Il y a quelques années, en septembre 2014, au cours d’un colloque mémorable dédié à l’investissement social en petite enfance, co organisé par la CNAF, l’Institut Montaigne et Terra Nova, Mireille Massot, alors première vice-présidente du Conseil Départemental d’Ile-et-Vilaine, avait tenu des propos forts sur la prévention précoce, expliquant notamment que « traiter de façon égale de situations inégales revient à accentuer les inégalités ». Lors d’un récent événement organisé cette fois ci par l’Ansa en septembre dernier, c’est Jean-Louis Tourenne, ex président de ce même département, aujourd’hui sénateur PS d’Ille-et-Vilaine, qui a à son tour défendu l’absolue nécessité d’investir massivement et précocement dans la lutte contre les inégalités. Avec une conviction et une absence de langue de bois assez revigorantes. Nous avons voulu prolonger avec lui ces échanges.
Vous avez confié lors d’un récent colloque votre « obsession » pour la petite enfance et la lutte contre les inégalités et c’est pourquoi nous avons sollicité cet entretien. D’où vient cette obsession ?
Jean-Louis Tourenne. Je suis un résultat de la chance. J’ai vécu de près les conséquences de la misère sans les subir. Ma mère pleurait de ne pas pouvoir nous offrir des fruits. Ma grand-mère, atteinte de la maladie de Pott (ndlr : atteinte des vertèbres par une tuberculose), était alitée en permanence. Elle a passé les cinq premières années de ma vie à mes côtés, à m’apprendre à lire. J’étais le seul à savoir lire lorsque je suis entré à l’école élémentaire. J’ai conservé cette avance sur mes camarades et l’écart s’est même accentué. Je me dis qu’il n’existe pas de raisons objectives, justifiées, pour lesquelles certains enfants auraient dès le départ un destin favorisé et d’autres un destin façonné négativement.
La prévention précoce des inégalités, avec une action forte des pouvoirs publics dès la prime enfance, ne fait pas encore totalement consensus. Avez-vous été confronté en tant qu’élu à ces réticences ?
J-L.Tourenne. Quand je suis arrivé au conseil générale d’Ille et Vilaine, on trouvait dans les crèches 1% d’enfants de milieu populaire (nous sommes aujourd’hui à 40%). Il y avait une alliance objective, clandestine, subtile entre toutes les parties, les parents des classes moyennes et supérieures, les professionnels de la petite enfance, les travailleurs sociaux. Les parents qui travaillent estiment justifié qu’on leur octroie une place en crèche. Les pouvoirs publics donnent le droit à ces parents de choisir ou pas de recourir à l’argent public. Dans ma commune il y avait une crèche parentale de 20 places. Elle coûtait cinq à six mille euros par an à la commune pour vingt enfants. Or dans la ville nous avions 300 enfants de moins de trois ans. Qu’avaient de si particulier ces enfants là pour bénéficier de ce service là ? La réponse est très cynique : c’était les enfants des membres du conseil d’administration de la crèche. Les milieux bourgeois savent s’approprier l’argent public. Les gens qui paient des impôts font un excellent investissement. S’ils devaient payer les services dont ils profitent, l’école notamment, ça leur coûterait beaucoup plus cher. Et ce sont bien les familles aisées qui profitent le plus des services publics.
Vous avez évoqué les autres tenants de cette « alliance subtile » : les professionnels de l’enfance et du social
Oui, de leur côté ces professionnels s’opposaient à l’idée qu’un enfant dont l’un des deux parents ne travaille pas aille en crèche. « Vous ne pouvez pas stigmatiser les enfants des familles pauvres ». C’est une fausse compassion qui sert d’alibi, une forme de populisme caché derrière les meilleures intentions du monde. L’échec scolaire stigmatise bien plus que les interventions précoces. Et il n’existe pas d’outil aussi performant que la crèche pour compenser les lacunes des milieux défavorisés. Si seuls les enfants des familles aisées accèdent aux crèches, on renforce une société à deux vitesses. On ne distingue pas le besoin de la demande. La demande c’est : des parents veulent travailler, ils demandent une place en crèche. Le besoins c’est : les enfants dont le destin est tout tracé parce qu’ils évoluent dans une famille où le langage est fruste, la violence présente et les capacités de socialisation réduites.
Vous faites un lien clair et direct entre le statut socio-économique de la famille et le développement cognitif de l’enfant. Or c’est un sujet sensible, et là encore, peu consensuel.
J-L.T. Nous sommes le deuxième pays de l’OCDE en terme de déterminisme social. Un enfant qui double son CP, en général issu d’une famille défavorisée, ne fera pas d’études supérieures. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas acquis le vocabulaire suffisant pour apprendre à lire, il n’a pas suffisamment de capacités d’attention, de mémorisation, d’abstraction. Dans notre pays, en réalité, nous sortons de l’école plus inégaux que nous y sommes entrés. Ce n’est pas tant que l’école discrimine, c’est qu’elle ne peut pas jouer ce rôle d’égalisateur. Il faut intervenir tôt. Mais dans notre pays, historiquement, il y a une doxa qui consiste à dire que la tranche des 0-3 ans n’est pas sous la responsabilité de la collectivité. On intervient très peu sauf pour proposer des services. C’est une période où rien ne s’impose aux parents, pas de règles, sauf cas extrêmes où là, oui, on intervient.
Vous avez une vision assez interventionniste sur le sujet. Vous pensez qu’il faut « imposer » du soutien aux parents ?
J-L.T. Dans le département, vers la fin de mon mandat nous avions mis en place le principe suivant : il ne peut pas y avoir de prestation fournie sans contrepartie. Les départements distribuent des allocations mensuelles. Pour les familles nous avions conditionné ces aides à leur engagement dans des séances de formation à la parentalité. Si on ne fait pas ça, on transforme le citoyen en consommateur.
Vous êtres en train de voter le Projet de loi de financement de la sécurité sociale 2018. A l’occasion de ce vote, on a vu réapparaître le débat sur l’universalité des allocations familiales. Qu’en pensez-vous ?
J-L.T. Même un gouvernement de gauche n’a pas eu le courage d’aller jusqu’au bout. C’est honteux que les classes moyennes supérieures se plaignent qu’on leur supprime leur argent de poche. Comme si le principe d’universalité avait été octroyé définitivement, comme s’il était d’essence divine.