Le Conseil National d’Evaluation du Système Scolaire (CNESCO) livre une étude inédite par son ampleur sur l’origine des inégalités sociales et migratoires à l’école.
On voudrait annoncer de bonnes nouvelles. On voudrait se réjouir d’un avant-gardisme français, ce pays qui a inventé l’école maternelle. On voudrait rappeler l’excellence de ce système scolaire que longtemps le monde nous a envié. Seulement voilà, les chiffres sont atterrants. Le CNESCO publie ce jour un rapport intitulé “Inégalités sociales et migratoires: comment l’école les amplifie?”, basé sur le travail de 22 équipes de chercheurs afin de comprendre pourquoi, en matière d’école, « la France est devenue le pays le plus inégalitaire de l’OCDE ».
Nous sommes dans une situation de plus en plus singulière. Sur les dix dernières années, les écarts de réussite entre les élèves selon leur milieu socio-économique ou leur origine ethnique se sont accrus. D’une part parce que le niveau des moins favorisés baisse de plus en plus, d’autre part parce que celui des « élites » augmente. On observe donc une polarisation des compétences. Sur la même période, des pays comme l’Allemagne ou la Pologne sont parvenus à réduire ces écarts. Comme le rappelle Georges Felouzis, l’un des chercheurs mobilisés pour cette étude, « l’idée n’est pas de dire qu’il ne faut aucune inégalité, la vraie question c’est l’ampleur de ces inégalités. » En l’occurrence, en France, cette ampleur est abyssale. Et unique parmi les pays comparables. Pour la première fois, une étude cherche donc à aller au-delà du simple constat et à analyser les causes.
Quand l’environnement a plus d’impact que le niveau de diplôme des parents
Nathalie Mons, présidente du CNESCO, pose en préambule que les différents niveaux d’inégalités (sociales, de résultats, d’orientation, de diplomation, d’insertion professionnelle) se cumulent, se renforcent les uns les autres. Autrement dit, les résultats scolaires en tant que tels n’expliquent pas à eux seuls l’orientation vers des filières différenciées. Entrent également en ligne de compte l’autocensure des familles, le manque d’information donnée par l’institution, la plus faible confiance des enseignants dans des orientations plus risquées pour des élèves de milieu défavorisé. A l’entrée en sixième, note le rapport, 75% des cadres, professions intellectuelles et supérieures, visent un baccalauréat général pour leur enfant contre 34% des ouvriers. “Les premiers effets de l’école primaire sont déjà marqués, et ont déjà fortement ossifié les choix envisagés en réduisant, en particulier, les ambitions des élèves faibles“. Lorsque les résultats de l’élève sont tangents (entre 8 et 10 au contrôle continu du collège), 66% des enfants de cadres, d’enseignant ou de chef d’entreprise demandent une orientation en seconde générale contre 30% des enfants d’ouvrier.
C’est l’une des informations saillantes de cette étude. Les inégalités scolaires dont les enfants issus de l’immigration font l’objet ne peuvent plus aujourd’hui s’expliquer uniquement par une distance culturelle entre les familles et l’école. Dans les années 90, la moindre réussite des élèves issus de l’immigration était liée aux difficultés socio-économiques de ces populations. L’origine géographique se confondait avec la pauvreté. A contrario, à niveau socio-économique identique, les enfants issus de l’immigration réussissaient aussi bien voire mieux que les « natifs ». Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, la dimension socio-économique ne peut justifier qu’en partie le différentiel scolaire, le niveau de diplôme des parents ayant, en tous cas pour les familles installées de longue date, augmenté.
A milieu socio-économique des élèves donné, note le rapport, en France, l’écart de résultats scolaires entre élèves issus de l’immigration et les natifs est largement supérieur à la moyenne de l’OCDE.
«Aujourd’hui, même les élèves immigrés avec des parents diplômés plafonnent très vite, note Georges Felouzis. Ce qui montre que le statut migratoire tend à devenir plus fort et a plus d’effet que le milieu socio-économique. C’est un résultat nouveau. Il se passe autre chose.»
L’explication avancée par le CNESCO est la suivante : des discriminations systémiques sont à l’oeuvre. La ségrégation scolaire (ou absence de mixité), une moindre qualité de l’offre éducative dans les zones défavorisées (professeurs plus jeunes, plus souvent vacataires), de moins bonnes conditions d’apprentissage (indiscipline), auraient des effets délétères sur les enfants de milieux défavorisés et notamment sur les enfants issus de l’immigration.
C’est ce qui expliquerait que les élèves issus de l’immigration sont sur-représentés dans la voie professionnelle. Néanmoins, les chercheurs qui apportent leur contribution sur ce sujet nuancent les constats. A catégories socio-professionnelles et résultats scolaires donnés, les élèves issus de l’immigration sont moins orientés vers l’enseignement professionnel que les élèves de milieu défavorisé. Pour le dire abruptement, il n’y a pas d’orientation au faciès. C’est un constat important dans la mesure où, comme le notent les auteurs, les différences entre les aspirations des familles et l’orientation vers le professionnel “vont créer des sentiments d’injustice et de discrimination vécue comme ethnoculturelle“.
Des trajectoires scolaires différentes selon le pays d’origine…mais le prisme culturel évacué
Sur cette question décidément complexe du lien entre trajectoire migratoire et réussite scolaire, les chercheurs mobilisés par le CNESCO proposent une analyse affinée selon l’origine géographique (comme l’avait fait d’ailleurs le sociologue Hugues Lagrange il y a quelques années). Les enfants dont les parents sont issus du Sahel, de Turquie ou du Golfe de Guinée présentent les écarts de performance les plus forts en dessous de la norme tandis que les élèves issus d’Asie du Sud est et de Chine « sur-performent ». Si l’environnement a un fort impact, les spécificités culturelles ne sont donc pas neutres pour autant. Et elles sont plutôt absentes des analyses développées par le CNESCO.
