La Société Française de Santé Publique vient de clore une série de trois séminaires sur un thème passionnant : comment soutenir la parentalité contre les inégalités sociales de santé ? Nous avons rendu compte des deux premières sessions, l’une en septembre 2016 sur la définition des concepts et des enjeux, la deuxième en janvier 2018 consacrée aux moyens d’action. La troisième et dernière journée a eu lieu le 8 novembre dernier, et traitait de la question éthique : parentalité et inégalités sociales de santé : quels termes du débat éthique ? Nous y étions.
« De quoi j’me mêle ? » Cette question rhétorique aura servi de fil rouge à la journée organisée par la Société Française de Santé Publique sur le soutien à la parentalité comme levier de réduction des inégalités sociales de santé.
« La santé ça se fabrique très tôt, rappelle Pierre Lombrail, l’ancien président de la SFSP, en ouverture de la journée. Les inégalités de santé et sociales frappent dès l’enfance. Les deux vont généralement de paire et vont interférer avec la constitution d’un être qui sera épanoui à l’âge adulte.» Ceci étant posé, il faut compter avec « des enjeux éthiques majeurs ». « Intervenir sur la parentalité c’est intervenir sur le projet d’autres que nous qui ont leur libre arbitre, qui ont des représentations, pose Pierre Lombrail. Intervenir sur l’accompagnement c’est arriver avec des normes, un projet pour l’autre. Dans quelle mesure est-ce imposer une norme dominante par rapport à d’autres tout aussi respectables ? Au nom de quoi ? De quelles preuves ? La santé publique aurait la tentation d’inciter fortement à l’adoption de bonnes réponses dont personnellement je pense qu’elles n’existent pas. Les réponses sont toujours à trouver en fonction des meilleures connaissances du moment, toujours adaptées à des situations particulières. » Il évoque ensuite les inégalités sociales et territoriales avec la « diagonale du vide ». Puis les inégalités en matière d’accompagnement à la parentalité. « « De quoi j’me mêle ? », poursuit-il. Ce sont des questions intimes. Au nom de quel principe, de quelles données sur l’efficacité ? Qui laisse-t-on sur le côté ? Comment faire pour identifier sans stigmatiser ? Qu’en pensent les familles, qu’ont-elles à nous apprendre ? »
A la source de l’éthique
En début de matinée Bernard Benattar, philosophe spécialiste des ressources humaines, a pour mission de poser le sujet avec une introduction sur l’éthique. « Quand un enfant dit « j’ai le droit », il commence à être philosophe, même si on lui répond « non », commence-t-il dans un sourire. La philosophie est l’affaire de tout un chacun, y compris des enfants. » Il poursuite : « L’éthique nous oblige à ne pas rester indifférent. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas. C’est Levinas qui dit « la rencontre de l’autre nous rend responsable de l’autre ». Mais jusqu’où, dans quel domaine, dans quel cas ? (…) De quoi parle-t-on quand on parle d’éthique ? La morale commande, « tu dois », l’éthique recommande, « tu peux ». Quand réfléchit-on les principes moraux qui nous gouvernent ? Il s’agit de réfléchir ensemble à la hiérarchie des valeurs avec lesquelles nous nous conduisons. » Bernard Benattar évoque des valeurs supérieures à d’autres. Et raconte l’exemple donné par Jankelevitch : cacher quelqu’un dans son coffre et mentir au passer d’un barrage de la Gestapo. Le fait de sauver la vie vaut plus que la transgression morale du mensonge. Mais il est difficile d’éviter les dilemmes, les conflits de valeurs. Et de donner un autre exemple, celui d’un film qui narre la relation d’un père et de son fils, tous les deux policiers. Le père, lui, est un « flic ripoux ». Lorsque le fils clame : « je vais faire mon devoir ». Le père répond : « lequel, celui de fils ou de flic ? »
Pour Bernard Benattar, « l’éthique partagée, négociée, discutée c’est penser ensemble à quoi ça rime de privilégier telle valeur, c’est réévaluer nos principes à l’aune de notre expérience ». Avec cette question essentielle : « Comment passer du réflexe moral à la réflexion ? »
Soutenir, accompagner, cheminer avec : quels mots pour dire quoi ?
