La journée du réseau UNAF-UDAF organisée le 9 février dernier dans les locaux parisiens de l’UNAF a permis d’analyser l’action familiale à travers un prisme instructif et novateur : celui des réseaux d’entraide. Chercheurs, institutionnels et intervenants de terrain ont rappelé chacun à leur façon à quel point l’entraide, si proche de la solidarité et si éloignée de la charité, constituait une piste prometteuse pour repenser de nombreux paradigmes, dont ceux qui sous-tendent l’action sociale ou la protection de l’enfance.
Pour amorcer cette journée dédiée à l’entraide comme moteur de l’action familiale, Mylène Armando, administratrice du département droit de la famille, parentalité, enfance à l’UNAF, pose que « l’accompagnement des familles suscite la réflexion ». « Faut-il agir pour elles, avec elles, les laisser agir, leur redonner le pouvoir d’agir ? Il est quelques fois plus difficile d’imaginer le « comment »: comment donner une place différente ? » Laisser agir les familles, dans un cadre solidaire, est inscrit dans l’histoire des associations familiales, et même dans la dernière convention d’objectifs de l’UNAF, précise Mylène Armando. Il est important de croiser les apports théoriques et les actions de terrain. C’est d’ailleurs tout l’objet des échanges du jour.
L’histoire oubliée de l’associationnisme
Jean-Louis Laville, Professeur au CNAM, chercheur au Lise et à l’IFRIS propose pour sa part une passionnante approche historique quant à la place de l’entraide dans l’économie sociale et solidaire (ESS), « remise au goût du jour avec la loi de 2014, sans que son contenu soit forcément si stabilisé ».
Il livre en fait l’histoire d’une éclipse, invitant à redécouvrir une mémoire dont on a été privé, celle de l’ESS. A partir de la deuxième moitié du 19ème siècle l’histoire est dominée par deux approches, l’approche libérale et l’approche marxiste. « Les deux nous ont envoyé le même message, explique le chercheur : la première partie du 19ème siècle n’aurait vu naître que des utopies confuses, angéliques, sympathiques et naïves. Et au milieu du 19ème enfin est arrivé quelque chose de sérieux. Ce sont les histoires qu’on nous a racontées. Elles masquent l’histoire réelle. On a oublié le rôle joué par l’entraide dans ce qui a été la première manifestation de l’action collective : l’associationnisme.»
Il faut donc revenir à la manière dont il y a eu un ensemble de manifestions qui ont constitué autant de tentatives, par les ouvriers ou les paysans, de voir comment il était possible de traduire dans la réalité concrète et quotidienne les principes politiques adoptés, Liberté, Egalité, Fraternité. Car c’est ce constat qui émerge au début du 19è : il ne suffit pas d’afficher ces mots aux frontons des mairies, ils doivent devenir une réalité à travers l’action associative. C’est le moyen à travers lequel on essaie alors de mettre en œuvre des formes d’alliance, d’action, pour traduire dans les faits ce qui n’est pas encore réalité. La société est encore très inégalitaire.
Solidarité démocratique contre charité dissymétrique
Entre 1830 et 1848 l’association est ainsi très liée à la solidarité et doit voir disparaître la charité. La charité supposait une dissymétrie entre celui qui donne et celui qui reçoit alors que la solidarité est un lien entre des citoyens libres et égaux. L’entraide renvoie donc à des gens qui rencontrent le même problème et s’auto organisent. Il y a alors une volonté d’organiser l’économie à partir de la solidarité. Il ne s’agit pas d’une solidarité enfermée dans le social mais qui repose sur un savoir-faire des métiers et le dépassement en même temps du corporatisme de ces mêmes métiers. L’entraide et l’organisation de l’économie participaient d’un même ensemble. « Ce n’était pas des utopistes ! Assure Jean-Louis Laville. Mais des gens très réalistes qui avaient une vision du changement social. Les associationnistes veulent améliorer le monde avec des expériences sociales qui mobilisent l’entraide et avec des changement de loi. C’est le contraire de l’utopie. » Les associationnistes ne se situent pas dans une idéologie de la rupture.
Comment va évoluer ce mouvement ? A travers la radicalisation de deux options : un mouvement social ouvrier de plus en plus centralisé, militarisé (à partir de la deuxième internationale) et une économie sociale qui s’écarte du mouvement social pour se présenter comme une forme d’entreprise particulière, avec les mêmes ressorts que l’entreprise traditionnelle. « Comme si le changement de la propriété suffisait à tout changer », constate le chercheur. La dimension d’entraide passe à la trappe. Les « libéraux pessimistes » (Ricardo, Malthus) parlent d’une solidarité philanthropique basée sur la compassion du riche pour le pauvre. On voit s’opposer deux conceptions de la solidarité : une solidarité démocratique versus une solidarité philanthropique.
Le social n’est pas l’Etat, l’économie n’est pas le marché
Au 20ème siècle, nouvelle éclipe : la dimension associative est de nouveau marginalisée au profit du débat marché/Etat. « Pourquoi à la fin du 20è siècle la dimension associationniste réapparaît-elle? Interroge Jean-Louis Laville. Parce qu’il y a eu une succession de crises qui mettent en évidence les limites de la complémentarité entre le marché et l’Etat et qui mettent en cause le compromis progressiste et productiviste. » De nouveaux mouvements sociaux apparaissent au rang desquels le mouvement des femmes et le mouvement des personnes en situation de handicap. Malgré les lois sociales, malgré la redistribution, ne reste t-il pas un peu de ce paternalisme d’état hérité de la philanthropie ? Ne voit-on pas une propension de la part de l’Etat social à considérer les usagers comme assujettis, bénéficiaires plutôt que parties prenantes ? Ne faut-il pas en revenir à des formes d’entraide ? Oui il existe un besoin de lois protectrices, d’un Etat social, assure Jean-Louis Laville. Mais l’ensemble des solidarités peuvent elles être remplies par l’Etat social ? Ne faut-il pas les mixer avec autres formes de solidarité, des liens plus horizontaux ? Ne faut-il pas inventer une solidarité démocratique renouvelée ?