A noter également que cette étude ne présente pas d’analyse selon le genre. Or, on sait que les trajectoires scolaires des filles issues de l’immigration sont meilleures que celles des garçons. Et l’analyse sexuée de l’échec scolaire interroge elle aussi sur la part du systémique et du culturel. Car face à la meilleure réussite des filles, on peut proposer deux analyses, très éloignées l’une de l’autre. Soit il existe une plus forte discrimination du système scolaire à l’encontre des garçons. Soit les garçons issus de l’immigration réussissent moins pour des raisons d’ordre culturel.
La première approche a été développée dans l’introduction de l’étude “Trajectoires et origines” menée par l’INED et l’INSEE: “Tout se passe comme si l’institution scolaire ne produisait pas de désavantages liés à l’origine pour les filles, mais en créait pour les garçons ou se montrait dans l’incapacité de les juguler. La plus forte déclaration par les garçons de traitements injustes fondés sur l’origine dans l’orientation scolaire, ou dans la façon dont les agents scolaires s’adressent à eux, vient confirmer l’hypothèse selon laquelle leur désavantage persistant relèverait d’un fonctionnement discriminatoire de l’institution scolaire à l’encontre des garçons sur le fondement de leur origine.”
L’autre approche est celle développée par Jean-Louis Auduc dans son livre “La Fracture sexuée” et qu’il résumait ainsi dans un entretien accordé à GYNGER: “dans les cultures traditionnelles, où il existe une répartition très sexuée des rôles, le phénomène [“de moindre réussite des garçons” ndlr] est renforcé. (…) Plus le milieu familial est traditionnel, avec une place spécifique accordée à la fille et au garçon, plus l’école est vécue par le garçon comme le lieu de la contrainte, où on va l’obliger à se corriger. Alors que pour la fille, au contraire, l’école est, par rapport au foyer, le lieu de la valorisation. Dans certains milieux aussi, la lecture est assimilée à une activité de fille, ce n’est pas viril. Entrer dans le champ du savoir revient à être marqué du sceau féminin. Ne pas lire c’est donc résister.”
Ce sujet n’est ni neutre ni anodin. Nombre de professionnels engagés dans le champ socio-éducatif et peu enclins à nier des discriminations systémiques, soulignent dans le même temps les ravages d’une forme de “victimisation” chez les jeunes garçons issus de l’immigration.
Le fiasco de l’éducation prioritaire
Comment expliquer la persistance et l’accroissement de ces inégalités, quelles soient spécifiquement sociales ou migratoires ?
Le CNESCO souligne que la réponse n’est pas à chercher du côté du contexte économique ou des stratégies familiales (recours à l’enseignement privé ou aux cours payants). Ce qui est montré du doigt ce sont 40 années de politique d’éducation prioritaire. Ces politiques, rappelle Georges Felouzis, avaient été pensées au début des années 80 pour être temporaires. Avec le temps, elles se sont installées, les élèves concernés ont été de plus en plus nombreux et les moyens se sont dilués. Non seulement ces dispositifs se sont révélés totalement inefficaces mais ils sont en plus soupçonnés de créer une discrimination négative. Un établissement labellisé REP ou REP+ a toutes les chances de faire fuir les classes moyennes ou aisées et de renforcer le phénomène de ségrégation. Le climat scolaire dégradé, le manque d’expérience des enseignants qui sont affectés dans ces établissements, le temps consacré à la discipline qui constitue autant d’heures en moins dévolues aux apprentissages, des exigences académiques moindres… tout concourt finalement à donner moins à ceux qui ont moins.
Pour le CNESCO les raisons de cet échec cuisant sont de plusieurs ordres. L’éducation prioritaire ne constitue pas un programme basé sur des preuves. « On n’a aucune preuve que ça marche, on a plutôt des preuves que ça ne marche pas mais on continue », déplore Georges Felouzis.
Les moyens supplémentaires alloués restent limités. Deux élèves en moins par classe, ça n’est pas suffisant pour faire la différence. Ces dispositifs sont flous dans leurs objectifs, peu centrés sur les apprentissages. Autre effet pervers : maintenir un système d’éducation prioritaire revient à entériner de fait la ségrégation scolaire.
Le suivi individualisé proposé dans le cadre de ces dispositifs a lieu à la marge, à la périphérie de la classe et ne transforme pas les pratiques pédagogiques des enseignants ni les apprentissages des élèves.
Mettre le paquet sur la scolarisation précoce, la déségrégation et la formation
Le CNESCO formule donc des préconisations. Favoriser la diffusion de pratiques pédagogiques efficaces, notamment en mathématiques, et rendre obligatoire la formation continue. Lutter de façon volontariste contre la ségrégation scolaire. Relancer les évaluations nationales afin de donner aux enseignants des outils de comparaison pour repérer les éventuelles difficultés de leurs élèves. Mieux accompagner les familles les plus éloignées de l’école dans la connaissance des formations et des outils d’orientation. Redonner aux fonds sociaux des établissements un niveau proche de celui des années 2000. Le CNESCO propose aussi de relancer réellement la scolarisation précoce et de recruter des professeurs spécialisés dans l’accompagnement des tout-petits dès le CP.
A la question “pourquoi la France est-elle le pays le plus inégalitaire de l’OCDE alors qu’elle est la seule à scolariser la quasi totalité des enfants de 3-6 ans ?”, Nathalie Mons répond : « sans la maternelle ce serait peut-être pire. » On n’avait pas osé l’imaginer.