Crèches, PMI, centres sociaux, associations diverses et variées, aujourd’hui, tout le monde ou presque fait du soutien à la parentalité. C’est même devenu une préoccupation forte de la politique familiale. Mais depuis quand ? Pourquoi, pour qui et comment ? Ce sont ces questions qui sont abordées dans le dernier numéro de la publication trimestrielle de la CNAF, « Politiques sociales et familiales », numéro intitulé « Production et réception des normes de « bonne » parentalité ». Soit un ensemble de textes qui rappellent l’historique du soutien à la parentalité, les différentes façons de l’aborder et de le mettre en œuvre ainsi que les débats qu’il suscite. Des débats encore très vifs.
Une préoccupation récente
Premier constat : en Europe, cette attention portée à la fonction parentale et aux liens entre les parents et leurs enfants, mais surtout la mise en place de dispositifs spécifiques destinés à soutenir ou à renforcer les compétences parentales, sont assez récentes. Elles ont commencé à se développer dans les années 90.
Auparavant, les Etats considéraient que, la famille relevant de la sphère privée, ils n’avaient pas à intervenir. Les réflexions sur la protection de l’enfance sont évidemment venues interroger ce modèle de non-intervention. Les parents sont responsables et maîtres chez eux, d’accord, mais que faire quand les enfants sont maltraités ou en danger ? La réponse sonnait comme une sanction: retirer les enfants de la famille. En France, dans les années 80, avec notamment le rapport Bianco-Lamy (cité dans un article de ce blog sur la protection de l’enfance), le positionnement des services sociaux se modifie. Plutôt que de placer les enfants, peut-être serait-il plus judicieux d’aider les parents à être de « suffisamment bons parents». D’où les réflexions de plus en plus poussées sur la façon dont l’Etat pouvait, voire devait, intervenir pour accompagner les parents.
Les années 90 ont aussi vu s’affirmer les droits de l’enfant et la défense de son intérêt «supérieur», ainsi que la certitude que ce qui se joue dans la toute petite enfance avec ses parents sera déterminant pour son bien-être ultérieur, autant que pour la cohésion sociale. Un autre argument a vu le jour ces dernières années, économique celui-là : investir massivement dans la petite enfance en soutenant les parents le plus tôt possible est le meilleur moyen d’éviter que cet enfant, une fois devenu adulte, ne coûte trop cher à la société. L’ensemble des pays européens sont donc passés de cette posture de retrait vis-à-vis de la fonction parentale à une volonté plus interventionniste. Les instances européennes, la Commission Européenne comme l’OCDE, ont de leur côté impulsé cette évolution par la production de rapports et de préconisations.
Aider tous les parents ou les plus fragiles ?
La définition de la parentalité et du périmètre des actions qui lui sont dédiées demeure assez floue et variable d’un pays à l’autre. Claude Martin, spécialiste de la question, contributeur de la publication de la CNAF, propose un point de consensus. Le soutien à la parentalité regrouperait des « interventions centrées sur la manière dont les parents prennent en charge leurs enfants et assument leurs rôles et responsabilités, d’où la centralité de leurs pratiques, de leurs conduites, de leurs comportements éducatifs, mais aussi de leurs interactions avec leurs enfants.» Une fois cette base posée, les différences de philosophie et de mode opératoire ne manquent pas. Accompagner, aider, étayer, former, encadrer, recadrer, responsabiliser… on voit bien que ce souci de soutenir les parents nécessite de poser des questions toutes plus sensibles les unes que les autres.
A commencer par celle du public visé. Le soutien à la parentalité doit-il s’adresser à toutes les familles ou cibler certaines d’entre elles selon des critères et des problématiques précis ? La circulaire du 7 février 2012 pose que « les actions de soutien à la parentalité soutenues par le ministère en charge de la famille constituent une prévention sociale de premier niveau, au profit d’une meilleure cohésion sociale. Elles ont pour spécificité de placer la reconnaissance des compétences parentales comme fondement du bien-être et de l’éducation de l’enfant. En cohérence avec des travaux récents sur le sujet, ces actions privilégient une prévention «prévenante» attentive aux singularités individuelles, sans schéma prédictif, évaluatif ou normatif. Elles utilisent comme levier la mobilisation des parents qui ne sont pas seulement des bénéficiaires de l’action proposée mais en sont les acteurs.»
