette injonction paradoxale : les textes de loi posent la prééminence de la famille d’origine, l’obligation de tout mettre en œuvre pour favoriser le retour de l’enfant parmi les siens et dans le même temps la nécessité de prendre en compte le besoin de stabilité et de sécurité de l’enfant. Comment articuler ces deux objectifs qui peuvent vite se révéler contradictoires ?
Autoriser l’enfant à s’attacher
Pour la France, le psychanalyste Daniel Coum écrit ainsi : « L’accueil familial est conçu comme le régime de la mesure d’exception, de l’événement hors norme, de l’exception à la règle, c’est à dire comme ce qui n’aurait pas dû avoir lieu et ce qui doit disparaître au plus vite par une restauration hâtée de la situation antérieure, à la faveur du sacro-saint « retour dans sa famille ».(…) Comment un enfant peut-il aller, vivre et devenir dans la famille d’accueil à laquelle il est confié lorsqu’on lui laisse entendre qu’il ne devrait pas aller, vivre et devenir là où il va, vit et devient, à savoir hors de sa famille d’origine ? Le conflit de loyauté – si douloureux et destructeur du psychisme enfantin en ce qu’il interdit l’attachement et la séparation, pourtant l’un comme l’autre nécessaires- n’est que le produit de l’obligation qui lui est signifiée par l’entourage- y compris professionnel et institutionnel- de ne pas s’attacher à sa famille d’accueil ni trahir ses parents en se détachant d’eux, ni bien sûr aimer et ses parents d’origine et ses parents d’accueil. »
Plus loin il ajoute : « Nombre de politiques départementales restent arc-boutées à ce paradigme qui, sacralisant l’appartenance de l’enfant à ses seuls père et mère, instituent la brièveté donc la précarité comme devant être l’objectif premier de la prise en charge. (…)L’autre courant, critique en fait, interroge la persistance d’une conception monolithique et manichéenne d’une famille traditionnelle qui n’existe en fait plus, que l’enfant ne devrait pas quitter ou devrait retrouver coûte que coûte s’il en est déplacé. »
Le retour de l’enfant comme préalable versus son besoin de stabilité
Mireille Chervaz Dramé et Nathalie Demierre, évoquant le système suisse qu’elles connaissent de l’intérieur, dressent le même constat : tout placement a comme finalité le retour de l’enfant et toute mesure de placement doit être revue tous les deux ans. Résultat : le projet d’accueil est rarement annoncé comme permanent, l’incertitude est constante pour l’enfant et la famille d’accueil, ce qui crée un climat d’insécurité. Alors que dans les faits, en Suisse, la majorité des accueils a lieu sur le long terme.
Robert Theisen, spécialiste luxembourgeois, pointe de son côté les tiraillements de son pays toujours manifestes après le changement législatif de 2008 dont l’objectif était de « donner la priorité à l’aide et au maintien de l’enfant au sein de son milieu familial de vie », avec, comme en France en 2007, une déjudiciarisation et des mesures pour soutenir les compétences parentales. Mais dans le même temps, le pays s’intéresse de près à la théorie de l’attachement et souhaite se démarquer de l’idéologie du lien familial. Robert Theisen identifie « les faiblesses du système » : « l’absence de critères objectifs et validés d’une évaluation des compétences parentales et par là des risques que courent les enfants se trouvant dans des familles qui éprouvent de graves difficultés dans l’exécution de leurs obligations parentales. »
Pour l’Allemagne (où l’accueil institutionnel est plus fréquent que l’accueil familial) Klaus Wolf déplore finalement les mêmes limites, la même impossible quadrature du cercle. Pour cet auteur, les services sociaux ont souvent pour principe d’ « attendre et voir ce qui se passe ». La possibilité d’un retour peut être évoquée des années après le placement, ce qui pose problème pour l’enfant. Klaus Wolf défend deux objectifs essentiels : l’assurance d’une continuité de l’accueil et une confrontation constructive avec la famille d’origine. Son pays envisage apparemment de s’inspirer davantage de l’approche britannique et américaine: évaluer la situation au moment du placement, prévoir un possible retour dans un délai bref ou opter pour une longue durée à temps plein.
« Si le retour de l’enfant est possible, écrit-il, il doit se faire de façon rapide entre la première et la deuxième année d’accueil. Si un retour n’est pas réalisable, une continuité doit être assurée dans la famille d’accueil. Les parents d’origine doivent être soutenus et accompagnés dans cette phase de détachement. »
Rechercher l’alliance avec les parents au détriment de l’évaluation des besoins de l’enfant
Depuis un décret du 29 juin 2012, la Belgique flamande a bougé son curseur du côté des besoins de l’enfant. Avant ce texte, le placement en famille était envisagé comme une mesure temporaire dont l’objectif premier était la réunification avec la famille. Aujourd’hui l’institution reconnaît qu’il peut être dans l’intérêt de l’enfant placé de rester au sein de la famille d’accueil. La primauté du parent a été abandonnée. « Le caractère temporaire n’est plus mis explicitement en avant. »
Du côté de la Wallonie-Bruxelles, la situation ne semble pas non plus idéale, en tous cas d’après Marie-France Lambert, administratrice de l’association Acting for Promotionof Fostering at the European Level. Elle pointe d’abord que la priorité est donnée à la protection des relations avec les parents.