« Parfois, plaide le philosophe, il faut s’arrêter pour réévaluer ses réflexes. Que signifie accompagner l’intégration des règles ? » Sur la parentalité, « avec quel mot on a envie de qualifier pour faire ressource vers ceux qu’on accompagne ? » Dans la salle, une voix évoque la notion de « poche parentale » de Jean-Luc Tournier. Bernard Benattar reprend sur la définition de la parentalité : « Est-ce une fonctionnalité ? Pas seulement, une présence, de l’amour. » Il faut selon lui évoquer le fait que s’occuper des enfants n’est pas seulement l’affaire des parents. Depuis quelques années on a porté le message que « les parents sont les premiers éducateurs ». « C’est très récent, assure-t-il. Cela s’oppose à une époque où on disait l’inverse : c’est la société qui a cette responsabilité. » Une enseignante s’exprime : « Je sens bien que je ne vais pas me substituer au parent. Mais ma mission numéro un c’est d’éduquer des citoyens. Aujourd’hui on est dans cet équilibre : sans vouloir prendre la place des parents, on forme des citoyens. Il y a bien un enjeu d’éducation. On considère de plus en plus qu’on contribue à la parentalité. » « C’est un choix éthique, résume Bernard Benattar. Beaucoup de professionnels se sont réclamés de l’instruction plus que de l’éducation. »
« Se sent-on chargé d’instruire les parents, de les éduquer, les rééduquer ? Poursuit-il. Il faut revenir sur le mot « accompagnement ». C’est souvent un gros mot, un mot valise, très usité. Il faut le redéfinir. Quelle est la dimension éthique de ce mot ? Il est paradigmatique. Il vient s’adosser à des valeurs antérieures qui guidaient les actions. L’assistance, le suivi, le contrôle, le soutien puis l’accompagnement. Dans “accompagnement” il y a une absence de hiérarchie entre celui qui accompagne et celui qui est accompagné. Accompagner veut dire cheminer avec. Ca connote immédiatement la tentative d’égalité. Parler d’égalité : c’est dans ce sens que j’ai envie d’aller sans que ces valeurs soient normatives. On peut dire :” je te montre le chemin. Une autre éthique serait je ne sais pas où on va mais je fais le chemin avec toi “. C’est une histoire de compagnie : tenir compagnie. Un travailleur social, un accompagnateur patenté veut-il bien tenir compagnie ? Parfois à deux il y a du courage, de l’encouragement né du fait d’être deux. On peut révéler l’autre à lui-même. Levinas parle de l’éthique de la caresse. On ne sait pas où on va mais on ne reste pas indifférent. On chemine ensemble. »
Les valeurs qui sous-tendent les interventions en santé
Bernard Benattar enchaîne sur l’autre partie de l’équation : la santé. Qu’est-ce que la santé ? Un bien être physique, mental et social. Dans la salle quelqu’un ajoute « spirituel et sexuel ».
D’autres réagissent : « Non ! Ce n’est pas dans la définition de l’OMS ». Bernard Benattar cherche le consensus : « En tous cas c’est polysémique. Si avoir la santé c’est avoir tout ça, il est possible que personne ne l’ait vraiment.»
Autre question : « Que vise-ton ? » « Pour un enfant on vise un capital, résume l’intervenant. On pense développement, avenir. Qu’est-ce qui est bon pour plus tard ? Qui décide ? Quels sont les critères ? Evidemment que la science médicale, la science positive, est première. Mais même là on n’est pas tous d’accord. Il y a quand même plein d évidences, plein de normes incontestables. On est suffisamment aveuglés pour ne pas être capable de prendre en compte le référentiel de l’autre. On a des critères objectifs. Fait-on appel à des références objectives ou fait-on appel au discernement, au jugement, à l’intuition ? Qu’est ce que c’est accompagner des parents dans éducation ? S’agit-il de leur transmettre des références objectives, des codes sociaux ou bien ce serait les aider à être en contact avec leurs enfants ? »
Dans la salle quelqu’un réagit : « Je suis frappée de notre langage. Il y a des mots qu’on n’a toujours pas dits. Nous tous nous devons être proches dans une certaine durée. Actuellement nous sommes des étoiles filantes. Ce n’est jamais le même professionnel qui va dans la famille. On est interchangeables. Les parents connaissent 80 travailleurs sociaux. Il en faut un ou deux qui les connaissent. »
« C’est la question de la relation intersubjective de sujet à sujet, rebondit Bernard Benattar. On permet l’attachement. A quel moment l’autre devient-il une personne, même digne d’être mon ami ? Dans les écoles on prône la bonne distance, en permanence. Cette histoire prend du plomb dans l’aile. C’est quoi la bonne distance ? Maintenant on fait l’inverse, on prône la bonne proximité. Il y aurait une norme de rapport à autrui comme il y aurait une norme du rapport à autrui dans la relation parentale. Les professionnels sont mis en tension. Ils doivent se débattre avec ça. Il faut repenser à nouveau, ou sans cesse, la proximité ou la distance avec l’autre. »
Dans le public, quelqu’un propose de remplacer la caresse de Levinas par le concept d’empathie.