Il s’agit donc d’une vision universaliste du soutien. C’est en effet l’approche française, officiellement en tous cas. On ne cible pas les familles en situation de précarité parce qu’elles seraient plus à risque (« pas de schéma prédictif »), on s’adresse à tout le monde. Mais dans le même temps, l’objectif est bien de faire de la prévention. Or, n’est-il pas plus pertinent de mener une politique de prévention en identifiant des facteurs de risques et en ciblant les populations qui y sont exposées ? L’UNAF exprimait une position très claire sur le sujet dans une note de janvier 2013 : « Comme pour l’ensemble de la politique familiale, l’UNAF milite pour que la solidarité nationale et les actions à destination des familles s’adressent à toutes les familles dans une mission universelle et préventive. Les dispositifs d’aide à la parentalité ne relevant pas de la politique sociale doivent en effet rester accessibles aux parents dès qu’ils en expriment le besoin et à condition qu’ils soient déjà reconnus dans le besoin. Il s’agit là d’un préalable indispensable pour que les parents, même en grandes difficultés, y accèdent sans se sentir stigmatisés.»
En théorie aider tout le monde, sur le terrain une autre histoire
Hors de question de devancer de potentiels besoins de familles potentiellement en difficultés ou en risque de le devenir. Dans la publication de la CNAF, Sandrine Dauphin relève que si les nombreuses associations de terrain ont des approches variées quant à la façon d’accompagner les familles, elles se livrent toutes à une « mise à distance du contexte socioéconomique au profit d’une approche résolument familiale » des difficultés rencontrées. Les aspects sociaux sont laissés de côté et, selon une étude citée par cette contributrice, les références psychologiques et surtout psychanalytiques apparaissent comme omniprésentes. Seulement, note l’auteure, « si les dispositifs de soutien à la parentalité se veulent universels, ils ont néanmoins pour objectif principal d’aider les parents les plus en difficulté». Et «ils ont également une dimension préventive qui implique d’identifier des situations potentiellement problématiques pour l’intérêt de l’enfant ». C’est un peu le serpent qui se mord la queue. Et il se la mord depuis un moment.
Dans le rapport du Centre d’Analyse stratégique intitulé « aider les parents à être parents », publié en septembre 2012, Florence Lianos, Sous-directrice de l’enfance et de la famille Direction générale de la cohésion sociale, écrivait : « Cette question de la cible continue à faire débat régulièrement, non seulement du point de vue de la pertinence qu’il y aurait à concentrer les interventions et donc les crédits sur les familles les plus en difficulté, mais aussi du point de vue pratique concernant les possibilités d’atteindre ces familles. Cette dernière préoccupation est partagée par la plupart des pays européens. Un des éléments de ce débat, souvent mis en avant par les professionnels, réside également dans la volonté de ne pas stigmatiser les familles les plus en difficulté, et donc de les amener à utiliser ces dispositifs par l’incitation et le volontariat, sans les cibler particulièrement.» Lors d’un colloque de l’INPES organisé en juin dernier, Orla DOYLE, Professeur d’économie irlandaise affirmait pour sa part qu’ « Un nombre croissant de résultats de recherche montre que les interventions précoces ciblées sur les familles défavorisées permettent de réduire les inégalités. Les programmes d’interventions visent à protéger les enfants des facteurs de risques de leur environnement et témoignent d’effets à long terme dans des domaines multiples.»
Lors de ce même colloque, Antoine Guedeney, chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Bichat, a fait référence à une expérience de prévention précoce, le CAPEDP, mené sous sa direction auprès de mères recrutées pendant la grossesse, sur des critères essentiellement sociaux, et avec pour objectif, notamment, la consolidation du lien mère-enfant et la réduction des troubles du comportement de l’enfant à deux ans. Le médecin a rappelé les difficultés rencontrées pour pouvoir mener à bien ce travail : « Cette recherche en prévention de la délinquance s’était heurtée à des résistances importantes car elle était considérée comme une tentative de contrôle social ». Lors d’un autre colloque, celui organisé trois mois plus tard par Terra Nova (évoqué sur ce site), Antoine Guedeney expliquera qu’aucune des familles suivies n’a exprimé le sentiment d’avoir été montrée du doigt. « Certaines ont dit que le programme ne leur avait rien apporté mais 60 à 70% ont estimé qu’il avait été indispensable».
L’universalisme proportionné comme troisième voie
Le terrain est décidément toujours miné. Pour le déminer, un nouveau concept a émergé, censé résoudre la quadrature du cercle, celui d’ « universalisme progressif ». Au-delà des questionnements sans fin sur le risque de stigmatisation et la supposée violence d’une prévention ciblée reposant sur le constat de déterminismes sociaux, les services très ciblés présentent le risque de l’être un peu trop et de laisser de côté des familles qui en auraient besoin mais ne rentrent pas dans la grille de critères. Les problèmes des mères seules ne recoupent pas forcément ceux des parents d’adolescents, qui peuvent eux mêmes être éloignés des difficultés des jeunes accouchées . Pour autant, tous ces parents ont besoin d’aide. D’où l’idée de proposer des services d’accès universel (comme la PMI) qui offrent en leur sein des aides plus spécifiques selon les besoins.
