C’est devenu une antienne dans les institutions internationales : prévenir est économiquement plus intéressant que guérir. Il faut donc intervenir très précocement dans la vie des individus pour éviter qu’ils ne coûtent plus cher plus tard. L’accent est de plus en plus mis sur l’aide prodiguée aux familles et sur l’accueil des moins de six ans. L’avant-dernier numéro de la revue Informations Sociales propose notamment un article sur les effets des modes d’accueil sur le développement des enfants et un autre sur l’impact du soutien à la parentalité.
Dans l’avant-dernier numéro (le 192) de la revue Informations Sociales éditée par la Caisse Nationale d’Allocations Familiales disponible sur le site Cairn-Info), consacré à l’investissement social, deux articles sont particulièrement susceptibles de vous intéresser. Le premier, rédigé par Denis Fougère, économiste, s’intitule « Le plus tôt est-il le mieux ? Les effets des dispositifs d’accueil et d’éveil des jeunes enfants sur leur développement cognitif et non cognitif ».
L’essentiel de ce texte :
Il pose en introduction qu’en France la question des modes d’accueil a historiquement été considérée comme un outil de conciliation vie privée/vie professionnelle et que le focus a essentiellement été mis sur le rapport entre l’offre et la demande et la répartition territoriale de cette offre. On ajoutera que les débats ont aussi beaucoup porté sur le comparatif entre accueil individuel et accueil collectif, débat très franco-français dans la mesure où le métier d’assistantes maternelles est une spécificité française. En tous cas, contrairement aux autres pays, note l’auteur du texte, nous nous sommes peu interrogés sur les bénéfices cognitifs et non cognitifs, à long terme, pour les enfants et il existe peu de travaux de recherche sur le sujet en France. La question du recours aux modes d’accueil comme un outil de lutte contre les inégalités est assez récente et surtout, est très controversée. Nous renvoyons ici aux débats qui ont accompagné la publication du rapport Terra Nova sur le sujet et à la suspicion relative à la mise en place de dispositifs d’intervention précoce en crèche comme le programme Parler Bambin.
Ce que nous apprennent les expérimentations américaines
Denis Fougères revient sur « les travaux précurseurs menés aux Etats-Unis », les expérimentations les plus célèbres étant le Early Training Project, le Carolina Abcedarian Project, le Perry Preschool Project, le Milwaukee Project et le Infant Health and Development Project. Les familles concernées étaient le plus souvent très défavorisées, issues de la minorité afro-américaine, ces programmes avaient explicitement un objectif de réduction des inégalités. Les enfants qui ont intégré le Perry Preschool Project ont été suivis pendant…40 ans. Ces différents dispositifs avaient pour principal but de stimuler le développement socio-émotionnel plutôt que les compétences cognitives : « susciter la curiosité, apprendre à échanger, réduire l’anxiété face aux apprentissages en groupe, faire accepter aux enfants l’intégration dans une structure collective, apprendre à se concentrer, savoir exprimer ses attentes ». Or, l’accent mis sur cet aspect du développement a permis de renforcer les fonctions exécutives des enfants, fonctions indispensables pour les apprentissages scolaires ultérieurs (mémoire de travail, contrôle inhibiteur, flexibilité cognitive).
Les conclusions de ces expérimentations : les programmes d’éveil les plus intensifs (un intervenant pour six enfants maximum 5 jours sur 7 pendant 8 mois avec en plus un entretien hebdomadaire avec les parents) menés avec un personnel qualifié sont ceux qui ont le plus d’impact sur le devenir scolaire et social des enfants. Les enfants des milieux les plus défavorisés sont ceux qui bénéficient le plus des interventions précoces.
