Alors que le Tribunal de Grande Instance de Paris vient de reconnaître le déni de justice dont a été victime une jeune femme, violée enfant pendant plusieurs années par un ami de ses parents qui l’hébergeaient et alors que le 119 s’inquiète de baisses budgétaires, Michèle Créoff et Françoise Laborde publient un livre pour dénoncer le déni en matière de maltraitance des enfants et appellent à signer un manifeste.
Le titre de l’ouvrage, « le massacre des innocents » ne donne pas dans la demi mesure et c’est assez normal puisqu’il s’agit pour les auteurs de démontrer que la France serait « le pays de l’indifférence aux enfants martyrs ». Françoise Laborde, journaliste engagée connue pour son franc-parler et Michèle Créoff longtemps en charge de la protection de l’enfance dans le Val de Marne, aujourd’hui vice-présidente du Conseil National de la Protection de l’Enfance, unissent donc leurs voix dans ce livre-manifeste qui conclut avec 19 propositions. Ce document s’inscrit dans la ligne d’autres « pavés dans la mare » publiés avant lui. On pense notamment aux ouvrages de Maurice Berger, chef du service de pédopsychiatrie de Saint-Etienne, au livre « les oubliés » d’Anne Tursz, au plaidoyer pour l’adoption nationale publié en 2013, mais aussi aux nombreux rapports qui se sont succédé depuis 20 ans et qui tous allaient plutôt dans le même sens (trop d’enfants délaissés et « institutionnalisés »), dont celui, passionnant, co-rédigé par la sociologue Nadège Séverac pour l’ex ONED, “Maltraitances : comprendre les évolutions pour mieux y répondre” (voir notre série d’articles).
Dans le présent ouvrage, les auteurs ciblent « l’indifférence, le déni et l’idéologie ». « Notre société répugne à retirer les enfants de leur famille biologique, fut-elle toxique et mortifère, et ce, pour des motifs largement idéologiques ». A gauche, parce que retirer les enfants des pauvres serait leur infliger une double peine et qu’au nom du relativisme culturel il faudrait accepter certaines pratiques éducatives. A droite parce qu’il faut protéger la tradition du pater familias et la famille comme espace de liberté.
Des chiffres toujours aussi imprécis
Les deux auteures évoquent pour 2016 73.000 enfants maltraités et 131 qui «en sont morts ». Il y a là une ambiguïté. Cette formulation laisse entendre que 131 enfants sont décédés des suites de mauvais traitements au sein de la famille. Ce n’est pas le cas. Sur ces 131 enfants, « seuls » 67 d’entre eux ont été tués par un membre de la famille. C’est beaucoup trop mais on est loin des « 2 enfants qui meurent chaque jour sous les coups de leurs parents ». Anne Tursz, pédiatre épidémiologiste, considère que les chiffres officiels sont sous-évalués en raison notamment des néonaticides jamais découverts et des meurtres d’enfant de moins de un an classés comme des décès naturels. Laurent Puech, ancien président de l’Association Nationale des Assistants Sociaux (ANAS), fondateur du site secretpro.fr, dénonce lui un chiffre fantaisiste, surévalué, repris en boucle par les médias sans être jamais sourcé. En tous cas, si on s’en tient aux chiffres officiels, on ne peut parler, pour les meurtres d’enfants commis par un parent que de 68 enfants pour 2016. Pas de 131. Encore moins de deux par jour.
Deuxième réserve : fallait-il mêler la problématique des violences en général contre les enfants (notamment la question des viols commis par un individu extérieur, avec tout le débat portant sur la majorité sexuelle et l’âge du consentement) à celle des violences intrafamiliales ? Nous n’en sommes pas sûrs tant la maltraitance chronique au sein de la famille est un sujet spécifique.
En finir avec les mouvements de balancier législatifs
Les connaisseurs de ces sujets vont ensuite retrouver dans l’ouvrage les habituels points de dissensus qui alimentent les débats perpétuels (et passionnants) depuis 20 ans en matière de protection de l’enfance. Les deux auteurs parlent à juste titre d’une « valse hésitation législative » . Comme nous l’avions rappelé avec notre interview de Nadège Séverac, la maltraitance disparaît de la loi de 2007 et réapparaît dans la loi de 2016 et cette éclipse de dix années a eu, selon la chercheuse, de réelles conséquences (ce qui n’est plus nommé…n’existe pas). Michèle Créoff et Françoise Laborde dressent par ailleurs un bilan très négatif de la loi de 2007. Non seulement le mouvement de retrait des juges n’a pas eu lieu (les mesures judiciaires représentent toujours 80% des mesures de protection de l’enfance) mais en plus constate-t-on des retards dans la mise à l’abri de l’enfant.
