Les auteurs du livre “Parler Bambin: enjeux et controverses”, que nous avons chroniqué récemment ont souhaité répondre à notre article. Nous accédons bien volontiers à cette demande qui permet de nourrir le débat. Nous apportons quelques brèves précisions à la toute fin de ce texte.
« J’ai tenté, en écrivant Une histoire française, de boucler l’aventure commencée avec Bleu comme la nuit et poursuivie dans Un petit bourgeois. Le premier volume hésitait entre confession et invention ; le second fut agressivement autobiographique. Une histoire française, par pudeur ou par timidité, revient au compromis entre l’artifice romanesque et le pur, le simple aveu. »
François Nourissier, Une histoire française, Paris, Grasset, 1965.
Madame,
Nous souhaitions d’entrée vous exprimer notre gratitude pour le long commentaire que vous avez posté sur notre livre Le programme “Parler bambin” : enjeux et controverses, paru il y a peu aux éditions Erès. Vous répondez bien évidemment à notre projet affirmé de créer enfin du colloque et des échanges autour de ce programme et pour cela, soyez-en grandement remerciée. Mais le propos de ce livre n’était pas de conduire un débat ardent et passionné et encore moins d’arbitrer quelque différend entre, comment dites-vous, « deux visions du monde… inconciliables ». Notre but, bien plus humble, mais néanmoins assuré, était énoncé dès les premières lignes du livre, nous avons conçu cet ouvrage comme « un précis de réfutation socratique ». Socrate, né quatre siècles avant J.-C., dit en effet et pour faire vite qu’il n’est pas facile de dialoguer à propos d’un sujet choisi. Ça finit souvent dans la fièvre, la mauvaise foi, le désir d’avoir le dernier mot, pourquoi pas en agressivité, invectives et mots d’oiseaux, violence et rejet. En creux, il dessine ce qu’est un dialogue positif : il faut avant tout savoir de quoi on parle, s’être informé, plus, s’être documenté, avoir précisé l’objet de la discussion, en avoir cerné tous les contours, accepter de partager ses connaissances mais surtout accepter de recevoir celles de l’autre, accepter d’être instruit par l’autre. Vous imaginez bien toutes les vertus que suppose un dialogue fécond, précision, rigueur, analyse et synthèse, tolérance, bonne foi, humilité, calme, respect, honnêteté, … passons !
Mais si Socrate définit si précisément ces conditions de possibilité d’un dialogue, c’est en fait pour mieux nous livrer ce que nous pourrions appeler une éthique de la discussion. Pour faire simple, dialoguer, c’est d’abord argumenter – c’est laborieux parfois le dialogue – et puis c’est aussi, plus qu’échanger, être disponible à l’objection. Voilà le nerf de toute rhétorique, de tout dialogue selon Platon : il faut pratiquer l’art de la réfutation. Pour s’assurer de la vérité de tout échange, pour essayer toujours plus d’aller vers le vrai, le juste, le beau, il faut parfois déconstruire le discours de l’autre, chercher à démontrer que ce que dit l’autre peut être faux, tenter d’aller ensemble vers plus de vérité, de sens, de raison. Platon juge d’ailleurs que la seule posture d’autorité, celle qui légitime tout discours qui se soucie de vérité et non de pouvoir ou de séduction, se constitue de ce souci de recherche commune : pour qu’un sujet s’éclaire, pour en apprendre plus, pour comprendre mieux les propositions énoncées, il faut faire effort de réfutation mutuelle. Il faut prendre plaisir à réfuter et, plus encore, à être réfuté. Car il vaut mieux se délivrer du faux soi-même – « aucun mal n’est plus grave pour l’homme que de se faire une fausse idée » que d’en délivrer l’autre.
Merci donc pour votre réfutation, même si, …
Même si, et c’est vous qui le dites, « Le ton employé vous paraîtra peut-être plus incisif, plus engagé, plus… irrité qu’à l’habitude ». Relisez donc Platon, la fièvre n’aide guère à penser ni à trouver le chemin vers le juste et le vrai.
