Le travail d’investigation sur le développement humain le plus complet et le plus probant jamais mené : c’est en ces termes que Science évoque dans un article passionnant signé par Douglas Starr, les recherches menées par deux psychologues, l’Américaine Terrie Moffitt et l’Israëlien Avshalom Caspi, unis dans la vie comme dans leur laboratoire. Depuis 30 ans, le couple exploite les données de l’incroyable cohorte néo-zélandaise Dunedin: 1000 individus suivis depuis 1972 avec un taux de rétention inouï de 95%. Science nous a autorisés à publier la traduction (ici synthétisée) de cet article.
« Leur travail est allé au-delà de la psychologie et a influencé la psychiatrie, la génétique, la criminologie, l’épidémiologie, la sociologie et bien d’autres domaines ». C’est en ces termes que l’association américaine de psychologie a salué les recherches de Terrie Moffitt et Avshalom Caspi. Plus de 1200 articles scientifiques ont été rédigés à partir des données de la cohorte Dunedin et certaines de ces publications se sont révélées décisives, notamment dans la compréhension des facteurs de risques psycho-sociaux. L’une des études menées, prouvant l’aspect transitoire de la délinquance juvénile, a notamment amené la Cour Suprême américaine à interdire l’exécution des mineurs. Moffitt et Caspi ont également mené les premières études montrant que les capacités d’auto-contrôle pendant l’enfance constituaient un bon prédicteur de la santé et du bien-être à l’âge adulte. Ils ont détaillé la façon dont les caractéristiques génétiques de certains individus pouvaient les rendre vulnérables à des stress spécifiques.
Plonger dans l’intimité de mille individus, depuis leur naissance
Cette cohorte néo-zélandaise n’est pas la plus grande ni la plus longue des études longitudinales mais c’est celle qui présente le plus fort taux de rétention (95%, donc, c’est vertigineux) et les données les plus riches et les plus précises, notamment parce qu’elles relèvent de l’intimité des personnes suivies. Rarement on a observé d’aussi près et pendant si longtemps des individus, note le journaliste Douglas Starr. Régulièrement, à quelques années d’intervalle, l’équipe de recherche effectue des évaluations cognitives, psychologiques et de santé. Au fur et à mesure des progrès de la technologie, les tests ont inclus les analyses ADN et des scanners de l’activité cérébrale. L’entourage (famille, enseignants, amis) est lui aussi interrogé. Les données financières et légales sont relevées. Une telle collecte de données demeure sans équivalent. Le tout avec la garantie de l’anonymat le plus absolu. Cette garantie conduit les participants à se livrer de façon très libre. Amenant par exemple les femmes à reconnaître, autant que les hommes, se livrer à des agressions physiques contre leur partenaire (sans causer autant de dommages, évidemment). « Nous avons pour principe de ne jamais interférer et de ne jamais dénoncer les participants qui se confient », explique Terrie Moffitt à Douglas Starr. « Et la police, qui comprend la valeur de nos recherches, ne cherchent pas à savoir ». A contrario, il est strictement interdit d’intervenir si un participant semble sur le point de basculer, par exemple de perdre son logement pour une traite impayée. Un philosophe qui connaît bien ces travaux dit ainsi que c’est comme « David Attenborough (un célèbre documentariste animalier) observant une girafe sur le point d’être mangée, sauf qu’ici il s’agit d’une girafe que vous connaissez depuis 40 ans ». Les chercheurs peuvent s’épancher dans une pièce prévue à cet effet après un entretien particulièrement éprouvant. Mais en dehors de cette pièce, quiconque enfreindrait la règle de la confidentialité serait immédiatement licencié.
Pour obtenir un tel taux de rétention, l’équipe ne ménage ni son temps ni son budget. Un quart des participants a émigré hors de la Nouvelle-Zélande et il a fallu maintenir un contact étroit pour les suivre à travers le monde. Le voyage leur est bien évidemment payé lorsqu’il est nécessaire de conduire une nouvelle batterie de tests. Des membres de l’équipe se déplacent eux-mêmes lorsque la personne est trop malade ou en prison. Ces études longitudinales (il en existe d’autres que nous avons évoquées dans cet article, “cohortes longitudinales: ce qu’elles disent du développement) permettent des observations en temps réel, au lieu d’avoir à reconstituer des phénomènes après coup, à partir des souvenirs des individus, des données médicales ou de la comparaison entre des groupes disparates.
Des données essentielles qui éclairent le profil des délinquants multi récidivistes
L’une des interrogations presque existentielles de Terrie Moffitt portait notamment sur le fait de savoir si les événements les plus négatifs, les plus lourds, modifient les individus ou s’ils ne font que confirmer ce que nous sommes déjà. La chercheuse privilégie aujourd’hui l’hypothèse de l’accentuation : les situations stressantes ne font que renforcer notre personnalité. Ce serait davantage le tempérament que la situation qui déterminerait la personnalité d’un être humain. Pour arriver à cette conclusion, la psychologue s’est intéressée à la puberté précoce des filles. Il apparaît que les filles qui ont le plus de mal à s’adapter à cette situation sont celles qui ont manifesté des problèmes de comportement pendant la petite enfance.