Denis Fougères propose ensuite une recension des études européennes inspirées par ces travaux américains. Il est toujours un peu difficile de comparer les études dans la mesure où les systèmes ne sont pas les mêmes. On parle parfois de scolarisation précoce pour des enfants de quatre ans (il est rare que 99% des enfants de 3 ans soient scolarisés, comme en France), ou d’accueil dans des crèches pour des enfants plus jeunes. La plupart des études européennes concluent en tous cas qu’une scolarisation à quatre ans plutôt qu’à six ans et qu’un accueil précoce dans des structures collectives profitent aux enfants, surtout à ceux issus d’un milieu défavorisé ou de familles immigrées.
La France, pionnière sur l’accueil des 0-6 ans, incapable d’en mesurer l’impact
L’auteur pointe la pauvreté des études françaises et le retard de notre pays en matière d’évaluation. Alors que la scolarisation précoce est une spécificité française, il n’existe quasiment pas d’étude sur les effets comparés de ces différents modes d’accueil (école, crèche, assistantes maternelles) sur le développement cognitif des enfants. Nous ajouterons que cette absence de données est d’autant plus dommageable que la France est confrontée à un dramatique paradoxe : pionnière en matière de scolarisation précoce (peu de pays dans le monde scolarisent 99% des enfants de 3 ans) mais aussi de modes d’accueil (près de 50% des moins de trois ans accueillis dans un mode d’accueil officiel), elle n’en est pas moins l’un des pays de l’OCDE où les inégalités face à l’école sont les plus fortes. Où la destinée scolaire est la plus corrélée à l’origine sociale. Nous avons un jour abordé le sujet avec Nathalie Mons, directrice du CNESCO, qui nous a répondu que sans notre système d’accueil précoce, « la situation serait peut-être encore pire ». On a, à vrai dire, du mal à l’envisager.
Denis Fougères relève que les études françaises sur la scolarisation des enfants de deux ans n’aboutissent pas toujours aux mêmes résultats. Il illustre son propose avec deux études effectuées à partir du même échantillon. La première conclut que les effets de cette scolarisation précoce sont « relatifs et peu durables », l’autre que les effets cognitifs et non cognitifs perdurent jusqu’à l’entrée au collège, mais sans effets différenciés selon l’origine ethnique ou sociale des enfants (ce qui interroge sur le fond si l’un des objectifs poursuivis est la lutte contre les inégalités). Le débat sur les bienfaits de la scolarisation précoce est une arlésienne en France (le Ministère de l’Education Nationale part du principe qu’elle est bénéfique aux enfants les plus vulnérables et l’a donc relancée dans les quartiers prioritaires, certains spécialistes pointent au contraire que le système scolaire n’est pas fait pour accueillir de si jeunes enfants, encore moins des enfants plus vulnérables). Sans doute le débat restera-t-il vif et vain tant qu’on n’aura pas mené de nouvelles études, sur de nouvelles cohortes, avec des résultats robustes et exploitables.
Les Français encore très réservés sur le concept de « parentalité positive »
Le même numéro de la revue Informations sociales propose aussi un focus sur le soutien parental, intitulé « Le soutien à la parentalité, un levier pour l’investissement social ». Le texte de Bénédicte Jacquey-Vazquez, inspectrice générale des Affaires sociales, rappelle en préambule que ce sujet fait désormais l’objet d’une attention soutenue de la part de l’Union Européenne qui cherche à privilégier une « parentalité positive ». Ce premier constat, posé dans les première lignes de l’article, appelle une précision : les experts français et professionnels du champs psycho-social sont majoritairement réservés quant à cette approche de la parentalité. En 2009, le Conseil de l’Europe définissait ainsi la parentalité positive : « un comportement parental fondé sur l’intérêt supérieur de l’enfant qui vise à l’élever et à le responsabiliser, qui est non violent et lui fournit reconnaissance et assistance, en établissant un ensemble de repères favorisant son plein développement.» Parce que cette conception de la parentalité est une conception normée (elle repose sur le principe qu’il existe des pratiques favorisant le bon développement de l’enfant, et a contrario des pratiques éducatives nocives), parce qu’elle est véhiculée à travers des programmes et dispositifs standardisés et très interventionnistes, elle est perçue par les intervenants français à la fois comme trop dogmatique, trop moralisatrice, trop intrusive et comme relevant de mesures gadget. Parce qu’elle met en avant la primauté de l’intérêt de l’enfant, la parentalité positive est aussi considérée par les acteurs français comme trop culpabilisatrice pour les parents, faisant peser une trop lourde responsabilité sur leurs épaules.
