D’un côté le nombre d’adoptions à l’échelle mondiale ne cesse de diminuer de façon vertigineuse, de l’autre la gestation pour autrui (GPA) connaît un essor continu. C’est le thème d’un article de réflexion que Jean-François Mignot, sociologue et démographe, vient de publier sur le site anglophone N-Iussp, dédié à l’actualité démographique. Le chercheur a répondu à nos questions.
Pouvez-vous rappeler les raisons de l’actuel déclin de l’adoption internationale ainsi que la spécificité de la situation anglaise ?
Jean-François Mignot. Entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 2000, le nombre annuel d’adoptions internationales dans le monde a fortement augmenté, de moins de 10 000 à plus de 40 000. Mais depuis le milieu des années 2000 le nombre annuel d’adoptions internationales est en chute. Aujourd’hui, dans la seconde moitié des années 2010, ce nombre est en train de retomber sous les 10 000. Autrement dit, après une phase de forte croissance, l’adoption internationale régresse fortement depuis 2005, et ce dans tous les principaux pays d’accueil des adoptés internationaux : États-Unis, France, Espagne, Italie, pays scandinaves, etc.
Alors, pourquoi l’adoption internationale décline-t-elle depuis 2005 ? Fondamentalement, c’est parce qu’il y a de moins en moins de mineurs internationaux adoptables. En effet, la baisse de la mortalité dans les pays d’origine des adoptés internationaux réduit le nombre d’orphelins. La hausse du niveau de vie, la diffusion de la contraception et de l’interruption volontaire de grossesse, ainsi que l’atténuation du stigmate associé aux naissances « illégitimes », réduisent le nombre d’abandons d’enfants. Et la hausse du niveau de vie permet aux pouvoirs publics des pays d’origine de développer des politiques sociales et familiales d’aide aux mineurs orphelins ou abandonnés, sans avoir à recourir à l’adoption internationale. Enfin, de plus en plus de pays – aujourd’hui près d’une centaine – signent la convention de La Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale, ce qui améliore la protection juridique accordée aux enfants mais réduit encore le nombre de mineurs proposés à l’adoption internationale.
Dans la plupart des pays occidentaux, les candidats à l’adoption se sont tournés vers l’adoption internationale en raison du fait qu’il n’y avait presque plus de mineurs nationaux adoptables. Dès les années 1960 en Suède, puis dans les années 1970 en France puis plus tard en Italie et en Espagne la diffusion de la pilule et la légalisation de l’IVG ont fortement raréfié les naissances non désirées. Au Royaume-Uni en revanche, même depuis les années 1980, il y a toujours eu un nombre assez élevé de mineurs nationaux adoptables, parce que les pouvoirs publics facilitent l’adoption des mineurs nationaux maltraités, même en l’absence de consentement de leurs parents. Dans ce cadre les pouvoirs publics britanniques ont pour objectif de faciliter l’adoption de leurs mineurs nationaux adoptables, plutôt que l’adoption internationale. En conséquence, les Britanniques ont toujours très peu adopté à l’international mais ils adoptent un plus grand nombre de mineurs nationaux.
Face à ce “marché” qui se tarit, les couples infertiles seraient donc de plus en plus tentés par la gestation pour autrui ? Voit-on se dessiner un effacement des procédures d’adoption au profit des démarches de GPA ?
J-F.M. Aujourd’hui la plupart des couples occidentaux qui éprouvent des difficultés à concevoir un enfant recourent d’abord à l’aide médicale à la procréation, notamment la fécondation in vitro. Lorsque cette démarche échoue, certains se tournent vers l’adoption. Mais comme il est de plus en plus difficile d’adopter aussi bien en adoption internationale que nationale, certains couples se tournent alors vers la dernière solution qui s’offre à eux : la gestation pour autrui. Autrement dit, au fur et à mesure que l’adoption cesse d’être une option, la gestation pour autrui devrait logiquement devenir de plus en plus attractive pour les couples stériles et désireux d’élever un enfant. Ajoutons que la gestation pour autrui pourrait devenir d’autant plus attractive que, par rapport à l’adoption, elle comporte au moins deux avantages majeurs : non seulement elle permet d’avoir un nourrisson en bonne santé (plutôt qu’un enfant âgé ou malade comme la plupart des adoptés actuels), mais en outre elle permet d’avoir un enfant qui soit génétiquement lié à ses deux parents d’intention, ou au moins l’un des deux.
Ça, c’est le scénario auquel on peut logiquement s’attendre. Mais à ce jour nous n’avons pas de données empiriques permettant de démontrer qu’un nombre croissant de couples se détournent de l’adoption en faveur de la gestation pour autrui. Tout juste sait-on que si le nombre d’adoptions internationales chute, le nombre de gestations pour autrui internationales, lui, augmente. Le nombre de gestations pour autrui internationales dépasse même le nombre d’adoptions internationales, depuis 2012. Mais on manque de données statistiques fiables et comparables d’un pays à l’autre pour avoir une bonne connaissance des évolutions actuelles.
En France, la gestation pour autrui est explicitement interdite ; notre Code civil dispose que « toute convention portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d’autrui est nulle ». (ndlr : voir le témoignage que nous avions recueilli de la femme considérée dans les années 80 comme la « première mère porteuse française » et dont l’affaire entraîna l’interdiction effective de cette pratique). On ne connaît donc pas le nombre de couples de Français qui ont eu recours à la gestation pour autrui à l’étranger. Dans d’autres pays comme le Royaume-Uni, le Canada ou l’Australie la gestation pour autrui n’est autorisée qu’à titre gratuit. Mais tous ces pays ont des difficultés à empêcher leurs citoyens de recourir à la gestation pour autrui à l’étranger, dans les pays où la gestation pour autrui à titre onéreux est légale, inclus pour les étrangers : Californie, Russie, Ukraine, Mexique. Toutefois la Thaïlande a interdit en 2015 la gestation pour autrui à titre onéreux aussi bien pour les étrangers que pour les nationaux (la gestation pour autrui à titre gratuit restant autorisée pour les nationaux). De même l’Inde, qui a autorisé la gestation pour autrui à titre onéreux de 2002 à 2016 et qui était alors le principal pays d’origine des enfants nés de gestations pour autrui internationales, va sans doute interdire la gestation pour autrui à titre onéreux.
