Lors du tremblement de terre de Djakarta en 2006, 70 à 80% des familles impactées ont reçu du lait artificiel. Or, le taux d’alimentation au biberon était très faible avant la catastrophe. Et ce passage au lait en poudre a accru la prévalence de diarrhées (potentiellement très graves chez les nourrissons). L’arrivée massive de lait artificiel se révèle une catastrophe car elle incite les mères qui allaitaient à ne plus le faire. Notamment parce que ces femmes soumises à des situations très angoissantes, souvent épuisées, pensent que le stress et la fatigue altèrent la qualité de leur lait. C’est faux.
En revanche, la production de lait, elle, peut se trouver amoindrie parce que le bébé, perturbé par le stress de sa mère et par l’environnement, s’agite, tète moins, entraînant mécaniquement une baisse de la production. Ou parce que la mère a beaucoup marché et a espacé les tétées. Elles sont en tous cas rapidement demandeuses de lait artificiel, qu’elles perçoivent comme la garantie d’un mieux-être pour leur bébé. Les femmes réfugiées peuvent venir de pays où l’allaitement au biberon est socialement connoté (ce sont les classes supérieures qui y ont recours) et où la boîte de lait coûte très cher. « Quand vous n’avez rien et qu’on vous offre quelque chose de valeur, vous le prenez » résume Karleen Gribble.
Le biberon, ennemi presque n°1 en situation de crise
Si l’alimentation artificielle est si problématique dans les situations d’urgence ce n’est pas seulement en négatif, parce qu’elle priverait les bébés des bénéfices intrinsèques de l’allaitement maternel mais aussi parce que les conditions d’hygiène minimale qui garantissent son innocuité ne sont pas remplies, loin s’en faut.
Le stockage, notamment après ouverture des boîtes, se révèle complexe et l’utilisation des biberons, véritables nids à microbes et bactéries quand ils ne peuvent être correctement lavés, a des conséquences dramatiques.
Karleen Gribble montre des photos de biberons laissés à même le sol dans la boue, la tétine incrustée de crasse, des petits vers blancs collés sur les parois internes. Ou encore des biberons posés en extérieur au soleil, au camp grec d’Idomeni, « pour qu’il se réchauffent ». « On distribue des biberons sans jamais se poser la question de l’absence de détergent pour les laver », déplore la spécialiste. C’est notamment pour cette raison que plusieurs ONG procèdent à des opérations « j’échange votre biberon contre une tasse ». Les tasses étant plus faciles à nettoyer donc plus hygiéniques.
Pour parer le risque de parasitage de l’allaitement maternel et assurer une meilleure alimentation des bébés, l’ANJE-U préconise de décourager les dons de lait artificiel ou de les mettre en quarantaine lorsqu’ils arrivent et même d’éviter de distribuer des produits laitiers dans les rations alimentaires en général pour éviter que ces produits ne soient ensuite redonnés aux bébés. Préconisations rarement suivies d’effets. «Quand il y a des entrepôts pleins de lait, c’est difficile de se dire qu’il faut jeter la marchandise. Les dons finissent toujours par être distribués pour ne pas gâcher. » Karleen Gribble ne dit pas que le recours au lait artificiel doit être prohibé mais qu’il doit être réservé aux nourrissons pour lesquels l’allaitement se révèle absolument impossible. « Une demande de lait artificiel n’indique pas nécessairement un réel besoin. Il faut évaluer ce besoin. Et en tous cas ne pas proposer de lait artificiel à une mère qui de facto allaite. Car non, ce n’est pas « sympa » de donner du lait artificiel à une mère allaitante. Quand elles arrivent à Calais, ces mères qui ont reçu du lait artificiel en cours de route sont devenues dépendantes et se sont retrouvées dans situation très compliquées avec des bébés souffrant de diarrhées, sans possibilité de pouvoir donner ce biberon de façon sécurisée ou de pouvoir le préparer dans de bonnes conditions ».
Soutenir les mères allaitantes
Lorsqu’elle arpente les camps ou les zones de catastrophe, Karleen forme les volontaires des ONG à l’accueil des mères allaitantes. Car en plus de recevoir une alimentation enrichie, elles ont besoin d’un réel soutien, d’un « regard inconditionnellement positif, d’une compréhension empathique, d’une sécurité émotionnelle ». S’asseoir à leur côté, les toucher si c’est approprié, donner des signes d’encouragement (hochement de tête), demander la permission avant de poser des questions, ne pas avoir peur du silence, faire des suggestions et solliciter leur avis,autant d’options proposées par Karleen. Au lieu de dire « vous devriez », préférer « beaucoup de mères trouvent que ». « Je leur dis par exemple que beaucoup de mères trouvent qu’en pensant à quel point elles aiment leur bébé, et en envisageant un meilleur avenir pour lui, le lait coule mieux. Je n’ai eu de cesse de le répéter en Grèce : «votre bébé se développe bien, vous faites un travail fantastique, vous êtes une super maman ».»