« L’empathie est-elle notre commune humanité ? Interroge Bernard Benattar. C’est le début de l’éthique. L’empathie des pros est plus technique. L’empathie se construit-elle ? On agit au nom de ce qu’on ressent pour l’autre, pas au nom du bien ou du mal. Je sais ce qui est mal avant que j’en fasse l’expérience. Dans l’accompagnement si on n’agit que parce que c’est insupportable pour soi, ce n’est pas possible, pas possible avec tous. »
Il évoque l’éthique du « care », du prendre soin, de l’attention à l’autre (qui renvoie à l’équité),par opposition à l’éthique de la justice (qui renvoie à l’égalité). « Il faut penser les besoins de chacun différemment plutôt que de penser qu’on va s’adresser à tous également. » L’éthique minimaliste est celle qui amène à s’interroger : « au nom de quoi je vais me mêler de ce problème là ? » L’éthique maximaliste impose de la morale partout y compris dans notre chambre à coucher. L’éthique de conviction, c’est « un président qui dit « ma conviction est qu’il faut détecter dès 3 ans les possibles déviances ». « Il n’est pas sûr qu’il envisage toutes les conséquences à court et moyen terme. »
L’éthique de responsabilité nous rend « conséquentialiste », nous oblige à penser aux choix que nous faisons pour plus tard, et avec d’autres. « Parfois les deux entrent en conflit. L’éthique appliquée, elle, serait de mettre en balance, dans la situation même, les règles qu’on connaît. »
La parole des parents en situation de pauvreté
Après cette entrée en matière, une première table-ronde permet de donner la parole aux premiers concernés, les parents, représentés par des familles militantes d’ATD Quart Monde. Nathalie Victor, responsable du champ de la santé à l’association, introduit le propos. « On va reparler d’une réalité vécue, concrète, permanente. A ATD Quart Monde on ne se substitue jamais aux militants (les gens qui vivent ou ont vécu la très grande pauvreté). A ATD ce sont les militants qui ont à nous apprendre, à nous les alliés (ceux qui n’ont pas vécu la grande pauvreté mais souhaitent mettre à disposition, faire des liens). On a réfléchi ensemble, parlé ensemble. Parfois le vécu est très émotif. Excusez nous par avance d’une expression vigoureuse. »
Béatrice, jeune grand-mère, plaide d’abord pour la place des grands-parents. « On n’est pas reconnu. Quand il y a un souci de placement, on regarde le passé des grands parents (s’ils ont été placés). On est jugés et mis à l’écart. Nous avons des petits enfants placés. Mon mari, qui n’est pas le grand-père, n’est pas reconnu par les services sociaux. On a eu une petite avancée récemment, le 6 novembre. La juge nous a reconnus tous les deux en tant que grands-parents. Mais dans les services sociaux ça reste toujours « la grand mère et Monsieur ». On est deux à la maison. On a obtenu plus de visites que prévu. Deux visites plutôt qu’une par mois. La petite de six ans n’a jamais passé de vacances en famille. Comment construire notre rôle de grand parent si on ne peut pas vivre plus de temps ensemble ? Les journées se passent super bien. Mais au moment de repartir c’est dur. Ce n’est pas normal que ça se passe tout le temps comme ça. Ce serait bien qu’on fasse plus confiance aux grands-parents même si on n’a pas été de super parents. On a évolué dans notre vie. Quand j’étais mère, j’étais tout seule, la situation n’était pas facile. Depuis j’ai rencontré quelqu’un, j’ai une vie stable. Je formule la proposition suivante: qu’il y ait davantage de dialogue avec les services sociaux.»
De l’adaptation des normes au contexte
Oriane prend le relais pour évoquer le vécu des enfants en situation de pauvreté. « Je n’ai jamais vu la différence entre riches et pauvres sauf au collège. Au moment de noël. Les enfants riches nous disent « j’ai eu ça comme cadeau ». Nous on a eu des petites bricoles. Je ne m’en suis jamais trop plaint. On a l’amour de nos parents. Il y a juste eu un moment où on a commencé à faire des bêtises avec mon frère. Ma mère a demandé un éducateur. Ca s’est super bien passé. Il y avait de la confiance entre nous. Ma proposition : qu’une confiance s’installe avec la famille. Ma nièce a un éducateur mais ça se passe beaucoup moins bien. La confiance n’est pas là.»
Pour Nathalie Victor « les dissensions entre famille et éducateurs sont encore plus insupportables pour les enfants ». « Dans une intention louable d’aider les familles les enfants sont un sujet d’engueulades entre parents et travailleurs sociaux, ce n’est pas gérable. La situation s’aggrave du fait des dissensions. Il faudrait que les gens puissent s’entendre, que les adultes se comprennent autour les enfants.»
Une troisième militante ATD, Micheline, enchaîne, s’adressant aux travailleurs sociaux présents. « A l’école on vous formate avec des normes. Après vous appliquez vos normes sur les familles que vous accompagnez. Elles sont belles sur le papier. Mais pas toujours bonnes. Il n’y a pas de prise en compte des contraintes des familles, de leur façon de vivre, de leurs habitudes. Le déséquilibre s’installe. On ressent une imposition. Une contrainte de plus. Vous pensez à vos normes et fiches de poste. Mais si la personne à qui on le demande ne peut pas le faire, alors il y a du déséquilibre.» Elle préfère l’expression « tenir compagnie » ou « compagnonnage » à « accompagnement » qui sous-entend l’incapacité de la personne.
Nathalie Victor vient en appui des propos de Micheline : « Je vous mets au défi de savoir nourrir une famille quand on a des revenus extrêmement réduits. Les conséquences sur la santé d’une mauvaise alimentation pour des gens qui ont 50 euros dans le mois pour se nourrir: ça met en colère, ça détruit, c’est contre-productif. Les travailleurs sociaux sont formatés, formés avec des référentiels. Nous approuvons évidemment les données de la science. Mais le travail à ATD permet de se déformer avec les réalités. Tout est affaire de circonstances, de situation. Il n’y a pas de réflexe à avoir automatiquement.»
Soutenir la parentalité des parents porteurs d’une déficience intellectuelle
C’est ensuite Valérie Devestel, responsable du service d’aide à la parentalité « Les papillons blancs » qui prend la parole. Ce dispositif est destiné aux parents porteurs d’une déficience intellectuelle.
Il existe très peu de services dédiés à ces parents pourtant de plus en plus nombreux. La conséquence étant que la plupart des enfants sont placés. Ce dispositif innovant est financé par la direction enfance famille du département du Nord. Les familles sont accompagnées jusqu’aux six ans de l’enfant, avec des actions collectives, de la « paire-aidance ». La priorité est d’accompagner les parents avant d’accompagner le handicap. Valérie Devestel insiste sur la notion de libre adhésion. « On part du besoin et des demandes des parents. On n’a pas de schéma tout fait. On part des compétences parentales. » Elle insiste sur la nécessité de partenariats. « Nos services sont des facilitateurs. L’idée est que tous les services de droit commun soient accessibles. On facilite les relations entre les familles et les services, on travaille sur les réseaux secondaires. Il faut favoriser le soutien de l’entourage, être proches mais ne pas créer de dépendance. » Un partenariat a ainsi été noué avec la maternité de Roubaix, avec l’édition d’un livret de maternité compréhensible.