«Les concepts d’« universalisme progressif » ou de « services en cascade » désignent donc un accès universel, ouvert à tous les parents, écrivait Marie-Pierre Hamel dans le rapport du CAS. Cet accès peut se faire par le biais de services universels existants, tels les services de garde ou de santé, par le biais de « centres de la famille » ouverts à tous qui regroupent plusieurs services dont des services de soutien, ou par des services de soutien ouvert à tous. À partir de cet accès « universel », on dirige ensuite certains parents vers des services plus spécialisés.»
Aider les parents en difficulté est-ce leur imposer des normes de classe ?
Outre la crainte de la stigmatisation, les acteurs du champ social, mais également une partie des chercheurs, s’interrogent sur le risque d’imposer par le haut aux classes populaires des normes de bonne parentalité édictées par les classes «supérieures». Le soutien à la parentalité, perçu par ses promoteurs comme une aide positive permettant aux individus de reprendre en main leur destinée parentale grâce à « l’empowerment », est aussi, et depuis longtemps, accusé de confiner au contrôle social. Il est régulièrement assimilé à une volonté de recadrer des pratiques qui seraient jugées «déviantes» à l’aide de références instituées comme seules valables.
C’était notamment le crédo de la sociologue Sandrine Garcia dans son livre « Des mères sous influence». Elle expliquait ainsi que les programmes européens métamorphosaient « l’ethnocentrisme de classe en politique sociale ». Les normes éducatives sont en effet encore très liées à l’appartenance sociale ou à l’origine culturelle. Les classes populaires restent attachées à une répartition traditionnelle et donc très sexuée des rôles parentaux, à une autorité forte incarnée par le père et n’adhèrent pas au «modèle négociateur et égalitaire » des classes moyennes et supérieures qui mettent la communication au cœur des rapports entre parents et enfants (Marie-Clémence Le Pape, 2009).
« De fait, écrit Sandrine Dauphin dans le dernier numéro de Politiques sociales et familiales, les familles des milieux populaires peuvent être davantage soumises aux jugements dépréciatifs parce que ne répondant pas aux normes « dominantes».» En cherchant à soutenir la fonction parentale des familles les plus précaires, les intervenants extérieurs, en général eux-mêmes produits de la classe moyenne, porterait un jugement sur des pratiques pas nécessairement nocives en elles-mêmes mais juste éloignées de leur propre modèle. Ils chercheraient à imposer le modèle d’une bonne parentalité alors qu’en la matière il ne saurait y avoir de normes.
C’est évidemment toute la question. Tous les principes éducatifs se valent-ils vraiment ? Toutes les postures parentales produisent-elles des effets similaires sur le développement des enfants, leur comportement, leur réussite scolaire ? Non, dans la mesure où, grâce aux découvertes de la psychologie et des neuro-sciences, il existe aujourd’hui des connaissances fines, des données objectives quant au développement de l’enfant et aux situations qui lui sont propices ou néfastes. Ces connaissances issues de la recherche sont des faits scientifiques et ne sauraient constituer des normes de classe.
Mettre les avancées scientifiques à disposition de tous
Nombre de textes officiels ou institutionnels montrent bien la volonté des autorités et des acteurs de terrain de ne pas positionner les intervenants du soutien à la parentalité comme des sachants imposant par le haut des règles strictes tout en soulignant le fait que, malgré tout, il y a bien d’un côté des individus titulaires d’un savoir qui fait consensus et de l’autre des familles peu au fait des corpus théoriques. Pour exemple, ce passage d’une brochure belge proposant un référentiel d’accompagnement à la parentalité :
« L’intervenant doit pour cela affiner sa capacité d’écoute, ne pas se positionner en « expert », s’assurer que sa communication à l’égard des familles ne prenne pas la forme d’une injonction, d’une stigmatisation ou d’un jugement. En toute circonstance, même les plus difficiles, il doit rechercher des éléments de compétences parentales et les valoriser dans la construction de son intervention. Dans le même temps, le professionnel doit mettre à disposition des parents ses compétences, ses connaissances et son expertise. L’attitude bienveillante du professionnel envers la famille ne peut toutefois se confondre avec de la complaisance. En effet, « les parents ne coopèrent que si on leur dit authentiquement ce qui va et ne va pas, et qu’on les informe des connaissances actuelles » (Sellenet) ». Le document donne ensuite un exemple, très parlant et assez édifiant.