Même si, et c’est vous qui le dites encore, vous voulez nous installer dans ce camp des « adversaires » [« J’ai longuement hésité à rédiger cet article. Les acteurs engagés dans le champ de la prévention précoce et de la lutte contre les inégalités, ceux en tous cas soucieux de l’évaluation et des données probantes, partisans des approches issues de la psychologie cognitive et comportementale ou de la psycho-éducation (pour l’écrire vite), ont tendance à penser qu’il est inutile voire contre-productif d’accorder trop d’importance à leurs adversaires (auto proclamés) qui, depuis plus de dix ans, s’opposent systématiquement aux expérimentations de terrain et crient à la stigmatisation dès qu’il est question d’identifier des facteurs de risque et de chercher à compenser des inégalités de départ. »].
Quelle idée, curieuse et saugrenue, de requérir notre opposition quand nous ne cherchons qu’à respecter forme et esprit socratique, faire œuvre d’éducation critique en prenant le temps d’informer précisément le public – parents, professionnels, décideurs institutionnel et politiques – sur ce programme ! Quelle volonté, persévérante et épuisante, de vouloir partager le monde, pardon, le déchirer, en posant d’emblée qu’il y aurait « deux visions du monde, deux conceptions antagoniques sur des enjeux de société fondamentaux ». Vous ajoutez, péremptoire, « inconciliables », clivant résolument le monde de la petite enfance : « la psychanalyse versus la psychologie scientifique, les neurosciences et l’approche comportementale, la prévention “prévenante” versus la prévention “prédictive”, l’approche universelle tendance égalitarisme versus l’universalisme proportionné tendance équité ». Et vous ne cessez de pousser le bouchon de plus en plus loin en faisant s’affronter ceux qui « par crainte de stigmatisation », « nient le problème », ont une « confiance limitée dans les professionnels », « ergotent sur les 30 millions de mots de Hart et Risley* », « confondent volontairement la probabilité et la prédiction », font dans « le cliché », savent « voir la paille dans l’œil de son voisin avant de voir la poutre dans le sien », … et les autres, comment les qualifier, si ce n’est à l’opposé exact de tous ces appositifs, en gros et pour faire vite, rejouons la querelle des anciens contre les modernes et pourquoi pas des bons contre les méchants.
Pourtant, ne sommes-nous pas tous conduits par le même intérêt, celui, souverain, de l’enfant ? Ne partageons-nous pas les mêmes engagements, ceux de faire un monde plus serein, plus bienveillant, plus intelligent, pour les enfants, mais aussi leurs familles et les professionnels qui les accompagnent ? Nous sommes intimement persuadés que nous concilions les uns et les autres ces valeurs et ces élans, pourquoi dès lors dresser ces procès d’intention plus que d’argumentation, simplifier outrageusement les références et développements des auteurs de cet ouvrage, voire les caricaturer plutôt que les critiquer « raisonnablement » ?
Tout ceci s’apparente en fait bien peu à la réfutation évoquée, qui nous tirerait et vous et nous, plus haut, nous pousserait à penser en commun et à avancer ensemble. Faut-il inévitablement qu’il y ait de « l’inconciliable » entre nous ?
Parce que, sans vouloir vous prêter des intentions inavouables, admettez que c’est quand même un peu fort, juste oublier de rappeler, dans votre « long article », que cet ouvrage livre les seules évaluations à ce jour scientifiquement menées sur le programme Parler bambin (qui n’a donné lieu, vous le confirmez, qu’à un seul article dans une revue scientifique** et, c’est vous qui l’écrivez, « l’argument le plus pertinent » de notre livre réside en ce fait que « “Parler bambin” n’a jamais vraiment fait la preuve de son efficacité »), ce qui est quand même un peu capital, d’autant quand vous affirmez « répondre, de la façon la plus étayée possible ». Vous auriez pu dire quelque chose de cette recherche***, non (enfin, un peu plus que votre exclusif « Dans un autre chapitre, la chercheuse Agnès Florin, qui a dirigé l’étude réalisée lors de l’implantation de Parler Bambin à Nantes, insiste sur la question du bilinguisme » – subtile façon de dire quelque chose en taisant l’essentiel. Oh ! Excusez notre élan, vous dites bien au final l’indispensable et décisif, à la fin de votre article, à savoir qu’« une autre étude menée à Nantes n’a pas permis de montrer des résultats probants concernant les enfants ») ? Vous avez préféré reprendre et développer nombre de travaux qui valident certaines des positions des soutiens de “Parler bambin”, mais sont en fait très extérieurs à ce programme.