Valérie Devestel insiste : ce qui est important c’est le sur mesure. « Avec ce public les compétences s’accroissent au fil du temps. Plein de compétences émergent, sur l’autonomie, sur l’accessibilité, la compréhension. Toutes les difficultés mises en avant sont celles que tout parent peut rencontrer.»
Indulgence pour les parents versus prise en compte des besoins de l’enfant
Au cours des échanges, les participants reviennent sur la situation de Béatrice, qui ne parvient pas à obtenir que son mari soit considéré comme le grand-père des petits-enfants, et qui a le sentiment de ne pas être reconnue dans son rôle de grand-mère en raison de son histoire passée avec les services sociaux. Dans le public, une professionnelle cite Robert Badinter : « Il y a un droit universel qu’on ne peut pas retirer à l’être humain c’est celui de s’améliorer. J’ai l’impression qu’on vous en veut de votre parcours de mère et que vous n’avez pas le droit d’être une bonne grand mère.» Sur la scène, Micheline acquiesce : « On a un casier judiciaire social. »
Bernard Benattar remarque qu’on peut se positionner selon deux proverbes qui proposent deux visions de l’être humain: « Il faut bien que jeunesse se passe » ou « qui vole un œuf vole un boeuf ».
Pour Nathalie Victor d’ATD Quart Monde, « tisser de la confiance dans une relation asymétrique ça veut dire accepter la prise de risque, prendre le risque de dire « oui ». » « Ce qui s’apprend avec l’expérience c’est accepter la prise de risque. Tous les référentiels sont faits pour blinder le risque. Ca nécessite de se décentrer, d’accepter de retrouver de l’humain plutôt que du référentiel. Des jeunes mères, isolées, dépendantes… On accumule des points d’entrée. Pourquoi ? Toutes les jeunes mères n’ont pas besoin ? » C’est bien évidemment sur ce type d’assertion que se cristallisent les désaccords en matière de protection de l’enfance. ATD milite pour la prise de risque et critique la perte de subjectivité des professionnels induite par le recours à des « référentiels », quand de l’autre côté de la ligne, certains experts ou observateurs de la protection de l’enfance estiment eux que lorsque le risque est pris, il l’est souvent au détriment de l’enfant et que les référentiels, les outils scientifiquement validés, manquent justement aux professionnels pour fonder leur regard et leurs décisions sur des éléments tangibles, pour se préserver des conflits de loyauté.
Quant aux jeunes mères isolées et dépendantes, elles ont indéniablement, statistiquement, davantage besoin d’être aidées. Ce n’est pas les stigmatiser que de le poser. Ce que dira d’ailleurs une professionnelle de santé publique présente dan la salle : « On parle de déterminants de la santé et de la nécessité d’agir. Il y a des différences entre le déterminisme social et les facteurs de risque. » Elle enchaîne avec une question qui nous semble cruciale : « Comment peut-on se mettre en situation d’agir alors qu’il n’y a pas forcément de demande mais qu’il y a une difficulté ? Comment ce que je fais produit de l’humiliation ou du renforcement de la capacité d’agir ? »
Une autre propose : « Il faut chercher à créer un espace commun où tout le monde peut se parler, où vous, familles, pouvez dire le maximum et où le professionnel peut tout vous dire, en remettant au centre les besoins de l’enfant.»
Les programmes evidence-based, artillerie lourde là où il faudrait de la dentelle ?
Voilà pour la première partie de cette journée. L’après-midi a permis de creuser les problématiques abordées précédemment, avec cette question centrale, « l’éthique est-elle soluble dans l’efficacité », autre façon de formuler le « de quoi j’me mêle ? ». Comme le pose Bernard Benattar : « Quand on recherche l’efficacité dans l’accompagnement à la parentalité, est-ce qu’on perd de l’éthique ? »
Sur l’estrade notamment, côte à côte, Xavier Briffault, sociologue, chargé de recherches au CNRS et Enguerrand Du Roscoat, psychologue, responsable de l’unité Santé mentale chez Santé Publique France. Ce binôme intrigue d’entrée de jeu dans la mesure où l’on sait que l’un a refusé d’évaluer un programme porté par l’autre (le Strenght Families Program, dont nous avons déjà parlé). Ce que raconte d’ailleurs volontiers Xavier Briffault, invité à s’exprimer en premier.
«Vers 2010, l’INPES m’a demandé d’évaluer l’implication et l’efficacité d’un programme de bonnes pratiques parentales américain, SFP, conçu il y a 30 ans pour accompagner les mères toxicomanes en centre de désintoxication. J’ai dit que je préférais ne pas l’évaluer. J’ai trouvé dans le contenu des choses qui me posaient problème.» Pour résumer ses réticences, le sociologue fait appel à la fable de La Fontaine « l’ours et l’amateur des jardins », dans laquelle un ours, pour tuer une mouche importune qui s’est posée sur le visage d’un homme somnolant, lance une pierre au visage de l’homme et ce faisant le tue. La morale de la fable assène que « rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ; Mieux vaudrait un sage ennemi.» Autre façon de dire que les meilleurs intentions du monde peuvent conduire à de grandes catastrophes.