Pour l’orateur, il est nécessaire de marcher sur deux jambes: avoir d’un côté l’entraide, la réciprocité, et de l’autre la redistribution organisée par l’Etat protecteur. Il remet également en cause une « vision entreprisiste de l’économie sociale ». L’ESS se contente de vouloir s’intégrer dans l’économie dominante. Il cite un acteur de l’économie sociale sud américaine : « Les coopératives ont toujours voulu changer le marché, finalement le marché a toujours changé les coopératives ».
D’où un nouveau questionnement autour de l’économie qui dénonce la confusion entre économie et marché. Il existe aujourd’hui une volonté de ne plus réduire l’économie au marché car cette vision serait trop simpliste et unidirectionnelle. Oui, le marché est très important, mais ce n’est pas le principe unique de l’économie. Il en existe d’autres comme la redistribution et la réciprocité. De la même façon, argue le chercheur, il ne faut pas réduire les associations à un ensemble d’unités privées.
Trois scénarios pour le devenir de l’Economie Sociale et Solidaire
Jean-Louis Laville estime que la situation se révèle aujourd’hui très complexe parce que la reconnaissance de l’ESS repose sur un faux consensus. « Nous sommes d’accord parce qu’il y a confusions sur ce qu’est l’ESS ». Il déroule trois scénarios très différents en matière d’ESS :
– Le plus marqué aujourd’hui en France est le scénario « entreprisiste » : L’ESS est perçue comme un secteur complémentaire aux grands secteurs privés et publics à but lucratif. L’indicateur de réussite de l’ESS serait l’augmentation de son chiffre d’affaire. « On peut se croire au conseil administration d’AXA », ironise le chercheur. L’association est toujours le parent pauvre et n’est jamais véritablement admise. Cette vision marginalisée pose problème puisque 80% de l’emploi dans l’ESS est associatif. Résultat : les associations essaient de prouver qu’elles sont autant économiques que les coopératives. Elles tombent dans la professionnalisation gestionnaire. « On est allés chercher des dirigeants pour leurs compétences de gestion, ils ne connaissent pas les métiers, les professionnels se sentent trahis, résume Jean-Louis Laville. Cela produit des problèmes de clivages culturels avec des dirigeants mobilisés sur des contraintes de gestion. »
– Le scénario « en train d’arriver en courant dans l’Europe occidentale » : la moralisation du capitalisme. Il s’agit de privilégier de nouvelles formes de capitalisme (social business, entreprises à but social qui corrigeraient les dégâts du capitalisme traditionnel), avec de nouvelles méthodes et de nouveaux outillages. Ce parti pris repose sur le présupposé que le monde associatif serait « le vieux monde, sympa mais ringard ». Il s’agirait donc d’envisager des actions à caractère social plus efficaces car menées avec des entreprises privées (venture philanthropie, investissements à impact social) et mises en oeuvre avec de nouvelles méthodes de marketing (bottom of the pyramid).
– Le troisième scénario, celui d’une démocratie plurielle, est le seul qui laisse une réelle place à l’entraide : contrairement aux deux premiers, il n’envisage pas le monde associatif à travers ses rapports avec l’Etat et le capitalisme. Il s’agit de dépasser ce dualisme grâce à une approche plus complexe qui intègre les initiatives citoyennes. L’expertise dans le travail social s’est nourrie de l’incompétence des usagers. Il faut envisager des changements dans la façon dont il est possible d’envisager l’action publique. Parce que l’action publique n’est pas le monopole des pouvoirs publics. Il peut y avoir une confrontation conflictuelle et stimulante entre les pouvoirs publics et les associations qui débouche sur une co construction de l’action publique. « Quand les pays proposent de remplacer les objectifs de croissance maximum par des objectifs du bien être pour tous, c’est congruent avec la préoccupation de l’entraide au niveau micro économique », assure Jean-Louis Laville.
Le chercheur propose aussi de « revisibiliser » toutes les parties de l’économie qui ont été occultées (comme l’économie domestique). « Il faut que les acteurs associatifs sortent de l’idée qu’ils ne sont pas dans l’économie, martèle-t-il. Au contraire, ils y sont mais promeuvent une autre forme d’économie plus soucieuse du lien social, pas forcément une économie marchande. Nous avons des opportunités avec le 3ème scénario pour que la mode de l’ESS soit une capacité de renouer avec un modèle de société plus démocratique, plus axé sur la diversité. Il y a des définitions très économistes de l’ESS qui ramènent à un modèle exclusivement marchand. Qu’est-ce que la démocratie ? Qu’est ce que l’économie ? »
Après ce brillant exposé et ces deux questions philosophiques, un représentant de l’UDAF du 71 rebondit : « Nous gérons un service d’aide à domicile. Nous sommes en plein dans la dérive de l’ESS. Les financeurs nous dictent les contraintes, l’Etat commandite. Nous sommes tributaires des financeurs. C’est une dérive de l’ESS vers une forme de capitalisme. »
Pour Mylène Armando, le fait que l’ESS soit entrée dans la construction de chambres comme les chambres du commerce explique « la mainmise de plus en plus prenante des coopératives ». Elle dit « craindre la perte de diversité associative ». « Sur le terrain j’ai l’impression que nous sommes démunis pour renverser la vapeur. » Une administratrice de l’association Graine de Jardins témoigne également : « On demande aux associations de faire du chiffre d’affaire. Notre banque nous a mis dehors. Jusqu’en 2015 on avait 3 salariés. On n’en a plus qu’un faute de subventions. Or, on n n’a jamais eu autant de demandes ».
