Après la parution d’un livre réquisitoire contre notre système de protection de l’enfance, Michèle Créoff, vice-présidente du Conseil National de la Protection de l’Enfance et la journaliste Françoise Laborde, ont publié le 20 octobre dernier une tribune dans le Journal du Dimanche pour susciter des engagements politiques sur le sujet des violences intrafamiliales. Nous revenons avec Michèle Créoff sur ses constats et les raisons de cette vigoureuse prise de parole.
Pourquoi utilisez-vous le terme de « déni » et comment expliquer cette difficulté à appréhender la question de la maltraitance ?
Michèle Créoff. Le déni est idéologique car il provient du croisement de plusieurs idéologies avec pour résultat que les décideurs politiques n’ont pas envie de parler du phénomène, d’en faire un objet politique, d’analyser les causes. L’exemple le plus parlant est la loi de 2007 qui fait disparaître le terme de maltraitance. On ne nomme plus, on ne voit pas ce qu’on voit. En France on a toujours placé cette question sur le plan de l’idéologie (être pour ou contre les familles), plutôt que d’y voir une question de santé publique. Les principaux apports sur le sujet depuis 35 ans viennent de la médecine. On a par exemple bien avancé sur le syndrome du bébé secoué grâce à l’imagerie médicale. Les neurosciences améliorent nos connaissances sur les effets de la maltraitance. Tout ce qui permet d’objectiver les données est venu de la santé.
Quel est pour vous, dans le champ de la protection de l’enfance, l’un des sujets qui va ainsi susciter une vision morale plus que scientifique ?
M.C. La parentalité des personnes présentant un handicap mental ou une maladie psychiatrique. Il est difficile d’en parler, on craint la stigmatisation, l’eugénisme. Or, les effets de la maladie mentale sur les enfants sont connus. On ne sait pas guérir ces patients, on parvient difficilement à réguler leurs symptômes. Leur parentalité est donc un sujet majeur. Il ne s’agit pas de parler d’intentionnalité ou de culpabilité, juste des effets sur les enfants. Or là encore, on ne pense pas en terme de symptômes mais en terme moral. Avoir des statistiques plus fines nous amènera certainement à plus de pragmatisme, même si on a déjà une petite idée de la question. Lorsque j’étais en charge de la protection de l’enfance pour le Val de Marne, on savait par la force des choses combien d’enfants avaient des parents porteurs d’une maladie mentale. Quand un enfant naît d’une mère schizophrène et qu’il n’y a pas d’environnement familial pour prendre en charge l’enfant, on sait qu’il existe une forte probabilité pour lui d’être élevé jusqu’à ses 18 ans par l’ASE. Ce sont donc des budgets suffisants qu’il faut prévoir. Les placements longs concernent dans leur grande majorité des enfants de parents présentant de lourds troubles mentaux ou souffrant d’addictions sévères.
Le placement est encore et toujours un sujet extrêmement polémique. Place-t-on trop en France ?
M.C. Je le répète souvent, notamment lorsqu’on évoque comme une réalité générale les placements dits abusifs : les placements coûtent tellement chers, on n’y a recours qu’en dernière limite. La vraie question c’est l’institutionnalisation et l’aménagement de l’autorité parentale. Nos lois relèvent de la police d’assistance éducative et le juge pour enfant ne traite les situations que sous l’angle de l’assistance éducative, rarement en envisageant un aménagement de l’autorité parentale (adoption, délégation d’autorité…). Dans d’autres pays, les enfants, qui chez nous sont placés, bénéficieraient d’une adoption ou de suppléances parentales plus diversifiées. En France il y a une unicité de la réponse, l’assistance éducative, laquelle est compliquée à mettre en œuvre avec des parents en très grande difficulté.
Il y a historiquement un parallélisme des prises en charge en France des mineurs délinquants et des mineurs protégés selon lequel dans les deux cas il faudrait remédier à un déficit éducatif. Avec l’enfant protégé, on a déplacé le curseur : ce sont ses parents qu’il faudrait éduquer. Mais quand on regarde le profil des parents on comprend que ça ne peut pas être si simple. Ces parents en très grandes difficultés relèvent davantage du soin que de l’éducation. On plaque des outils d’accompagnement qui ne correspondent pas aux besoins des enfants et des parents. Un papa grand toxicomane a d’abord besoin de soins. Alors on met l’enfant en foyer ou chez une assistante familiale, en général sans continuité, avec des ruptures, et on augmente le trouble lié à l’attachement. On confond l’autorité parentale et la filiation. On voit l’autorité parentale comme un droit et non une responsabilité envers l’enfant. Si cette autorité est perçue comme un droit plus que comme un devoir, elle est plus difficile à déléguer. Il a fallu des décennies pour que des décisions pénales s’accompagnent d’un retrait de l’autorité parentale du parent condamné.