Citant le philosophe Vincent Descombes, Xavier Briffault pose que « l’ours est un mauvais raisonneur parce qu’il a oublié qu’il n’était pas en charge d’une fin unique mais d’un ensemble complexe et diffus de fins. » « L’éthique est une question de système de valeurs. C’est une façon d’ordonner des valeurs entre elles. Le système de valeurs de la société doit il être subordonné au système de valeurs de la santé publique ? »
Plusieurs aspects l’ont profondément dérangé dans les préconisations du SFP, l’insistance avec laquelle le programme (très comportementaliste) veut amener le parent à ignorer ostensiblement l’enfant en cas de conduite indésirable. « Dans le SFP il y avait tout un volet de prévention des usages de l’alcool chez les enfants. L’effet prouvé est que chez un enfant sur 9 il y a un décalage de 4 ans de la première consommation d’alcool autorisée. Faut-il, doit-on, a-t-on le droit de proposer un programme massivement structurant des comportements parentaux, au motif qu’ils décaleraient de 4 ans chez un enfant sur 10 la consommation d’alcool ? Alors que les contenus des programmes sont intrinsèquement problématiques. »
Plonger dans la boîte noire des programmes pour mieux les adapter
Enguerrand du Roscoat doit donc enchaîner sur ce fameux programme, après ce préambule en forme de chausse-trappe. Il rappelle le contexte : « A l’époque on voyait émerger la question des données probantes en santé publique. Les démarches de prévention conduites sur les territoires faisaient l’impasse sur l’évaluation. C’était compliqué de faire le bilan de l’efficacité de ces interventions. On a commencé à faire un plaidoyer pour développer l’évaluation. A l’époque les programmes étaient des boîtes noires. Quand on tentait de les répliquer dans d’autres contextes, on ne voulait pas changer un cheveu du programme de peur de toucher à un des ingrédients actifs. Or, les contextes peuvent être différents. Depuis on s’est intéressé aux processus, aux mécanismes en jeu dans ces programmes pour mieux comprendre ce qui produisait des effets. Aujourd’hui on adapte, on ajuste ces programmes aux modalités d’implantation. »
Il y a quelques années, Le CODES 06 s’est dit intéressé. De profondes modifications ont été apportées par le médecin chargé de l’implantation du dispositif, Corine Roehrig. Les séances sur les addictions n’intéressaient pas les parents, beaucoup plus férus d’informations sur la gestion des écrans. Les villes implantent aujourd’hui le programme via les animateurs sociaux. La ville met à disposition une salle, une nounou. 14 séances sont conduites avec une séance par semaine.
« A l’époque en littérature française on n’avait rien sur l’évaluation, insiste Enguerrand Du Roscoat. Aujourd’hui c’est devenu accepté, quasi normal. Des questions plus chaudes se posent en terme de déploiement et d’ajustement, il faut ouvrir la boîte noire, observer les programmes sur le terrain, comprendre quand ces expériences se montrent bénéfices (on interroge les familles et les professionnels), puis on déploie à plus large échelle. » Il énumère d’autres questions : ce programme étant disponible sur quelques territoires, est-ce éthique qu’il ne soit pas accessible à tout le monde ? Comment le rendre accessible à tous en conservant la qualité de mise en œuvre ? A t on le droit de s’asseoir sur efficacité au nom de l’éthique ? Qu’est ce qui peut potentiellement menacer éthique ?
Les avantages de la standardisation
Bernard Benattar rebondit avec une autre interrogation : « Mais en quoi ces programmes seraient-ils nécessaires ? Un programme signifie une uniformisation des comportements. On va appliquer les mêmes remèdes aux mêmes causes.»
La réponse de Xavier Briffault : « Pour la même raison qu’il faut que les formules des médicaments doivent être toujours les mêmes. Si au moment de la mise sur le marché, vous changez la formule d’un médicament dont l’efficacité est prouvée, il y a un problème. On maîtrise l’outil statistique. C’est un modèle médical. Dans le cas d’une intervention standardisée, manualisée, on a une indication spécifique. Il faut standardiser les problématiques, les outils, les indicateurs pour imputer causalement l’efficacité à un programme. On n’a pas d’autres moyens d’évaluer.»
Enguerrand Du Roscoat complète : « C’est la question de l’explicitation, de l’objectivation, de l’écriture de ce que je fais. Il y a des programmes très « personne-dépendants ». Il faut écrire le programme, en mettre les éléments les plus structurants. » Il donne l’exemple de la prévention par les pairs dont on sait qu’elle fonctionne bien. Certains programmes construits sur ce principe ont montré des effets contraires. Pourquoi ? Parce qu’on s’est aperçu que les pairs étaient ceux qui étaient les plus mal perçus dans l’école. Ces programmes ne fonctionnent que si certaines caractéristiques particulières sont attachées aux pairs (une sélection par le leadership). Il faut décrire de façon précise des mécanismes pour éviter de faire n’importe quoi et d’avoir des effets négatifs.
La France au milieu du guet
Pour clore cette table-ronde, la parole est donnée au sociologue Claude Martin, l’incontournable expert français sur la parentalité. Il propose un bref historique en revenant sur le néologisme « parenting » qui a l’avantage de désigner ce que font les parents alors que le terme français « parentalité » est plus polymorphe.