L’idéologie familialiste toujours en ligne de mire
Elles ne sont pas les seules à l’assurer depuis 20 ans : « La volonté de construire à tout prix une famille conduit souvent des professionnels à occulter les informations, les analyses qui viennent contredire ou atténuer le tableau de la famille méritante qui doit être aidée. » Pour elles « il faut donc changer de paradigme : au lieu de chercher à toujours maintenir le lien avec une famille biologique au mieux indifférente au pire maltraitante, il vaudrait mieux encourager les déclarations d’abandon et les adoptions.» Sujet clivant s’il en est mais comment ne pas l’aborder quand de si nombreux enfants, identifiés très tôt comme en danger, délaissés, grandissent sans statut véritablement protecteur (les chiffres sont flous, mais la réalité de la problématique, elle, est indéniable).
Dans un texte paru en 2011 (Enfances et Psy, n°50, Eres), le pédopsychiatre Daniel Rousseau écrit (nous avons déjà cité cet extrait dans un article consacré aux placements en périnatalité) : « Nous observons de façon récurrente de très jeunes enfants admis à la pouponnière, en grande souffrance psychologique, alors même qu’ils bénéficiaient d’un suivi social intensif depuis leur naissance. Cela nous conduit à poser la question d’une nouvelle forme clinique de l’hospitalisme, lié au maintien d’un nourrisson dans un milieu familial carencé malgré l’identification de risques graves pour son évolution. On peut le nommer d’un oxymore : l’hospitalisme à domicile ou intrafamilial, car il se développe dans le milieu familial en parallèle d’un étayage social souvent conséquent, parfois doublé d’un suivi médical et psychologique en ambulatoire. Par le nombre d’enfants concernés et par la gravité des séquelles sur le développement, ce tableau clinique représente un véritable problème de santé publique. »
Les deux femmes posent d’autres questions qu’on ne peut pas balayer d’un revers de la main étant donné la récurrence avec laquelle elles s’imposent. Evoquant la parentalité de personnes souffrant de troubles psychiques graves, elles demandent: ainsi : « Peut-on considérer que toute parentalité peut être vécue, au détriment des enfants ? »
Insupportables chroniques de morts annoncées
La lecture du rapport Grevot concernant les dysfonctionnements qui avaient conduit à la mort de Marina Sabatier était à l’époque très éprouvante tant le message que cette petite fille aurait pu être plusieurs fois sauvée filtrait entre chaque ligne. On retrouve dans ce manifeste cette insupportable sensation de nombreuses occasions manquées. Les auteurs reprennent des affaires d’infanticide récentes. Bastien, Inaya, Noa… A chaque fois elles soulignent une forme d’angélisme des équipes qui « veulent y croire » alors que tous les clignotants sont au rouge. Car ces enfants morts sous les coups de leurs parents avaient bien fait l’objet de signalement, et la plupart du temps d’un suivi. C’est bien, toujours, le cœur du sujet : pourquoi n-a-t-on pas vu ce qui crevait les yeux ? Laisser une chance aux parents mais jusqu’à quel point ?
La seule façon de sortir de ce débat sans fin réside aujourd’hui dans la priorité donnée aux besoins fondamentaux de l’enfant. Encore faut-il les connaître. Les auteurs déplorent ainsi qu’ « aucun outil national d’analyse des situations d’enfants en danger » ne soit proposé. « Chacun est libre de se fier à ses seules impressions et connaissances. Il manque une culture commune des références objectives et évaluées.(…) Aujourd’hui trop d’acteurs en charge de l’enfance maltraitée n’ont ni les moyens matériels ni les outils intellectuels ni la formation pour identifier, repérer et protéger les enfants maltraités et ce n’est pas de leur faute. Il existe pourtant un outil objectif dont l’usage devrait être obligatoire et généralisé : le référentiel national d’évaluation des situations d’enfant en danger. » Michèle Créoff et Françoise Laborde plaident aussi pour l’instauration dans chaque département d’une équipe spécialisée pour l’évaluation afin d’éviter les conflits de loyauté avec les familles suivies. L’ouvrage ne constitue pas qu’une énième litanie des batailles idéologiques et des manquements des services de l’Aide sociale à l’enfance. Il propose des pistes.