Dommage de ne pas avoir exercé l’intégralité (et l’intégrité aussi !) de votre travail journalistique, et de l’avoir anglé de façon si partisane sur tout autre chose que l’acquisition et la retranscription d’une information, vérifiée, validée, argumentée voire débattue. Votre web magazine « dédié au développement de l’enfant, la prévention précoce, l’accompagnement à la parentalité, avec une attention toute particulière portée à la lutte contre les inégalités » sait traiter, de manière « fouillée et incisive, surtout pas lénifiante » des sujets fondamentaux, le programme “Parler bambin” mérite mieux que ce recyclage d’infos voire d’éléments de langage qui tourne en boucle aujourd’hui, sur le net et dans la presse, sans avoir été vérifiés ni critiqués.
Ouvrez donc à Gynger la réflexion, nécessaire, et la controverse, même tonique, sur les questions cruciales qu’un tel programme soulève. Nous serons alors à vos côtés pour débattre. Mais ne comptez pas sur nous pour alimenter une artificielle conflictualisation du monde entre les pour et les contre, les nouveaux édiles de la Science et les représentants rétrogrades de l’histoire ancienne (Comment dites-vous, en citant Piaget, Wallon, Dolto, Pickler, « depuis ces éminents théoriciens, le temps a passé, la société évolué, la recherche progressé et les données scientifiques avec ». Est-ce à dire que le salut est dans la seule nouveauté et qu’il faut jeter avec l’eau du bain tous les grands chercheurs, tous ceux qui ont construit l’enfant d’aujourd’hui, qui lui ont donné sa place en ce monde et qui nous ont engagés à être attentifs à son développement et ses besoins ? Nous ne vous ferons pas l’affront de croire que vous casez Freud, Winnicott, Spock, Brazelton, Rousseau, Montessori, Bowlby, Stern, et tant d’autres dans la catégorie des has been !).
Cependant comptez sur nous pour continuer notre travail de pensée (oui, nombre des signataires de cet ouvrage ont quelques dizaines d’années de pratiques et de recherches reconnues en ce champ de la petite enfance, vous pouvez au moins leur accorder cela !) engagée et militant (oui, nombre des signataires de cet ouvrage ont été présents ces dernières années sur des fronts multiples, pour défendre et convaincre, pour analyser et débattre, quand des projets, des décisions, des inquiétudes se faisaient jour autour de leur domaine d’expertise). Et s’il vous plaît ne reprenez pas à votre compte cette antienne que les zélateurs de “Parler bambin” utilisent à l’envi sur les réseaux sociaux ces derniers temps, que ceux qui critiquent ce programme n’accordent pas de confiance aux professionnels de la petite enfance qui le mettent en œuvre (on lit dans votre texte que nous jugerions les « professionnels de terrain » « incapables de conduire des interventions aussi bienveillantes et respectueuses qu’elles seraient efficaces et qu’aucune formation, jamais, ne leur permettrait de trouver les mots justes ». On lit ailleurs que nous serions « dédaigneux » à leur égard). Cela frise l’offense.
Nous savons que Gynger « a à cœur de proposer des contenus de qualité à forte valeur ajoutée ». Nous sommes vraiment désolés de constater que ce « long article » que vous proposez sur le programme “Parler bambin” ne réponde que très partiellement à cette exigence. Mais peut-être n’est-il pas trop tard pour le reprendre et nous sommes à votre totale disposition pour vous apporter quelques-uns des éléments que nos travaux de recherches ont tenté de mettre en lumière dans ce livre. Nous vous remercions en tout cas de l’attention, certes partiale et peu objective, que vous lui avez porté et du temps que vous avez pris à le commenter.