Cette réticence apparaît bien dans notre entretien récent avec Daniel Coum, psychanalyste responsable d’une structure de soutien à la parentalité. Il nous semble que ces réserves expliquent que la France soit totalement en porte à faux sur ces questions au niveau international, qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse d’ailleurs. Il peut arriver d’avoir raison seul contre tous, encore faut-il admettre que son courant de pensée est minoritaire à l’échelle du monde, et encore faut-il pouvoir prouver qu’on a raison.
Modifier les trajectoires des individus : un non objectif pour les Français
Dans son introduction, Bénédicte Jacquey-Vazquez estime aussi « le soutien à la parentalité mérite l’attention et l’intérêt des pouvoirs publics, ne serait-ce que parce que réassurer les parents à propos de leurs compétences et le renforcement de leurs « habiletés parentales » permet d’éviter des prises en charge ultérieures coûteuses ». Elle rappelle que le soutien parental vise à désamorcer les difficultés éducatives, consolider les habiletés parentales, prévenir le burn-out parental. Il n’est pas question ici du développement de l’enfant en tant que tel, cet objectif n’est pas posé en tant que tel. L’auteur assure ensuite que l’impact social du soutien parental est « indéniable » et que cet impact est aujourd’hui bien documenté par la littérature nationale et internationale : amélioration du fonctionnement intrafamilial, consolidation du lien d’attachement, apaisement des conflits, apprentissage de la séparation.
Elle pose aussi que ces dispositifs peuvent modifier en profondeur la trajectoire de vie des personnes concernées. En témoignent les évaluations longitudinales des programmes de « positive parenting ». Ces études ne sont pas françaises puisque les programmes français de « positive parenting » sont encore très rares et très récents (et très controversés, toujours). Surtout, les évaluations des programmes de « positive parenting » effectués à l’étranger peuvent montrer qu’ils impactent les trajectoires des personnes concernées, au premier rang desquelles les enfants, parce qu’il s’agit là du premier objectif de ces dispositifs : soutenir les familles plus vulnérables dont on estime qu’il existe un risque pour les enfants de connaître des difficultés ultérieures (troubles psychiques, échec scolaire, délinquance, chômage…) pour qu’ils ne rencontrent justement pas ces difficultés et évoluent favorablement. Intervenir précocement auprès des familles dites « à risque » pour modifier la destinée des enfants, c’est le premier enjeu des programmes de « positive parenting ».
Il n’est en revanche pas possible de prouver en France que le soutien parental impacte sur le long terme la destinée des individus dans la mesure où ce n’est pas un objectif en tant que tel. La philosophie du soutien parental français repose de plus sur un accueil universaliste qui refuse d’identifier des populations « à risque ». Même si sur le terrain, il est de plus en plus demandé aux organismes de s’intéresser de près aux familles les plus éloignées de ces dispositifs. En France, comme le note l’auteur, ce sont les verbatims recueillis auprès des usagers qui permettent d’affirmer que ces dispositifs sont utiles et efficaces. En terme d’évaluation sur le long terme, c’est limité.
Bénédicte Jacquey-Vazquez pointe que l’accompagnement à la parentalité bénéficie de moyens trop faibles, notamment parce que les institutions qui le financent ne sont pas forcément celles qui en récolteront les fruits. Elle estime capital de « dépasser le stade de l’éternelle émergence ». C’est urgent, en effet.