Des associations démunies et désunies face au privé et aux coopératives
David Pioli, coordonnateur du pôle droit de la famille, parentalité, protection de l’enfance à l’UNAF, organisateur du colloque, cite de son côté les travaux de David Graeber, anthropologue et militant anarchiste américain, selon lequel « il existait des formes d’entraide réelles qui préexistaient à la création de l’Etat en tant que tel ». Pour Graeber, l’Etat est en fait le problème puisqu’il empêche l’entraide et la démocratie réelle, toutes deux constitutives de l’associationnisme. David Pioli interroge : « Faut-il des états généraux pour repenser le modèle associatif ? »
Jean-Louis Laville lui répond : « Il y a tout un tissus de contraintes liées à l’évolution des commandes. Alors que les associations sont un acteur majeur de l’économie, elles ne sont pas en mesure de se faire entendre face au lobby des acteurs privés. Il faut se souvenir du Medef disant que «l’amateurisme associatif, ça commence à bien faire. » L’adoption d’exonérations fiscales et sociales ont destructuré les collectifs de travail et favorisé le gré à gré. En parallèle, toutes les promesses d’emploi n’ont pas été tenues. Les associations n’ont pas eu de voix commune. Chaque réseau associatif espérait s’en sortir par ses réseaux clientélistes. Il y avait une incapacité à dire non, à exister dans le débat. Les associations doivent organiser leur forme d’expression pour ne plus se laisser marcher dessus. »
Pour un maillage serré des initiatives citoyennes et des politiques publiques
Plus tard, répondant à une autre question, il poursuivra son argumentaire :
« Il y a une manière de se positionner, de la part des associations, qui ne peut pas être celle d’ il y a 20 ans. Les associations doivent se ressaisir dans la manière dont elles se situent. C’est un paradoxe : comment se fait-il que les associations ont à ce point participé à la construction de nos sociétés contemporaines et que ce soit à ce point invisible ? »
Pour le chercheur une partie de la réponse réside dans le fait que « longtemps les associations ont dit « on est dans l’action, la recherche ne nous intéresse pas ». » « Puis les associations ont cherché des consultants qui n’y connaissent rien alors que dans l’université française il y a des chercheurs qui se consacrent à ça. Ce sont des atouts pour vous ! De plus en plus de consultants sont sur le marché, porteurs d’un modèle économique implicite, qu’ils ne disent pas. Je ne tiens pas un discours anti marché. C’est juste que le marché, la dimension marchande, ne sont pas le seul principe économique. »
Selon Jean-Louis Laville il existe un risque « d’agrandissement du gouffre » si les politiques publiques restent ignorantes de la multiplication des initiatives citoyennes. « Le danger serait que ces gens disent « le monde est pourri », on ne passe plus par la démocratie participative, on fait les choses dans notre coin. » Pour le chercheur « le chemin de l’espérance passe par un arrimage entre de nouvelles formes d’initiatives citoyennes et des politiques publiques renouvelées. » Il se démarque donc de David Graeber, cité par David Pioli. « David Graeber est plus dans une position anti étatiste. Il faut au contraire un remaillage entre les initiatives citoyennes et les politiques publiques, une nouvelle articulation entre les deux. Comment ne pas être absent de l’ESS tout en la rendant plus inclusive et plus attentive à ce qu’apporte le monde associatif ? Attention à ne pas être uniquement centré sur le monde coopératif. »
Le débat porte ensuite sur l’institutionnalisation des associations. Les gros budgets de certaines associations peuvent freiner les ardeurs bénévoles. Faut-il revoir les statuts qui font qu’une énorme institution comme la Croix-Rouge et une association de quartier dépendent toutes les deux de la loi de 1901 ?
Au Québec, des mouvements communautaires moins subordonnés à l’Etat
Une première table-ronde entreprend ensuite d’articuler les notions d’entraide et d’innovations sociales. Carl Lacharité, psychologue et professeur au département de psychologie à l’Université du Québec (que nous avions déjà eu l’occasion d’entendre aux Assises de la Protection de l’enfance), introduit cette session. « Rarement chez nous on utilise l’expression « monde associatif », prévient-il. On parle seulement de « monde communautaire », d’« action communautaire autonome » ». Mais on parle sensiblement de la même chose. On n’utilise pas le terme de l’association car ça renvoie aux statuts. Le communautaire renvoie à la démocratie, à la participation, au vivre ensemble. Chez nous l’Etat a une forme très récente, créée à initiative des citoyens. Notre rapport avec l’Etat et avec le marché est assez différent de ce qui s’est passé en France. Le marché ce sont les grandes compagnies américaines qui venaient exploiter les ressources naturelles et on n’a jamais eu d’Etat providence. Nous avons toujours considéré que l’Etat était un acteur avec lequel il fallait négocier. La création d’un mouvement communautaire a donné lieu à la co construction de l’action publique. »
Il poursuit : en 2001, la politique de reconnaissance de l’action communautaire autonome permet aux groupes communautaires de s’inscrire dans la construction d’un projet de société, d’un vivre ensemble. Ces groupes ont été reconnus comme un contre poids, un contre point, pas forcément comme un contre pouvoir. Reconnus en tous cas dans leur autonomie. Il s’agit de « faire ce qu’on veut avec l’argent que le gouvernement nous donne ». « Quand vous, Français, parlez de cadre, il s’agit d’un cadre fermé, explique Carl Lacharité en joignant le geste à la parole. Nous on parle de quatre angles. Ce qu’on demande aux acteurs associatifs : « quelle est votre mission, quelle forme de vie démocratique soutenez-vous ? » On demande de rendre des comptes mais pas sur les actions que vous posez. L’Etat reconnaît qu’il s’agit d’une mission de transformation sociale. Le développement social passe beaucoup par le travail de l’action communautaire autonome. On est probablement alignés sur le 3è scénario d’une démocratie plurielle. »
L’exemple emblématique des Maisons des Familles québécoises
La question de l’entraide est en tous cas centrale dans l’action de ces groupes communautaires. Pour Carl Lacharité, l’économie très marchande imprime une façon particulière de concevoir les problèmes avec un paradigme centré sur le fait que les problèmes sont très individuels. Ce sont les personnes qui ont des problèmes. Ce paradigme est très présent comme forme d’organisation des services publics. On est propriétaire de notre problème, on consulte des experts. Les organismes communautaires font contre poids à travers une conception plus large, plus écologique : les personnes rencontrent sur leur route des problèmes, elles sont à l’intérieur des problèmes plutôt que l’inverse. Les organismes ne pensent pas en terme de réponses individuelles, mais pensent en terme de réponse collective. Cette réponse collective ne nie pas l’intervention de l’Etat et des services publics qui existent en parallèle. C’est une ligne mélodique qui s’ajoute à une autre.