« Les intervenants mettent beaucoup d’énergie pour appréhender l’aspect relationnel de la vie de famille et pour nouer une alliance éducative avec les parents, moins pour clarifier l’état et les besoins de l’enfant et objectiver les réponses données à ses besoins par les parents.»
Un nouveau décret préconise de privilégier l’accueil familial pour les moins de six ans mais sans préciser le fonctionnement du dispositif lui même, ce qui, d’après Marie-France Lambert, met en difficulté chaque personne impliquée, au premier rang desquelles l’enfant qui ne sait pas s’il est autorisé à s’attacher à sa famille d’accueil.
S’investir affectivement, ou les limites de la professionnalisation des familles d’accueil
C’est certainement l’Angleterre qui a opté pour le parti pris le plus radical, en tous cas le plus tranché, avec trois priorités pour l’enfant, la stabilité, l’appartenance, la permanence. Les besoins fondamentaux de l’enfant d’abord, les droits de la famille après. Quasiment tous les enfants placés de moins de dix ans sont accueillis au sein d’une famille. Le concept de permanence est très fort : l’objectif est d’assurer aux enfants une famille sécurisante, stable, et affectueuse pour les soutenir pendant l’enfance et au-delà. Nina Biehal l’écrit : « Bien que l’on reconnaisse explicitement que l’enfant a une famille biologique (et que dans de nombreux cas l’enfant entretient des contacts réguliers avec les membres de sa famille biologique), l’enfant est encouragé à considérer la famille d’accueil comme une « famille pour la vie ».» Pour cette spécialiste, ce qui favorise le sentiment d’appartenance des enfants c’est « l’engagement émotionnel continu des assistants familiaux et l’inclusion des enfants en tant que membres de la famille dans les pratiques quotidiennes de la vie familiale implicitement ou explicitement parlées en famille ».
Le livre montre également très bien la diversité des statuts et fonctions des familles d’accueil au sein de l’Europe. En Angleterre comme en France, l’accueil familial est professionnalisé. Ce que Daniel Coum estime difficilement conciliable avec l’investissement affectif demandé à ces familles. « Plus le statut de l’assistante Familiale est sécurisé du point de vue de l’emploi, plus la place de l’enfant risque de s’en trouver précarisée. » En effet, quid de trois semaines de vacances quand on vient d’accueillir un bébé ? D’autres pays font appel à des familles volontaires non professionnelles et simplement indemnisées, d’autres encore, comme l’Espagne ou les Pays-Bas privilégient la famille élargie.
Rendre les parents plus compétents pour mieux protéger les enfants
L’ouvrage interroge enfin la question complexe de la pluralité des liens et de la co-parentalité. Silvio Premoli pose ainsi que « pour pouvoir réaliser un bon processus de coparentalité et défendre simultanément l’intérêt supérieur de l’enfant, il est nécessaire de travailler avec la famille d’origine de celui-ci. » Avec Nathalie Chapon, il plaide pour l’adoption d’une perspective écologique et systémique de la famille. « Nous pouvons affirmer que la meilleure façon de protéger un enfant est de pouvoir lui restituer des parents plus compétents.» Les deux auteurs défendent l’idée d’un accompagnement des familles suivies pro actif et efficace, qui ne soit pas infantilisant ou compassionnel, et leur point de vue rejoint l’analyse développée par une autre spécialiste française, la sociologue Nadège Séverac.
Ils écrivent ainsi : « Il est important d’aborder avec les parents les questions liées aux préoccupations soulevées par les indicateurs éventuels de négligence et/ ou de mauvais traitements signalés par l’école ou par d’autres acteurs sociaux. Il ne s’agit pas là d’une question purement éthique, mais d’une question fonctionnelle. Il est évident qu’une communication claire implique plus de risques ou de probabilités de conflit, de rejet, ou de défense, mais elle constitue le seul moyen d’atteindre les objectifs significatifs de changement dans les systèmes familiaux.» Nathalie Chapon et Silvio Premoli plaident pour le recours à des programmes de développement des compétences parentales. Ce qui autorise un relatif optimisme. De tels programmes, standardisés, évalués, existent, depuis plusieurs dizaines d’années. Mais on ne peut pas dire qu’ils aient jusqu’ici suscité beaucoup d’enthousiasme en France.
*Parentalité d’accueil en Europe, Regards théoriques et pratiques professionnelles, sous la direction de Nathalie Chapon et Silvio Premoli, Presses Universitaires de Provence