Très sincèrement,
Patrick Ben Soussan et Sylvie Rayna
Ps : Nous avons ouvert cette réponse par une citation de François Nourissier, grand écrivain français, membre de l’Académie Goncourt, en clin d’œil au titre de votre article, qui qualifie d’histoire française, cette « réfutation » du programme “Parler bambin”. Comme si ce genre de débat était très, comment dit-on « franchouillard », soit petit, sans intérêts et méconnaissant la dimension universaliste de la Science et du Progrès … Là encore, vous poussez, non ? Quelle ardeur dans l’opposition incessante entre termes, pratiques, théories, projets, … Nourissier lui aussi fait dans l’opposition, entre « confession et invention », « artifice romanesque et aveu ». Y aurait-il beaucoup d’artifice et de romanesque dans votre article, là où nous avons fait effort dans notre livre de sincérité et de loyauté ?
*Rappelons que ces deux auteurs ont conclu dans leur étude, à ce jour intégralement et radicalement réfutée par la communauté scientifique, qu’un enfant de 3 ans, dans un milieu défavorisé, aurait entendu trente millions de mots de moins qu’un enfant de 3 ans dans un milieu favorisé.
HART, B. ; RISLEY, T. 1995. Meaningful Differences in the Everyday Experience of Young American Children, Baltimore, Brookes Oublishing.
**ZORMAN, M. ; DUYME, M. ; KERN, S. ; LE NORMAND, M.T. ; LEQUETTE, C. 2011. « “Parler bambin” un programme de prévention du développement précoce du langage ». ANAE, 112-113, p. 238-245.
***NOCUS, I. ; FLORIN, A. ; GUIMARD, P. ; LACROIX, F. ; LAINÉ, A., 2018. « Evaluation d’un dispositif d’aide au développement du langage dans des multi-accueils municipaux. Discussion d’une absence d’effets », Devenir, 30(2), p.147-173.
Et pour consulter le rapport final de cette recherche-action menée à Nantes de 2013 à 2016 : http://cren.univ-nantes.fr/accompagnement-evaluation-dun-dispositif-daide-developpement-langage-multi-accueils-municipaux-de-ville-de-nantes/
Brève réponse à la réponse
Ce texte a été publié dans son intégralité, tel que je l’ai reçu. Je réponds sur trois points.
Le premier concerne l’accusation qui m’est faite de « simplifier outrageusement les références et développements des auteurs de cet ouvrage, voire les caricaturer plutôt que les critiquer « raisonnablement ». Je crois au contraire avoir pris la peine de citer de nombreux extraits de ce livre (avec pour conséquence l’extrême longueur de l’article) et d’avoir fait l’effort d’y apporter des nuances ou une contradiction nourries de références. Donc raisonnables.
Le deuxième point tient dans cette phrase : «le programme “Parler bambin” mérite mieux que ce recyclage d’infos voire d’éléments de langage qui tourne en boucle aujourd’hui, sur le net et dans la presse, sans avoir été vérifiés ni critiqués.» Le recyclage dont il est ici question consiste, notamment, en une lecture très régulière d’articles scientifiques suivie de façon tout aussi régulière d’entretiens avec leurs auteurs, un travail de traduction et de synthèses de revues de littérature ou de méta-analyses, des compte-rendus de colloques scientifiques, des interviews quasi hebdomadaires de chercheurs, praticiens, cliniciens, acteurs de terrain.
Le troisième point renvoie à la note de bas de page suivante concernant l’étude de Hart et Risley : « Rappelons que ces deux auteurs ont conclu dans leur étude, à ce jour intégralement et radicalement réfutée par la communauté scientifique, qu’un enfant de 3 ans, dans un milieu défavorisé, aurait entendu trente millions de mots de moins qu’un enfant de 3 ans dans un milieu favorisé.» J’ai pris la peine d’évoquer longuement cette étude dans l’article, sans visiblement réussir à convaincre les auteurs. Je répète donc ici, en le résumant, ce que j’ai écrit précédemment. L’étude de Hart et Risley est certes toujours discutée, et GYNGER s’en est encore fait l’écho récemment, mais elle n’a pas été « intégralement, radicalement » ou définitivement réfutée. Si l’étendue du fossé est en effet régulièrement nuancée, le constat global d’un fort différentiel de langage entre les enfants des milieux aisés et les enfants des milieux défavorisés, ainsi que l’incidence de ce différentiel sur la reproduction des inégalités, relève bien d’un consensus scientifique.
Gaëlle Guernalec Levy, fondatrice et responsable éditoriale