« Avec les maisons des familles, poursuit Carl Lacharité, on ne fait pas juste de l’entraide, on fait de l’entre famille, de l’entre parents. On crée une intelligence collective pour pouvoir réfléchir à côté. » Il explique que la veille il assistait à un autre événement dédié à la protection de l’enfance, à la famille et à l’autorité parentale. « Vous avez une conception de la vie privée très solide, remarque-t-il. Ici c’est quelque chose d’important. Vous avez des lois qui constituent des murs. J’entendais l’importance de ces murs sur la vie privée familiale dans la parole du juge aux affaires familiales. Chez nous il y a une conception différente de la famille. Le rapport entre vie familiale et vie publique est plus poreux. Pendant une bonne partie du 20ème siècle, la vie familiale se passait sur le balcon. Quand dans une famille un membre était caractérisé par un état de vulnérabilité et en état d’interdépendance, ça ouvrait une fenêtre sociale du communautaire à l’intérieur du privé. Une famille c’est une composition. Quand un enfant arrive, cela ouvre une fenêtre d’avenir à l’intérieur du passé pour créer du présent. Cela introduit le rôle que des personnes autres que la famille ont à jouer. Les enfants n’appartiennent pas qu’à leur famille. L’exercice de la parentalité n’est pas considéré sous l’angle de la fonction des parents dans le développement des enfants. Etre parent ça veut dire être en développement, sujet d’un développement impacté par les enfants. »
Il détaille l’organisation des « maisons des familles » créées au début des années 90 à l’initiative des parents. Il y en a aujourd’hui 300. Elles ont parfois été créées à l’initiative des professionnels mais ont inclus les parents, qui ne sont pas seulement les bénéficiaires mais sont aussi les producteurs des activités. Les Maisons des Familles ont plusieurs façons de sonder les besoins pour composer la planification de leurs activités. Les Maisons des Familles constituent un contexte où les familles ont la possibilité de travailler ensemble. Les salariés sont à la fois des professionnels et des parents. L’action professionnelle n’est pas considérée comme statutaire. Pour le psychologue, ces maisons accueillent majoritairement des stagiaires parfois trop formatés et font un travail de « déformation ».
Au début des années 90, une politique de l’innovation technologique et sociale forçait les chercheurs à travailler avec des « milieux de terrain » pour produire de la recherche en partenariat. Il s’agissait de créer des relations entre des savoirs, des institutions et des acteurs, entre différentes formes de savoirs, différents types d’institutions et différentes catégories d’acteurs. « Il ne s’agissait pas juste de données probantes mais aussi de données parlantes, et de diffusion de ces connaissances qui émergent ». « Ca a été ma pouponnière », confie Carl Lacharité.
Il estime qu’il n’y a jamais « d’histoire sans hasard et sans obstacle ». « En ce moment on observe une montée du conservatisme au Québec, du new public management. Ca fait partie de notre histoire. Le mouvement de l’action communautaire autonome est directement impacté par ces changements. Nous avons un ministre de la santé qu’on qualifie de Trump québécois. Il dit tout ce qui lui passe par la tête. Il a fait une énorme réforme organisationnelle dans les services sociaux. Il n’a pas pu toucher au dispositif de protection de l’enfance. Mais il a retiré du marché toutes les associations des anciens établissements. Ces associations ont été démantelées car elles constituaient une forme de lobby. Mais ces associations avaient une autre forme d’action qui était de soutenir la pratique. Donc il essaie de voir comment il peut réparer ça. »
Un Etat aveugle à l’innovation sociale du terrain
C’est ensuite Bénédicte Jacquey-Vazquez, Inspectrice Générale des Affaires Sociales à l’IGAS, qui prend la parole. Pas tant au nom de son institution d’ailleurs qu’en vertu de son parcours qui lui a permis de « barouder » en collectivités locales, aux apprentis d’Auteuil, ou aux côtés d’ATD Quart Monde. Elle aussi s’interroge : « Comment se fait-il qu’on assiste à une invisibilisation de l’entraide, alors qu’il s’agit d’une réalité profondément vivante ? » En France, explique-t-elle, l’Etat est ancien, fort, centralisé, vertical, descendant, il produit de la norme, transforme les associations en opérateurs en les rationalisant. Or la relation descendante est prescriptive. « L’Etat est très méfiant vis à vis des corps intermédiaires, expose Bénédicte Jacquey-Vazquez. Chez nous, communautaire rime avec communautarisme. On préfère les individus seuls. L’Etat met en œuvre des politiques sociales qui couvrent différents risques. Le message est un peu « l’Etat sait faire, ayez confiance ». Le modèle est un peu grippé par la contrainte budgétaire qui a tétanisé au sein de l’Etat toute velléité. On a abdiqué toute ambition politique de transformation sociale. Ca tourne beaucoup autour du new public management. Il faut une optimisation de gestion, ça se limite à ça. »
