La mission conduite par Sylviane Giampino synthétise l’état de l’art français en matière du développement du jeune enfant, dresse un panorama de l’accueil des moins de trois ans et formule des préconisations concrètes. Mais pas que. Le rapport s’ancre dans un cadre théorique très précis, propose une vision politique de l’accompagnement à la parentalité et du travail social et rappelle les pré-supposés qui sous-tendent les actions dans ces différents domaines depuis dix ans.
Le rapport se place ainsi dans la filiation du collectif « Pas de zéro de conduite pour les moins de trois ans ». En page 39, il est écrit : « les trois premières années de la vie posent les fondations de la personne sans pour autant en déterminer linéairement le devenir. Il n’y a pas de trajectoire individuelle prédictible. Chaque jeune enfant a besoin d’être entouré avec précaution, bien-traitance et attention prévenante. » Un peu plus bas sur la même page : « cet âge de la vie fonde les bases de sa personne mais ne détermine pas pour autant linéairement son devenir ». Ce postulat sera réitéré en page 43. Le concept de « prévention prévenante », issu des travaux de « pas de zéro de conduite » a recueilli un « consensus favorable de l’ensemble des personnes ayant participé aux travaux de la commission ».
Le refus des déterminismes sociaux
Il y a deux façons d’entendre l’expression « refuser les déterminismes sociaux » : les nier ou les reléguer à l’arrière-plan et estimer en toute logique que les notions de vulnérabilité ou de facteurs de risque n’ont pas de sens, ou bien les constater et considérer qu’il est impératif de les contrer le plus tôt possible (pour des raisons économiques, politiques ou éthiques, il y a le choix). Depuis le rapport de l’INSERM de 2005 sur les troubles des conduites, les acteurs français de la petite enfance ont largement adhéré à la première conception. Ils manifestent une grande méfiance à l’égard du repérage, dépistage, des facteurs de risque, pour ne pas coller sur l’enfant une étiquette et s’obliger à ne voir que ses potentialités.
Dans les faits, les études longitudinales réalisées depuis près de 40 ans dans d’autres pays (en France elles sont beaucoup plus récentes) attestent du poids des origines sociales et culturelles dans le devenir d’un individu. Ironie du sort, c’est encore plus vrai en France. En matière d’inégalités à l’école, nous sommes 35ème sur 37 pays recensés par PISA. Champions de la reproduction des inégalités. Il est devenu quasiment impossible de contester l’impact du niveau et des conditions de vie sur la santé d’un individu. Le taux de prématurité et d’obésité infantile est par exemple très corrélé au milieu social et les conséquences sur le long terme sont considérable. Une récente et sidérante étude parue dans la revue Nature (avril 2015) a même clairement montré que la pauvreté modifiait le cortex cérébral des enfants.
La mission Giampino pose comme cadre méthodologique ces deux postulats : une prévention prévenante (comprendre « non prédictive ») et un universalisme proportionné. Il se trouve que ce concept d’universalisme proportionné connaît un succès grandissant dans le monde et qu’il est également plébiscité par le québécois Michel Boivin. Or Michel Boivin est un promoteur des études longitudinales permettant d’identifier les facteurs de risque et d’intervenir précocement.
Un universalisme proportionné légèrement revisité
Le paradoxe n’est qu’apparent. Les professionnels français, en tous cas ceux qui ont participé à la mission (et qui sont certainement très représentatifs de leurs pairs), défendent une conception de l’universalisme proportionné relativement éloignée de celle de l’inventeur de l’expression, l’anglais Michael Marmot, ou celle prônée par l’Organisation Mondiale de la Santé. Pour Sir Michael Marmot, et pour les organismes internationaux comme l’OMS, l’universalisme proportionné doit permettre d’adapter la nature et l’intensité de l’aide apportée au niveau de « défaveur » sociale. Les services proposés doivent être accessibles à tous mais les responsables doivent s’assurer que les plus vulnérables y ont bien accès et qu’ils se voient proposer une aide réellement proportionnelle aux besoins qui sont les leurs. Ce qui revient à dire qu’au sein d’un système ouvert à tous on essaie de donner plus à ceux qui ont moins.
Le rapport de Sylviane Giampino présente une autre acception de cet universalisme proportionné, qui de “proportionné” devient “ajusté”, à différents types de populations et selon différents temps de vie. Voilà comment est présenté ce concept (p74) pour l’accompagnement à la parentalité: «des prestations de prévention offertes à tous auxquelles peuvent s’ajouter des mesures ajustées en fonction de problèmes spécifiques individuels, événementiels, locaux.» Pour illustrer cette approche, le rapport cite l’exemple du Bas-Rhin (p.74 toujours) où l’accompagnement est construit à partir des situations de vie des parents : « devenir parents », « passage de la conjugalité à la parentalité », « être parent d’un jeune enfant », « être parents d’un enfant ou être parent d’un adolescent », « séparés mais toujours parents », « être parent et confronté à une situation de handicap », « être parent et confronté à un décès ». Dans cette première évocation, le prisme économique, social et culturel est gommé. Ainsi que la notion de proportionnalité.
Quelques pages plus loin l’accueil des enfants confrontés à des modes de vie difficiles est évoqué. Le rapport pose bien que les enfants dont les familles sont confrontées à des difficultés (handicap, maladie, migration) sont ceux qui bénéficieraient le plus des modes d’accueil collectifs. La mission considère que les modes d’accueil, pour peu que les professionnels soient bien formés, sont prévenants en soi, en dehors de toute mesure spécifique ou de tout dispositif ciblé. La mission précise qu’il est important de proposer un accueil “ajusté” selon que l’enfant est porteur d’un handicap, que ses parents rencontrent des difficultés sociales ou présentent des rythmes “asynchrones”. Dans le rapport, l’élément socio-économique est un élément parmi d’autres et l’ajustement remplace la proportionnalité. C’est en cela que l’approche française est spécifique.