En tous cas, cet intérêt pour les compétences parentales remonte à loin. Ca date d’il y a longtemps. Aujourd’hui on note une porosité entre le social et le sanitaire. « On a une approche populationnelle, on s’intéresse à des groupes vastes. Dans les programmes on a ces mots clés. On conçoit qu’on intervient sur les compétences, avec une lecture comportementale de ces compétences. Contrôler l’impact s’apparente à un traitement. Il faut standardiser le traitement, les modalités de son application pour évaluer ses effets, toute chose égale par ailleurs. Dans le champs de la psychologie (ndlr il précise « d’une certaine psychologie, statistique »), on a la méthode des groupes contrôles. La réplicabilité est statistiquement validée. C’est une ficelle.»
Le sociologue évoque ensuite la particularité de la France : un des pays qui manifeste le plus de résistances. Notamment parce que les Français s’interrogent sur ce que ça produit de soutenir des parents pour qu’ils appliquent des comportements appropriés, en répétant ce comportement approprié. « Cela peut donner des parent qui deviennent schizophrènes », assure Claude Martin (ndlr: sans citer de sources).
« Mais on est obligés d’admettre que du côté des professionnels de l’intervention, derrière les programmes, il y a une vertu, reconnaît-il. Il y a un confort des interventions. Dans la clinique le cas singulier l’emporte sur le reste. Là, on a protocolisé une intervention. On sait qu’il y a des étapes.
Mais on ne peut pas importer en l’état sans tenir compte des contextes. Les nouveaux programmes ne sont pas benêts, ils font attention à la composante culturelle. On n’a pas affaire aux mêmes populations. Ce ne sont pas des programmes imbéciles, il y en a mais pas que ça. » Pour Claude Martin, nous nous situons dans « un moment intéressant, avec challenges très forts. »
Il poursuit : « D’un côté il y a la demande des parents, très grande, de trouver des solutions à des problèmes qu’ils partagent avec des générations de parents. Ils trouvent du conseil à commencer par internet. L’interlocuteur principal c’est le médecin généraliste. Les parents ne sont pas des irresponsables. Ils sont conscients de ce qu’il faut faire pour que ce soit bien fait. Il n’y a pas un parent qui ne sait pas qu’il faudrait donner plus de temps. Ils savent qu’ils ne font pas assez bien. Ce n’est pas la peine de leur répéter. L’offre est pléthorique. Le conseil aux parents c’est un marché qui ne date pas d’hier. Les programmes, c’est un marché. Ca pose des dilemmes, des questions politiques. Je ne jette pas le bébé avec l’eau du bain. Il y a beaucoup à apprendre de ces expérimentations. » Il évoque un colloque au Qatar à Doa, avec l’expression de ce marché. SFP, Triple P… il y en a toute une panoplie. « Si on les met en œuvre, il y a un copyright, ça s’achète. Ca se discute. Si on achète ça, on fait des arbitrages, on ne fait pas le reste. Donc que fait-on ? Le fait-on universellement ? Pour tous les parents ? Ciblons nous des problèmes particuliers ? Faut-il se demander quel est le problème avant de se demander quelles sont les solutions ? Tous les parents-sont-ils gênés aux entournures ? Vise-t-on tous les parents ? La condition parentale est-elle suffisamment prise en compte ? Faut-il développer des services ? Une politique d’accueil de la petite enfance ? Les programmes, en terme d’image, d’accroche, c’est bien, mais est-ce que ça pèse ? Si les parents se débrouillent sans, foutons leur la paix. De quoi je me mêle !»
Deux conceptions très éloignées du soutien aux parents
Bernard Benattar reprend le micro. « Tous les parents sont en demande de repères. La question de la prévention, de la santé publique ne touche pas seulement la transmission de savoirs faire, de connaissances mais comment corriger des comportements parentaux inadaptés ? C’est insupportable de penser reconditionner les parents mais on ne peut pas ignorer qu’il y a des comportements parentaux inadaptés pour l’épanouissement de l’enfant, son équilibre psycho-social… Quand on cherche à s’ingérer dans l’éducation des enfants, on ne peut pas seulement viser les parents mais viser l’épanouissement de l’enfant. La protection de l’enfance est une valeur supérieure. La prévention de la délinquance aussi. On vise quoi ? Veut-on un programme de correction et pas seulement d’information ?»
Xavier Briffault intervient : « ces programmes n’ont pas de modèle parental en tête. Ils ne se posent pas la question du quoi mais du comment. Avec le SFP on est dans la théorie de la récompense. Comment obtenir que l’enfant fasse ce qu’on veut ? En ignorant les comportements non voulus. Il n’y a pas d’intention de dire au parent pourquoi. On donne au parent des outils pour opérationnaliser des intentions. C’est un comportement de contrôle psychologique. Ce comportement parental produit des troubles mentaux chez enfant, on le sait. Si le programme rend les enfants sobres mais fous, c’est problématique. »
Après cette charge, Enguerrand Du Roscoat prend à son tour la parole.