Or, dans de nombreux secteurs les initiatives citoyennes et associatives viennent pallier les défaillances de l’Etat: c’est le cas pour les aides aux exilés, aux migrants, pour le développement durable, la mixité sociale. Il y aurait ainsi une histoire officielle et tout ce qui est souterrain, hors du scope. Mais ces initiatives existent, font partie du ressenti des gens. Les solidarités intergénérationnelles sont ainsi très fortes et pourtant peu répertoriées. Ce sont des réalités qui échappent aux capteurs de la puissance publique. L’Etat a peu de capteurs depuis la décentralisation. « Je suis pessimiste sur la capacité de l’Etat central à s’aventurer là dedans, lâche l’intervenante. Les fondamentaux ne sont pas là. Il faudrait des fonds d’action sociale et solidaire pour rendre visible et permettre l’essaimage quand ça marche. Je suis plus optimiste avec les collectivités locales (départements, villes). » Elle met en avant trois leviers possibles : la démocratie participative, l’investissement social (le rôle des politiques sociales ne devrait pas être de réparer mais de chercher la capacitation – équiper les individus pour leur parcours de vie- et de réfléchir aux compétences psycho sociales des enfants), le fait de « parler le même langage ». « Valor en latin signifie puissance de vie. Le soutien à la petite enfance, l’aide à la parentalité sont porteuses de puissance de vie. Ca sert le bien commun. »
Le contrat à impact social pour contourner la contrainte budgétaire
David Pioli objecte que derrière l’investissement social on trouve « une panoplie d’actions, de process qui renvoient au deuxième scenario de Jean-Louis Laville », celui d’une simple moralisation du capitalisme avec de nouveaux outils marketing. « Je pense que ça peut trouver sa place dans la boîte à outils française, répond Bénédicte Jacquey-Vazquez. Notamment avec le Principe du contrat à impact social. » Elle explique le concept : un acteur associatif a une bonne idée mais les reins financiers pas solides et se tourne vers la puissance publique en lui disant « soutenez moi ». Problème : il n’y a plus d’argent dans les caisses. Pour éviter ce blocage lié aux 3% de Maastricht intervient alors le grand capital, l’investisseur privé qui lui, dit : «votre idée, pourquoi pas ? ». L’investisseur privé fait l’avance. Mais quand le projet aura atteint l’objectif, que des dépenses auront bien été évitées, la puissance publique rembourse. La puissance publique paie in fine si l’expérience a marché, avec un surcoût. « Ce peut être un arrimage intéressant car cela permet de contourner une contrainte budgétaire incontournable à court terme, argumente Bénédicte Jacquey-Vazquez. Cela oblige à avoir une démarche d’évaluation solide. Si ça marche, ensuite, on n’a plus besoin de l’investisseur privé puisqu’on en fait une politique publique. Cela vise des projets de 1 ou 2 millions d’euros minimum. Donc il n’y a pas une grande menace de privatisation des politiques publiques. C’est une façon de financer l’innovation. Les Etats-nations ont perdu le monopole de l’intérêt général et des actions au service du bien commun. Les entreprises sont devenues des acteurs comme d’autres même s’il y a des choses qui ne se délèguent pas ».
S’appuyer sur les solidarités familiales pour accueillir les enfants protégés
Pour clore cette première table-ronde, Mohamed L’houssni, Directeur d’établissement, fondateur de l’association RETIS, aujourd’hui deuxième acteur de la protection de l’enfance de Haute-Savoie, prend la parole. « Certains parlent d’aide contrainte, commence-t-il. Parfois le juge des enfants ne laisse pas le choix. L’enfant n’appartient pas au parent, c’est clair. » Il raconte avoir créé deux structures. Pour lui l’aide et l’entraide sont les deux faces d’une même médaille car « on ne peut pas fournir qu’une aide ». Il explique avoir monté un accueil d’urgence pour les mineurs placés avec un réseau de familles d’hôte, des gens de la société civile qui offrent l’hospitalité à des enfants le temps de la mesure. Il s’agit d’enfants avec des parcours d’échecs de placement. Lorsqu’il demande à ce mineur temporairement accueilli par une boulangère: « Pourquoi tu ne fais pas le con chez elle ? », le jeune répond : « Elle n’est pas payée pour m’accueillir ». Il est bien question de liens affectifs et électifs. « L’entraide ne peut pas rentrer dans un cadre, ça ne marche pas comme ça », pose Mohamed L’Houssni.
Ce spécialiste rappelle qu’en 1945 la majorité des enfants étaient accueillis dans leur famille élargie et qu’aujourd’hui on se limite à un très petit périmètre. Il évoque la Nouvelle Zélande qui a instauré le principe de « conférences familiales » avec les populations Maories. Il s’agit de réintroduire la famille élargie, d’allier la Convention internationale des droits de l’enfant et l’approche traditionnelle grâce à l’alliance de trois cercles : la famille, les réseaux de proches et les professionnels.
Ces conférences consistent dans un premier temps en un moment privé réservé à la famille qui doit réfléchir à un plan. « Il y a des conditions non négociables », précise Mohamed L’Houssni. Par exemple, une jeune fille dont la mère a un gros problème d’alcool et qui doit être placée. Son beau- père l’a déjà agressée. Il est donc non négociable de la laisser aux côtés de cet homme. Le plan élaboré par la famille est ensuite discuté pour voir s’il est compatible avec les conditions édictées.
Il s’agit de tenir compte de la singularité des personnes et de s’assurer que la solution soit socialement acceptable. « On n’a pas forcément la réponse mais on peut construire un cadre d’aide et d’entraide », estime ce spécialiste. Il met en exergue la contradiction flagrante entre le fait associatif qui relève d’une initiative privée et la logique de l’appel à projet.
Il évoque aussi l’accueil de jour multi familial et les parents en difficultés qui aident eux-mêmes d’autres parents selon un principe inspiré par un dispositif londonien mis en place avec les « familles récalcitrantes ». Et vante « l’effet miroir, la puissance de la parole de pair». Indéniable avantage face à des « éducatrices de 25 ans qui n’ont pas d’enfant ».