Ces principes font l’objet d’un consensus assez généralisé en France. Pour exemple, l’Institut Petite Enfance de Boris Cyrulnik, qui ne partage pas nombre des options de la mission Giampino, la rejoint totalement sur l’idée que c’est la qualité intrinsèque des modes d’accueil qui fait office de prévention, y compris pour les enfants présentant des difficultés.
Une conception relativiste de la parentalité
Cette volonté de ne pas considérer les familles à travers le filtre social induit une conception de l’accompagnement à la parentalité elle aussi expurgée du social, qui serait ainsi plus “humaniste”. La mission note: « Pour rappel il n’y a pas de lien direct et univoque entre les difficultés de vie des parents et leurs qualités parentales profondes. Des bébés vivant dans des milieux sociaux aisés peuvent pâtir d’insécurités affectives alors qu’un enfant d’une famille exposée aux malheurs peut être très sécurisé et porté vers son autonomie.»
C’est un très vieux débat. Entre d’un côté ceux qui arguent que les bourgeois ne sont pas, assurément, immunisés contre la dépression maternelle, la perte de repères, l’alcoolisme, la perversité, l’inceste. Et ceux qui répondent que certes, naître dans une famille aisée avec deux parents éduqués n’est pas une garantie absolue contre les carences affectives ou la maltraitance, mais qu’il y a des chances pour que ça augure malgré tout d’une enfance un peu plus simple. Peut-on vraiment dire qu’il n’existe pas un lien entre le niveau économique et social d’une famille et ses difficultés parentales? Dominique Versini le notait récemment dans un colloque : tous les enfants suivis à l’aide sociale à l’enfance de Paris sont issus de familles pauvres. ATD Quart Monde est bien placé pour le savoir : les parents d’enfants placés ont souvent eux-mêmes été placés. Ce n’est pas seulement parce que ces familles sont, dès la maternité, dans la ligne de mire, plus suivies que les autres. Les facteurs de risque sont, malheureusement, très souvent cumulatifs : l’exclusion sociale, les addictions, la maladie mentale, le mauvais état de santé. La population carcérale ou celle des sans-abri raconte rarement une enfance choyée dans un milieu aisé.
La vision défendue par la mission Giampino, cette “prévention prévenante” qui refuse d’enfermer les individus dans leur catégorie socio-culturelle, mais qui peut apparaître à d’autres comme un déni du réel, est depuis longtemps prééminente en France. Dans une récente publication de la CNAF (voir notre article sur le sujet), Sandrine Dauphin, responsable du département de l’animation et de la recherche et par ailleurs membre de la commission de la mission Giampino, relève que les nombreuses associations de terrain qui accompagnent les familles se livrent toutes à une « mise à distance du contexte socioéconomique au profit d’une approche résolument familiale » des difficultés rencontrées.
Il en découle aussi une vision relativiste des pratiques parentales. « Etre « bon » père ou « bonne » mère, ça change, d’un amour à l’autre et selon les mœurs et les lois d’une culture et d’une époque, note le rapport. Il faut en avoir conscience et savoir reconnaître, pour chaque mère ou père qui confie son enfant, le courage d’être parent aujourd’hui, sans le mesurer à l’ombre d’un passé idéalisé.» Selon cette approche, il est important : de ne pas juger les parents, de respecter la diversité culturelle, de ne pas imposer ses propres projections, une norme ou un modèle idéal, notamment parce qu’ « une telle injonction aboutirait à cibler les actions sur ceux qui paraissent les plus éloignés, au risque de ne pas s’adresser aux familles qui, elles, si elles semblent se conformer au modèle, sont cependant des nids de souffrance ou de violence ». Tout le monde peut avoir des problèmes et toutes les postures parentales, toutes les pratiques éducatives, se valent, à travers le temps et les cultures.
Du respect de la différence à la rétention d’information
Ce souci de ne surtout pas juger l’autre, de l’accueillir dans sa diversité et de considérer qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon d’être parents, ne finit-il pas par empêcher la simple transmission d’informations sur les conditions favorables au bon développement d’un enfant? La frontière entre un conseil normatif et une information faisant l’objet d’un consensus chez les “experts” peut se révéler assez floue.
Le rapport Giampino n’affirme bien évidemment pas qu’il ne faut pas informer les parents. Au contraire, p.69, il pose : « les parents peuvent avoir besoin d’accéder à plus de connaissances sur le développement de l’enfant et sur les façons de décoder ce que le bébé exprime. Les parents ont besoin d’avoir des espaces pour partager, échanger, élaborer ». Mais en p43-44 du rapport il est écrit que les professionnels doivent éviter d’être « dogmatiques, normatifs, prédictifs, prescriptifs ». Encore une fois, la frontière est ténue. A quel moment s’autorise-t-on à dire qu’un biberon de coca au moment du coucher est déconseillé ? Qu’un enfant de deux ans a besoin d’horaires réguliers ? Que la télévision n’est pas la bienvenue dans une chambre d’enfant ? A quel moment le fruit de la recherche se dépare-t-il de son caractère scientifique et relativement objectivable pour revêtir celui d’une norme discutable?
La question ne se pose pas pour les familles aisées. Elles achètent le Pernoud, des magazines, consultent internet, interrogent le pédiatre, consultent des psys. Elles ont l’argent et l’éducation et donc accès à l’information. Il s’agit certes d’un point de vue de journaliste. Mais il nous semble que c’est valable pour tous les parents comme pour tous les citoyens : être mieux informé c’est être plus éclairé.