Les travaux des deux psychologues sont notamment connus pour leur apport sur la délinquance. Ils ont montré que le pic de comportement délictueux est généralement observé entre 17-18 ans et 25 ans. A l’âge de 15 ans environ un tiers des garçons de l’étude ont été impliqués, à des degrés divers, dans des actes délinquants. Terrie Moffitt a identifié un sous-ensemble de jeunes hommes plus souvent impliqués que les autres. Elle a trouvé que ces délinquants récidivistes avaient présenté des troubles dès l’âge de trois ans et qu’ils avaient déjà eu affaire à la justice avant leurs 13 ans. Dans une série d’articles publiés sur plusieurs années, la chercheuse a montré que ces garçons avaient de piètres résultats aux tests neuropsychologiques (compétences langagières et mémoire verbale notamment), présentaient une forte impulsivité, et étaient susceptibles de s’engager plus tard dans la consommation de substances toxiques. A 26 ans, ce même sous-ensemble commettait la plupart des crimes relevés dans la cohorte, schéma qui persistait à la trentaine.
En conclusion, alors que de nombreux garçons testent les limites en s’engageant dans des comportements délictueux, seuls 5% répètent ces comportements tout au long de leur existence. Ces travaux ont permis à Moffitt et Caspi de recevoir le prix de criminologie de Stockholm en 2005 (remis en 2017 au canadien Richard Tremblay que nous avions alors interviewé). Ils ont, parmi d’autres, inspiré l’expertise collective de l’Inserm de 2005 sur les troubles des conduites. Expertise qui a suscité un tollé parmi les acteurs du champ psycho social et a amené à la création du mouvement « Pas de zéro de conduite pour les moins de trois ans », lequel dénonçait cette tentation « d’aller chercher les futurs délinquants dans les crèches ». Dans les pays anglo-saxons, ce n’est pas tant cette vision probabiliste a qui a fait polémique dans les travaux de Moffitt et Caspi que les recherches menées sur les gènes. Les deux chercheurs ont en effet relevé que parmi les enfants victimes de mauvais traitements, certains semblaient présenter une spécificité génétique qui les rendaient plus enclins à la violence à l’âge adulte. Mais d’autres scientifiques ont réagi en rappelant que l’impact du facteur génétique, réel, était cependant faible et variable, qu’il était quasiment impossible d’établir une corrélation entre un seul gène et un comportement, mais qu’il fallait envisager l’implication de centaines voire de milliers de gènes. Les équipes de Moffitt et Caspi ont modifié leur approche, analysant désormais des combinaisons de facteurs génétiques, notamment dans la consommation de tabac ou l’obésité.
Adultes en grandes difficultés : remonter le fil jusqu’à la petite enfance
L’une des études les plus récentes revient sur ce lien entre les caractéristiques des individus et de leur environnement pendant la petite enfance et leur trajectoire. Nous avons déjà évoqué cet article dans l’un de nos anciens Pueriscope. Caspi et Moffitt se sont demandé pourquoi un cinquième des individus de leur cohorte cumulaient l’essentiel des coûts sociaux : crime, minima sociaux, hospitalisations, addictions, éloignement des pères de l’éducation des enfants… Les deux chercheurs ont repris leurs données remontant à plus de 30 ans et ont constaté que dès l’âge de trois ans ce groupe semblait quasiment “condamné”. Mauvais résultats à tous les niveaux : compétences langagières, santé neurologique, motricité et auto-contrôle. Ces individus avaient également plus souvent que les autres grandi dans des environnements pauvres et maltraitants. Ils cochaient toutes les cases dès le plus jeune âge. Autre découverte, grâce à l’analyse des télomères ( extrémité d’un chromosome): ce même sous-groupe vieillit plus vite que la moyenne et ce vieillissement accéléré semble dû en grande partie au stress vécu pendant l’enfance.
Douglas Starr le relève : les travaux de Moffitt et Caspi mettent en évidence des schémas, pas des mécanismes. Ils n’offrent pas de grande théorie unifiée du développement humain, l’être humain étant trop compliqué et trop irrationnel pour être ainsi résumé.
Il conclut son article (que nous vous engageons à lire) dans son intégralité si vous maîtrisez l’anglais) en citant Terrie Moffitt. « Tous les individus ne naissent pas égaux. Certains ont de réels dons et talents et certains doivent déjà composer avec de lourds problèmes dès la ligne de départ. Une fois qu’on accepte cette idée, on ne peut plus esquiver notre responsabilité quant à l’action sociale. Observer la vie des gens pendant des décennies amène obligatoirement à la compassion.»