Mohamed L’Houssni estime qu’ « un éducateur est un passeur ». « La structure a été montée dans un cadre qui permet sa pérennité, précise-t-il. Une innovation doit être appropriée par les acteurs. Quand c’est repris par les gens ça produit quelque chose. » Il rappelle que l’AEMO avec hébergement date des années 70. Il utilise également le statut du tiers digne du confiance. Il le redit : dans la loi, quand un juge doit confier un enfant, c’est d’abord à l’autre parent, ensuite à un membre de la famille puis à un service. « Or, sur le terrain, 6 à 10% des enfants sont placés dans leur famille. Les professionnels ne pensent pas l’entraide comme le complément de l’aide. Pourtant l’esprit même de la loi c’est la subsidiarité. »
David Pioli intervient : « Nous avions beaucoup d’espoir avec le statut du tiers digne de confiance dans la loi de 2016. Mais les décrets ne l’ont pas permis. Nous cherchons aussi des UDAF intéressées par la pratique des conférences familiales. Il faut s’appuyer au maximum sur les solidarités familiales.» Mohamed L’Houssni assure qu’il existe de nombreuses possibilités pour contourner les trois éléments toujours présents en protection de l’enfance, la précarité, l’isolement social, le facteur interculturel. « C’est la vulnérabilité de l’enfant qui fait qu’on arrive à monter un village autour de lui, conclut-il. Même dans la contrainte on peut laisser du choix, on peut coopérer. C’est l’éthique de la responsabilité de Levinas : je suis responsable d’autrui sans rien attendre. La cohésion sociale se construit du bas vers le haut. Il y a des lois pour l’égalité, pour la liberté, mais il ne peut pas y avoir de loi pour la fraternité. »
Graine de Jardins, tissage de liens entre les racines
Lors de la seconde-ronde consacrée à la présentation d’actions de terrain, Valérie de Lescure, administratrice de l’association Graines de Jardin, qui milite pour la création de jardins partagés urbains, rappelle les racines de ce mouvement libertaire « au départ très frondeur », aujourd’hui reconnu par les pouvoirs publics. L’objectif est de permettre à des groupes de citoyens, en général des voisins, d’investir des friches pour les exploiter en jardins. L’initiative revient aux individus, aux collectifs de voisins. Qui s’interrogent ensuite sur la méthode, la structure juridique, les subventions, et ont donc besoin de Graines de Jardin. L’association est aussi sollicitée par les bailleurs sociaux ou les municipalités. L’idée est de jardiner ensemble. Ces gens habitent le même lieu géographique. Mais de par leur âge, leur niveau social, leur culture, ils ne se croisent pas forcément. « Ils sont presque de tous les niveaux sociaux, mais il ne faut pas exagérer non plus », reconnaît Valérie de Lescure dans un sourire.
Les personnes du troisième âge viennent pour rompre isolement. Une vraie entraide se crée, un tissage de liens (ce qui n’est pas le but au départ). Il est bien question de solidarité, d’aide et d’entraide. « On partage son savoir faire de jardinier, on fait du trocs de semis, de plantes, de conseils parfois même de cuisine, note Valérie de Lescure. Mais ce qui est bien plus intéressant c’est la vocation festive, les pique-nique, les repas. On bricole en général un petit abri. Les associations et gens du quartier sont invités. C’est bon enfant, festif et joyeux. »
Elle évoque une « réserve de vie, de gaieté, de joie de vivre» et raconte ensuite l’expérience menée avec un bailleur social dans une banlieue parisienne pas épargnée par le trafic de drogue, l’environnement architectural triste, les terrains vagues, et la pauvreté. Avec en plus ce triste constat : un record d’obésité chez les nourrissons. « Mal être, malbouffe, misère. » Graine de Jardins a été sollicitée. Un jardin ne peut exister que si les habitants sur place s’en occupent. Il a fallu dans un premier temps inviter tous les habitants des HLM à des réunions d’initiation pour parler du projet et leur proposer d’en devenir les acteurs. Une assistante sociale et un responsable de puériculture ont rejoint l’expérience. Un jardin potager a été initié. L’occasion de montrer aux femmes qu’elles pouvaient faire la cuisine et de leur faire prendre conscience de l’importance d’une nourriture saine et équilibrée. « Ca demande du temps, reconnaît Valérie de Lescure, car cela nécessite de prendre en compte ce que veulent les gens ». Un berger est venu avec ses mouton. Les dealers ont été repoussés, les écoles attirées.
Pour David Pioli cette expérience met en exergue « l’importance de l’espace physique ». « On a de beaux discours sur les réseaux sociaux. Mais l’entraide et la solidarité se nouent autour de la dimension de l’espace physique, pas dans la seule virtualité. » Valérie de Lescure abonde. « Il y a quelque chose de très terrien, une jubilation à manipuler la terre. »
L’entraide et le soutien de l’Etat : deux dimensions essentielles pour les parents solos
Aïda Jaafar, administratrice en charge du dossier « parents solos et compagnie » pour l’UDAF du 86, est parvenue à braver les intempéries pour arriver jusqu’à Paris, avec une autre maman solo, et présenter la mise en place de ce réseau d’entraide pour les parents solo. De façon inattendue, ce sont d’abord cinq hommes qui ont répondu à l’appel initial. Après une étude de faisabilité avec des entretiens individuels, l’association a été créée en janvier 2017 avec pour objectif de développer les solidarités de proximité, de rompre l’isolement parental, et d’éviter les situations d’épuisement. Il a été demandé aux parents d’être initiateurs des activités. Des réunions ont été organisées les samedis et dimanches avec une garde pour les enfants. Car c’est là l’un des nerfs de la guerre. Les institutions locales, les écoles ont diffusé les informations. Des activités sont proposées. Une réunion avec une psychologue a permis aux mamans de s’exprimer. Mais les participants ont réalisé qu’ils n’avaient pas vraiment besoin de thérapie de groupe. Le groupe Facebook a commencé à vraiment fonctionner que lorsqu’il s’est agi d’un groupe fermé. Aujourd’hui ce groupe prend de l’ampleur.