« Ce programme est adapté ici par une médecin psychothérapeute systémique. On n’a pas ça ! »
Il enchaîne sur sur la question de l’universalité. « Parlons d’universalisme proportionné. Si on intervient pour tout le monde on va mettre beaucoup d’énergie pour un tas de gens qui n’en ont pas besoin. Si on cible trop, on passe à côté de gens qui ont des besoins. Dans notre offre de services de la parentalité on a des lectures, des groupes de paroles. Là on a un programmes interactifs. Ca demande beaucoup de ressources, 4 animateurs pour 10 familles, des jeux de rôle, des mises en situation. Comment proposer ça dans un services de droit commun ? Les requêtes sur la parentalité sur internet ce sont des demandes de comportements. Ces stratégies travaillées dans les programmes font l’objet d’une demande. Avec SFP, on n’a pas creusé leur vie, on a été sur du parenting. Ca leur plaît. »
S’ensuit un échange sur l’éducation au sens large. Bernard Benattar dit avoir assisté à un changement de paradigme dans l’éducation. « Mon père à moi me disait « baisse les yeux ». Moi je dis à mes enfants « regarde moi ». On a été les enfants de Dolto, de la seconde guerre. On veut s’adresser à des êtres à part entière. On ne veut pas fabriquer des gens obéissants. On veut que l’obéissance soit éclairée. On s’adresse à la raison de l’enfant. C’est un des progrès de l’époque de s’adresser à l’enfant comme un sujet raisonnable. On propose autre chose que du conditionnement. »
Enguerrand Du Roscoat complète : « Il y a la question de la causalité. Un des déterminants majeurs du bien être c’est la qualité de la relation avec les parents. Le plus intéressant dans les études longitudinales c’est qu’un des déterminants dans l’enfance des troubles psychiques à l’âge adulte réside dans la qualité de la relation parent-enfant. Concernant les modes de gestion de la famille : on est passé de modes autoritaires à des modes de négociation. Il existe un déséquilibre selon les couches sociales. Ca a été rapidement adopté dans les couches aisées, moins dans les couches populaires. Les enfants des familles plus défavorisées rapportent un niveau de soutien social des parents moins élevé. Oui il y a un mutation dans les styles de gestion de la famille mais les transitions sont plus difficiles pour certains segments de la population. »
Bernard Benattar reprend : « Un conseil que donnent beaucoup de professionnels c’est redonner du cadre. A la Protection Judiciaire de la Jeunesse on parle tout le temps de cadre. Les professionnels conservent le recours au cadre comme solution. Alors que le mouvement sociétal va vers autre chose. » Pour Claude Martin, « ça se discute ». « On doit toujours essayer de s’ancrer dans le présent et avoir une lecture générationnelle. La recherche de cadre : c’est ça qui domine collectivement. Dans l’insécurité ressentie, il y a un regain de conservatisme qui appelle du cadre et même de la poigne, une forme de violence légitime. Une nostalgie qui va avec « c’était mieux avant ». La faute de 68. Un temps présent qui a peur de demain. Il y a cette question ontologique pour nous tous tout le temps : qu’est ce qui se passe maintenant qui change la donne ? Je suis d’accord quand on évoque la qualité de la relation parent-enfant. On parle d’investissement social ad nauseam: on pense qu’il y a toute une série de dépenses justifiées par toute une série d’économies à terme. Quel est le social dans l’investissement social ? Qu’est-ce que c’est le bien être ? C’est quoi la bonne vie ? On trouve invariablement la qualité de la relation parent-enfant comme facteur majeur. C’est un problème en France. »
Dans la salle quelqu’un s’interroge sur le fait que les programmes par les pairs fonctionnent bien aux USA et pas chez nous. « Aux USA c’est normal de s’investir dans la vis sociale, moins chez nous ». Un autre intervenant revient sur l’analyse des facteurs de risque. « Il y a une dimension comportement qui est là. Les gens on peut être envie de se réapproprier leur liberté. On analyse le risque sur le plan individuel or les programmes sont transférés sur le plan populationnel. Il y a des incohérences, des contradictions. » Une autre remarque venue du public : « la parentalité Dolto a conduit à des générations d’enfants tyrans. L’accès à la liberté c’est l’accès à la responsabilité. La modèle Dolto a mis en veilleuse l’accès à la responsabilité. Le grand leurre de la méthodologie Dolto c’est le leurre de la symétrie. Ca se transpose dans le système scolaire. »
Bertrand Benattar remarque que « l’accompagnement des parents dépend d’une époque, des médias, de la consommation, accompagner c’est aussi s’occuper des influences. »
Cibler ou ne pas cibler ?