« Une équipe de professionnels intervenait auprès d’une maman en vue de restaurer son sentiment de compétence. Il s’agissait de l’encourager par rapport à l’éducation et aux soins à apporter à son enfant. Cette maman était particulièrement démunie par rapport aux pleurs de son enfant. Un jour, cette maman s’est réjouie auprès d’une intervenante : elle avait trouvé une solution. Quand son enfant pleurait, elle l’installait devant la télévision, dans un trotteur, avec du coca. Tout à son désir d’encourager les initiatives de la maman, l’intervenante n’a pas réagi. Elle n’a pas remis en question la « solution » trouvée par la maman, ne l’a pas discutée avec elle. L’important à ses yeux, c’était que la maman se soit prise en main par rapport à la difficulté qu’elle rencontrait avec son bébé. Quelques mois plus tard, la maman reprochera à l’intervenante de ne pas lui avoir dit que sa « solution » n’était pas bonne. Elle avait en effet appris entre-temps que ni la télévision, ni le trotteur, ni le coca n’étaient bons pour son enfant. Ce qui partait d’une bonne intention (encourager la maman à prendre des initiatives) était inadéquat pour la santé et le développement de l’enfant. La maman, en prenant conscience de l’inadéquation de sa « solution », s’est sentie trahie par le professionnel sur lequel elle comptait pour l’orienter dans son rôle de parent.»
Les programmes «evidence-based» au cœur du débat
Certains pays, les Etats-Unis, le Québec, l’Angleterre ou les Pays-Bas ont une approche disons plus… décomplexée, considérant que les parents de certains milieux, d’origine sociale défavorisée et/ou d’origine immigrée, ne maîtrisent pas tous les outils permettant de répondre aux besoins de leurs enfants, de les éveiller, de favoriser leur socialisation et de les accompagner dans les apprentissages scolaires. Qu’il s’agit là d’une inégalité de départ pour ces enfants qu’il faut donc compenser. Et que le meilleur moyen consiste à « former » ces parents. Ces pays mettent en œuvre des programmes standardisés, les programmes dits « evidence-based », dont les résultats ont été évalués scientifiquement en fonction des objectifs fixés (le rapport du CAS en donne de nombreux exemples).
Ces programmes présentent en général des contraintes fortes puisqu’ils induisent un protocole assez lourd, une formation spécifique des professionnels qui les mettent en œuvre, un matériel dédié et donc un coût important. Leur principal avantage réside dans le fait qu’ils se prêtent très bien à l’évaluation et qu’ils ont fait la preuve de leur efficacité. Un doute demeure quant à leur transposabilité d’un pays à l’autre, d’une communauté à l’autre. Les (rares) chercheurs français qui y sont favorables s’interrogent notamment sur le degré de fidélité qu’il serait nécessaire de conserver lorsque ces dispositifs sont importés dans l’hexagone.
La communauté scientifique française et les acteurs du champ social manifestent une grande hostilité vis-à-vis de ces programmes. Au colloque de l’INPES du mois de juin 2014, Claude Martin expliquait ainsi : « Les approches Evidence-Based suscitent chez les professionnels des craintes en raison d’une possible dérive vers un prêt-à-penser théorique reposant sur des déterminismes appuyés par des résultats scientifiques. Ils craignent également la dimension de prescription normative de ces outils. » Lors du même colloque, Pierre Arwidson, directeur de l’INPES, complétait l’analyse : « La posture de la recherche française semble consister à décrire et à dénoncer des problèmes et des injustices avant d’en transférer la responsabilité au politique sans aller au-delà de l’observation. Cette tendance semble s’expliquer par une crainte du contrôle social. D’ailleurs, les programmes validés, souvent perçus comme normatifs, sont souvent mal reçus par les chercheurs français. Ces résistances sont peut-être aussi liées à la prégnance de la psychanalyse dans la recherche française qui développe une conception davantage centrée autour de l’individu.»
Cette notion en apparence très consensuelle de « soutien à la parentalité » se révèle donc éminemment sensible. On voit bien que la peur d’une « police des familles » est toujours fortement à l’œuvre. Les programmes standardisés qui cherchent à maximiser les chances des enfants les plus vulnérables, notamment sur le plan scolaire, en intervenant auprès des parents, demeurent assez rares en France. Dans la mesure où les inégalités se creusent, où l’on sait qu’elles s’enracinent très tôt et où l’école (particulièrement en France) ne parvient pas à les enrayer, cette frilosité pose forcément question.