Aïda Jaafar profite de la tribune qui lui est donnée : « Je voudrais pousser un cri au niveau législatif. Il faut qu’on soit considéré et vu autrement. La monoparentalité est multiple, vécue différemment. Nous avons besoin que l’Etat soit aidant et ne nous laisse pas tomber. Il faut changer la législation. Que la CAF puisse intervenir aussi dans ces périodes de vie. » (sur le sujet lire aussi notre récent article sur les mamans solo d’Argenteuil et cet autre article qui rassemble les données sur la monoparentalité)
L’autre maman qui l’accompagne prend la parole à son tour : « Il y a différents stades dans cette période de monoparentalité. Beaucoup de familles se retrouvent très seules. Il n’est pas normal de devoir déployer cette énergie démesurée qui nous coûte beaucoup. Il faut solliciter les pouvoirs politiques. Le nombre de familles monoparentales ne cesse de s’accroître. La séparation est un moment critique. Il est compliqué pour deux adultes de s’entendre. On est plus de 80% de femmes parmi ces familles. Les statistiques ne sont pas à notre avantage. Beaucoup de femmes dans ces situations sont concernées par les violences conjugales. Il existe des aides à plein de moments de la vie. Ce n’est pas un non sens d’attribuer une aide aux familles monoparentales pour pouvoir souffler. On y arrive mais à nos dépends. » Elle pointe un problème central : l’aide pour la garde des enfants s’arrête aux 6 ans. Pourquoi ne pas élargir cette aide pour les familles monoparentales ? Pour Aïda Jafaar, « les enfants ne sont pas autonomes à 6 ans ». « Or, nous travaillons. Il faudrait une aide jusqu’à l’entrée du collège.» Autre proposition : un congé parental au moment de la séparation, « le temps de se retourner ».
Carl Lacharité intervient : « J’ai échangé récemment avec une CAF qui avait tenté de mettre en place quelque chose pour les familles monoparentales. Ca a été la panne totale, ils n’ont eu personne. Quelle est la recette ? Partir du bas vers le haut ? »
Pour Aïda Jafaar, il faut « mêler horizontalité et verticalité ». « Nous sommes des militantes de la monoparentalité. On porte ça. C’est un travail de tous les jours. Il faut être tout le temps présent. Notre quotidien est compliqué. Quand on a le nez dans le guidon avec des petits, on ne peut pas prendre du temps pour soi. Donc, avoir le mode de garde pour se réunir, ça change tout. Il faut des éléments moteurs pour impulser auprès des autres. Moi je ne voulais pas de groupe de parole, j’avais envie de m’amuser, de mutualiser, de partager des moments de plaisir. »
L’entraide à l’échelle d’un quartier, possible à deux conditions : la motivation et un local
Aziz Allam présente ensuite l’association Résoquartier, au départ simple amicale de locataire dans une résidence neuve de 120 logements, dont des loyers très sociaux et intermédiaires. L’idée était de créer de la convivialité avec des repas partagés entre locataires. Les tensions liées notamment aux enfants ont baissé. L’association s’est tournée vers l’extérieur de la résidence et a commencé à mettre en réseau les habitants. Un vide-grenier festif et associatif, un troc solidaire de Noël ont été organisés, de l’entraide scolaire. Tout cela sans aucun financement de la mairie (donc dans une totale indépendance). « Etait on vraiment au bon endroit ? » : pour répondre à cette interrogation, l’association a mené « la grosse enquête » pour établir un diagnostic de territoire. Résultat : « On était bien dans la solidarité, l’entraide, la lutte contre l’isolement. » Résoquartier a alors voulu intégrer « l’accorderie » qui propose de formaliser les échange de services, de temps, de compétences. Deux cents personnes ont manifesté leur intérêt. « Mais on n’avait pas de local et il en faut un pour être dans l’accorderie » résume Aziz Allam. Cette absence de locale a d’ailleurs été, depuis la création de Résoquartier, le frein principal au développement de l’association, qui vient enfin d’en obtenir un, en partage avec une autre structure. Grâce à un webmaster du réseau, une plate-forme va être développée pour maintenir l’idée d’un échange de services et de temps.
Dans la salle quelqu’un s’interroge quant à la différence entre le principe de l’accorderie et celui des SEL (Système d’échanges locaux). Dans les SEL est créée une monnaie fictive alors que dans l’accorderie, il n’est question que de temps. Les compétences de l’ouvrier valent autant que les compétences du bac+5.
Une démarche de parrainage originale dans le Nord
Olivier Herlemont, directeur de l’UDAF Nord, conclut cette seconde table-ronde en présentant le dispositif R.E.S.P.I.R.E lancé il y a un an. Il s’agit d’une forme de parrainage de proximité. « Je ne crois pas au destin mais au hasard des rencontres et de ce qu’on en fait, pose-t-il d’entrée. La relation affective, la confiance, ne se décrète pas. La recherche de parrain, d’enfant, ce n’est pas un catalogue. » Il raconte que dans les années 80 avait lieu un parrainage de proximité pour les enfants des MECS., pour les « faire sortir ». Il y avait « les petites familles du nord ». Certains éducateurs prenaient du temps en dehors de la structure. Seulement la loi est venue rappeler qu’il ne fallait pas d’affectif dans les relations avec les enfants… Olivier Herlemont rappelle aussi que dans le Nord 12.000 enfants sont placés, et que 1200 enfants ont des parents déficients mentaux.