Dans la salle, Catherine Bernard, ancienne directrice adjointe de l’ARS de Guyane, s’immisce à son tour dans l’échange : « On a connaissance du fait que certains adolescents sont plus en difficultés que d’autres en raison notamment de la difficultés des relations au sein de la famille, et que c’est corrélé à des données sociales et culturelles). Il y a des questions préoccupantes. On sait que quand on a des parents avec des problèmes d’addiction, on est plus a risque. Ce n’est pas un déterminisme total. Cela ne veut pas dire que ça légitime n’importe quel mode d’intervention. Apprécier les facteurs de risque ne veut pas dire stigmatiser. Ne rien faire n’est pas éthique non plus. N’a t-on pas une responsabilité comme professionnel ou comme acteur à donner des outils, un regard ? Avoir des professionnels de qualité ne permet-il pas de réduire le sur-risque d’avoir des problèmes ? Il s’agit d’avoir une petite idée de ce qui marche. On a longtemps pensé que du moment qu’on voulait bien faire, on faisait bien. Or, il faut avoir des connaissances, des postures, un regard sur ce qu’on fait. Cela me pose problème de savoir qu’il y a des dizaine de milliers d’enfants dont les parents sont toxicos et auxquels on ne propose rien. »
Xavier Briffault répond: « On ne peut pas tout faire. On est toujours en ressources limitées. C’est le problème de l’allocation des moyens. Il ne peut pas y avoir 36 manières de comprendre un problème. » Il donne l’exemple d’un programme de réussite éducative auquel ont participé une mère et sa fille, « connues de longue date des services sociaux ». « L’enfant avait une maladie rare. La mère vivait dans une tour, avec un mari handicapé qui ne travaillait pas et la frappait. Les travailleurs sociaux étaient au fait de ces problèmes. A partir du moment où il s’est agi d’inclure cette dame dans un programme de parentalité, tous ses problèmes n’étaient plus pris en compte. Le primat de la relation parentale a pris le pas sur le reste. C’est une dérive. Les acteurs de santé publique veulent prévenir ce qui est dans leur champ. Chacun avec son indicateur va développer son programme sans avoir une vision systémique complète. Plus on va balancer des programmes comme ça, plus on va balancer des pavés. »
« Surtout que le pavé on ne le lance pas à n’importe qui, remarque Pierre Lombrail. C’est plutôt sur certains milieux qu’on va le lancer. Les programmes sont destinés aux personnes en difficultés. On veut prévenir.Les programmes s’adressent à des groupes. On transpose des programmes destinés à régler des problèmes de catégories à la population générale. Les programmes sont fondés sur des stratégies individuelles. On en oublie que c’est une affaire de politique publique.» Enguerrand du Roscoat tente de faire peser la balance dans l’autre sens : « Dans le cadre du SFP, ce sont des familles qui expriment un besoin. Il y a l’expression d’une souffrance. La visée est d’améliorer un fonctionnement, un mieux être. Il y a une mixité sociale. Sur ces familles là à la fin ça fait du réseau, les familles continuent de se voir. Il y a aussi du traitement individuel qui est fait, il y a d’autres problématiques. La question éthique, les familles en sont loin. Je n’ai pas de parts personnelles. Je peux juste dire que nos indicateurs sont au vert, avec une satisfaction des parents. »
« Terrain sensible, plein d’impensés et de fausses évidences »
Nathalie Victor, elle, estime que si l’objectif des programmes est de tendre vers la recherche du « mieux dans le meilleur des mondes », alors « on fait fausse route ». Elle liste les ingrédients à décliner quand on veut être dans l’action :
– Les personnes destinataires de l’action (populations cibles) vont elles pouvoir d’une façon ou d’une autre être acteur dans ce qui leur est proposé ? Quelle est leur marge d’action ?
– Le programme est-il utile ? Est-ce non nuisible ? Demander aux destinataires de l’action « vous en pensez quoi ? ».
– Ce qu’on va faire va-t-il tendre à réduire les inégalités sociales ?
– L’action est-elle évaluable ? C’est la question qui a le plus bougé ces 25 dernières années. On a fait de l’évaluation une tyrannie. Tout micro programme doit prouver qu’il doit accroître le capital santé, diminuer les coûts dans le futur. Mais on n’est pas dans une consommation d’action, on est dans la durée qui permet de suivre ce qu’on a fait.
En fin de journée, David Blin, Chef du bureau des familles et de la parentalité à la DGCS, revient sur la stratégie nationale parentalité pour 2018-2022, « Dessine moi un parent ».
« C’était un moment important pour l’ensemble du secteur. On a manqué collectivement d’un corps de doctrine unifié, il fallait une explicitation des objectifs de la politique et du périmètre dans le champ de la santé et de l’éducation. Ce non dit n’est pas un hasard. Il s’agit d’un terrain sensible plein d’impensés, de fausses évidences. Claude Martin le sait bien pour avoir démonté l’ensemble de ces pièges et chausses-trappes qui jalonnent l’administration de bonnes volontés. Il existe des points d’alerte, de vigilance. L’ensemble du champ du soutien à la parentalité recoupe d’autres champs (protection de l’enfance, radicalisation, prévention de la délinquance). En complément de cette doctrine partagée nous avons besoin d’une liste de vigilances, d’aides dans la façon de formuler les bonnes questions. »
Le mot de conclusion revient à Emmanuel Rusch, actuel président de la SFSP.
« Nous sommes à la fin d’un cycle de débats. La journée a été placée sous le signe du débat. L’approche par le questionnement éthique a pour vertu de mettre le doigt sur les tensions, de pointer les contradictions. On a tendance à penser que la santé publique repose sur postulat le que « c’est pour le bien d’autrui ». Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. De quoi j’me mêle ? Que produit on quand on se mêle de la parentalité ? Il faut se le demander. La fin d’un cycle n’interdit pas d’imaginer une suite. La suite sera fonction des ressources. On pourrait décliner notre réflexion autour de la parentalité et du handicap. Je rejoins les inquiétudes persistantes. Pourquoi la SFSP continue-t-elle à s’intéresser à ce sujet ? La lutte contre les inégalités sociales de santé constitue l’axe majeur de notre projet associatif. Une des missions de la SFSP est de rassembler les professionnels au sens très large de la santé et du social, parce que les interventions précoces et l’accompagnement à la parentalité sont deux stratégies efficaces pour réduire les inégalités sociales de santé. On ne peut pas construire ou accompagner la politique de santé publique sans donner la parole aux personnes principalement concernées.»