Vous évoquez les assistantes familiales et les ruptures. Est-il encore d’usage de déplacer un enfant parce qu’il serait trop attaché ?
M.C. Cela arrive encore. Surtout, on règle les conflits d’approche entre les acteurs (l’assistante familiale et l’éducateur) en déplaçant l’enfant, ce qui est souvent une catastrophe. D’où viennent ces conflits ? Ils se cristallisent en général autour des retours en famille ou des visites médiatisées. L’assistante familiale vit les refus de l’enfant, elle se fait le porte-parole. L’éducateur référent rappelle la décision du juge. Mais celle qui doit forcer l’enfant c’est l’assistante familiale. On va remettre en cause sa capacité à respecter les consignes, à mettre la bonne distance. On voit bien les tensions à l’oeuvre. Il s’agit d’une conflictualité structurelle normale. Surtout qu’il existe une forte inégalité entre les éducateurs et les assistantes familiales. Il faudrait davantage écouter les assistantes familiales. Elles viennent questionner le cadre. Mais on a beaucoup de mal à donner une place à ceux qui, certes ne sont pas les plus diplômés, sont néanmoins au quotidien avec l’enfant. Les assistantes familiales ont d’ailleurs été nombreuses à réagir au livre.
Vous reprenez dans l’ouvrage plusieurs affaires d’infanticides et vous redéroulez le fil pour essayer de comprendre pourquoi ces enfants, pourtant dûment signalés et même suivis, sont néanmoins décédés. Pourquoi avoir opté pour cette démarche ?
M.C Quand il y a une erreur médicale, on réunit un staff de morbidité et on se repasse le film de l’opération. Je l’ai fait régulièrement dans le 94 où nous avons eu, hélas, quelques décès d’enfants. Chacun vient avec tous ses documents, on débriefe, on fait une synthèse et on met en place des correctifs. C’est important car on sait que ce n’est pas qu’une question de moyens. Les enfants décédés que nous évoquons dans le livre étaient tous suivis. Le petit Noa a été vu par quatorze travailleurs sociaux en trois semaines. Ca ne l’a pas empêché de mourir. Et puis je voulais changer de ton par rapport à mes publications précédentes, plus techniques. Je voulais parler au plus grand nombre, rendre visibles ces enfants, ce qu’ils avaient vécu, et qu’on ne me dise plus « tu exagères ». Il ne s’agit plus ici de se demander si « c’est vrai ou pas ». Les affaires ont été jugées, il n’y a plus de doute sur la réalité des faits.
Quels sont les invariants que vous avez pu identifier dans ces dossiers ?
M.C. L’invisibilité de l’enfant d’abord. La problématique parentale prend le dessus. Les professionnels sont happés par l’aide à apporter aux parents. La croyance ensuite. Les professionnels mobilisent un registre émotionnel de mise en confiance. Il y a une croyance dans la bonne volonté des parents, une euphémisation de ce qui vient heurter cette croyance. Je sais qu’on a besoin de cette mobilisation pour supporter ces situations. On a envie de croire dans les capacités humaines. Enfin, un problème de vocabulaire. Tous les professionnels ne parlent pas la même langue, ne partagent pas un discours commun. Il faut un référentiel commun qui parle à tout le monde.
Il existe déjà un référentiel, celui du CREAI Rhône Alpes.
M.C. Oui, il est utilisé aujourd’hui par 27 départements dont les plus gros, ce qui couvre à peu près la moitié des situations suivies. Au CNPE les départements présents sont d’accord : ce n’est pas sur ce sujet technique qu’il y a une demande de liberté d’administrer. On a bien une grille d’évaluation nationale pour l’allocation personnalisée d’autonomie, ce qui ne choque personne. Un seul outil pour l’ensemble des professionnels sur l’ensemble du territoire, piloté nationalement : c’est ce qui peut nous permettre de sortir du subjectif et de la crainte de l’injonction morale et normative.
Un dernier mot : que pensez-vous de la loi de 2016 qui est venue amender le texte de 2007 ?
M.C. Cette loi est remarquable. Si elle est appliquée, cela peut faire bouger les choses.