« A un moment le département voulait vider les maisons d’enfants. La question c’était surtout comment faire pour ne pas les remplir ? » Dans le département la durée moyenne de placement est de sept ans. Et il y a ces enfants de parents déficients intellectuels, pas forcément placés, qui peuvent avoir des besoins affectifs ou d’aide (nous venons de consacrer un très long article au sujet). Ou ces moments de vie difficiles, comme une hospitalisation longue durée d’un enfant qui fait que le parent est moins disponible. Il formule aussi ce constat bien connu des professionnels quand il est question de la poursuite de la prise en charge à l’ASE des jeunes majeurs : les enfants les plus vulnérables n’ont aucun soutien et il faut donc penser à tisser une relation affective avant la majorité.
L’innovation du dispositif R.E.S.P.I .R.E réside dans la volonté de mêler la relation individuelle et les temps collectifs. Le point de départ a été un spectacle proposé à une quinzaine d’enfants placés ou bénéficiant d’une mesure de protection à domicile pour aborder le thème du parrainage à partir de deux personnages, Guillaume le magicien et un clown. Huit jours après le spectacle, une petite fille de 11 ans à qui on demandait qui elle voudrait avoir comme parrain ou marraine a répondu : « Moi ma mère m’a déjà donné un parrain et une marraine. Je n’en ai pas besoin d’autre. Mais je veux bien un Guillaume. » Les parrains et marraines ont alors été appelés les Guillaume et les Guillaumette. Pour les adultes concernés, « on ne rentre pas dans un dispositif mais dans une démarche », insiste Olivier Herlemont.
Le projet fonctionne avec les détenteurs de l’autorité parentale. Il s’agit de partir de l’enfant et de lui demander à qui il pense comme adulte relais. Parfois les réponses sont surprenantes comme avec cette petite fille qui a répondu « la dame de la cantine ». Certains enfants évoquent une tante qu’ils ne voient plus depuis qu’elle a divorcé de son oncle. La famille peut être amenée à renouer avec « Tatie Jacqueline », pour l’enfant. « On est étonnés des réactions des adultes relais, affirme Olivier Herlemont. Ils y voient une gratification, ils sont honorés d’être choisis. Parfois ils disent « je ne peux pas le faire mais je peux vous aider ». Ce qui est bien c’est que l’action s’enclenche assez vite. »
Les adultes relais sont tenus à une « action collective de partage » : ils doivent venir deux à trois fois dans l’année à des réunions festives. C’est lors de ces réunions que certains enfants s’autorisent à demander eux aussi un parrain. Comme cette adolescente placée à six mois dans une famille. A 14 ans, la famille n’en voulait plus. Elle refusait tout parrainage, ne voulant que sa « tata ». Mais après avoir participé à ces actions collectives, elle a changé d’avis. En conclusion, Olivier Herlemont pose lui aussi que la première ressource de l’enfant pour le placement c’est de regarder dans la famille. La condition du parrainage c’est qu’une relation affective se mette en place. Et c’est bien l’adulte détenteur de l’autorité parentale qui confie l’enfant à un autre adulte.
Tous vulnérables, tous solidaires
Carl Lacharité observe qu’Olivier Herlemont s’appuie « sur une conception particulière du développement de l’enfant. » « Or, avec d’autres professionnels il y a collision. Le fait d’ajouter des figures d’attachement peut être mal compris. Pourtant on sait que plus il va y avoir de ressources relationnelles autour de l’enfant mieux il va s’en tirer. Une étude a montré que les petits primates qui ont le plus de chance de survivre sont ceux dont les mères ont réussi à engager le plus de primates adultes autour de leur petit. Les enfants qui se développent bien dans notre société sont ceux qui ont un réseau social bien étendu, qui génère une foule d’expériences positives. »
« Trois fois, cette action a été retirée du schéma départemental ! Déplore Olicier Herlemont en réponse. Mais ATD, l’UDAF, SOS Petits Princes, sont de plus en plus écoutés. Le problème c’est que vous ferez la une des journaux si vous n’avez pas placé un enfant qui va être maltraité. Mais vous ne ferez pas la une pour dix placements abusifs. Arrêtons d’essayer de vouloir tout contrôler. Il faut lâcher prise. »
David Pioli précise que l’UNAF souhaite proposer un kit, un support méthodologique, pour accompagner les autres UDAF qui souhaiteraient se lancer dans cette forme de parrainage.
En conclusion de cette journée, Carl Lacharité estime qu’il existe aujourd’hui « un affrontement de différents paradigmes ». « Face à une conception particulière de l’Etat, de l’économie, de l’individu, du citoyen, de la famille, de l’enfant, de son entourage, ce que nous avons besoin de faire c’est formuler un discours social, une conception alternative de ces sujets. Les discours que nous venons d’entendre constituent une innovation sociale. Il faut trouver un réseau qui les porte. On doit penser comment on peut intégrer des intérêts de plus en plus diversifiés. Ce qui implique des actions de traduction de cette conception de la famille de l’individu, de l’Etat. Qui sont nos alliés et nos intermédiaires ? »
Le psychologue, grand témoin de la journée, veut conclure sur une notion galvaudée à force d’être utilisée : la vulnérabilité. Il en livre une analyse toute personnelle : « La rencontre d’aujourd’hui met en évidence l’importance de convertir la conception que nous avons de la vulnérabilité. Aujourd’hui on le voit comme état négatif, il faut sortir de cette vision. Le contraire de la vulnérabilité, l’invulnérabilité, n’existe pas. C’est une illusion. Nous devons convertir la conception que nous avons de la vulnérabilité. C’est à partir de notre vulnérabilité qu’on crée de l’entraide. Vulnérable veut dire être ouvert aux autres, être dans des situations inconnues, familières, souffrantes. Ca ne veut pas dire qu’on est moins. Ce qui met en porte à faux avec le discours dominant d’autres personnes qui essaient, elles, de compenser. Cela induit des relations hiérarchisées. On peut tous et on est tous vulnérables, parfois plus à certains moments de notre vie. » La vulnérabilité, beau sujet pour une prochaine rencontre.