Le traitement médiatique concernant l’adoption est passé ces dernières années du récit de belles histoires après un parcours du combattant à celui des difficultés rencontrées par les familles au moment de l’adolescence des enfants adoptés. Le rapport aux origines des enfants issus de la GPA étant différent, ces enfants vivent-ils mieux leur situation ? Est-ce un argument qui pourrait plaider en faveur de la GPA ?
J-F.M. Rappelons ce qu’est la gestation pour autrui (GPA). Un couple (les parents d’intention) demande à une femme (la gestatrice) de porter pour eux un enfant qu’elle s’engage à leur remettre à sa naissance. Dans la gestation pour autrui « traditionnelle » la gestatrice était inséminée avec le sperme du père d’intention (par auto-insémination artisanale ou insémination artificielle médicale), si bien qu’elle était la mère génétique de l’enfant (ndlr: c’était le cas dans l’affaire de Patricia, qui fit la une des journaux français en 1984). De nos jours, tel n’est généralement plus le cas : la gestatrice est inséminée avec un embryon issu de la fécondation in vitro des gamètes des deux parents d’intention (gestation pour autrui intraconjugale), ou plus rarement elle est inséminée avec un embryon issu d’au moins un donneur (gestation pour autrui avec tiers donneur). Quoi qu’il en soit, la plupart des enfants nés de gestation pour autrui sont élevés dès la naissance par le couple qui les a désirés (parents d’intention), même si leur mère d’intention n’a pas accouché d’eux.
Alors qu’un enfant né de gestation pour autrui a toujours vécu avec le couple qui l’a désiré (ses parents d’intention, qui sont aussi le plus souvent ses parents génétiques), un enfant adopté a généralement été abandonné par ses parents de naissance avant d’être adopté. C’est une différence majeure, qui fait qu’on peut s’attendre à ce que les enfants nés de gestation pour autrui ne connaissent pas les mêmes troubles psychologiques que certains enfants adoptés. Mais tout cela doit être examiné de près par des recherches empiriques, que personnellement je connais mal (ndlr: voir à ce sujet notre synthèse des travaux de Susan Golombok).
Etant donné l’énorme augmentation de la demande (et de l’offre) et du « tourisme procréatif », la position pragmatique va-t-elle obligatoirement l’emporter sur les réticences éthiques ?
J-F.M. Il y a des chances que la demande de gestation pour autrui augmente, inclus de la part de couples de Français. C’est vrai. Cela dit, en France la gestation pour autrui ne cessera d’être interdite que lorsqu’une solide majorité d’électeurs y seront favorables. Pour cela, l’existence d’une « demande » ne suffit pas. Encore faut-il que les Français considèrent que légaliser la GPA serait une bonne chose, ne serait-ce que dans l’objectif d’en réserver le recours à des couples agréés.
Un argument souvent entendu veut que la gestation pour autrui marchandise, exploite et avilisse le corps des gestatrices. Or, il est peut-être utile de noter que ce n’est pas ce que disent les gestatrices elles-mêmes ! Au contraire des mères de naissance des adoptés internationaux, qui ne sont pas recrutées ni rémunérées et expriment souvent le sentiment de ne pas avoir d’autre choix que de donner malgré elles leur enfant à l’adoption, les gestatrices sont payées mais aussi spécifiquement recrutées par des cliniques pour leur bonne santé physique et mentale. Dans ce contexte, en Inde, la plupart des gestatrices conçoivent la GPA comme le choix d’un travail beaucoup mieux payé et moins dangereux que les alternatives disponibles, et qui permettra d’améliorer le niveau de vie de la famille et les perspectives des enfants. Pour les gestatrices, la GPA n’est donc ni de l’altruisme ni de l’exploitation : c’est un travail. En outre, comme la gestatrice accepte dès avant sa grossesse de donner aux parents d’intention l’enfant qu’elle porte, la séparation est émotionnellement beaucoup moins pénible qu’en adoption internationale ou nationale. Cela dit la gestatrice pourrait être accompagnée psychologiquement après la naissance, si nécessaire.
Faut-il dès lors envisager une convention internationale pour protéger toutes les parties, à l’instar de la convention de La Haye pour l’adoption ?
J-F.M. Suite au développement de l’adoption internationale et suite à plusieurs scandales impliquant des trafics d’enfants, l’adoption internationale a été peu à peu régulée par la Convention de La Haye. De même, on pourrait envisager qu’émerge un droit international encadrant la GPA internationale, dans le but d’encadrer sa pratique pour s’assurer qu’elle protège les intérêts de l’enfant mais aussi de la gestatrice. Pour protéger l’enfant à naître, peut-être conviendrait-il de s’assurer que les couples qui ont recours à la GPA pourront être de bons parents, éventuellement par le biais d’un agrément semblable à celui qui est aujourd’hui accordé en France pour adopter un mineur. Pour protéger la gestatrice, il conviendrait de s’assurer que la gestation se fait dans de bonnes conditions sanitaires et psychologiques. Enfin, comme on ignore encore largement si les enfants nés de GPA voudront connaître des informations sur leur gestatrice voire la rencontrer, on peut envisager de conserver ces informations pour permettre à l’enfant d’y accéder.