3) La formation des professionnels, permanente et diversifiée
C’est l’autre spécificité de la structure, et celle-ci aussi coûte cher : former en permanence les salariés. L’équipe de direction fait donc intervenir très régulièrement des experts, psychanalystes, ethnologues, sociologues sur des sujets ne concernant pas que la puériculture : l’érotisation du corps des enfants ou les effets de la violence conjugale sur les petits par exemple. Baby-Loup participe aussi à l’insertion des femmes, en interne, en leur permettant de suivre des formations diplômantes.
Hanane (photo ci-contre), auxiliaire de puériculture, a pu bénéficier de cette chance. Venue du Maroc en 1998, à 18 ans, elle n’a alors aucun projet professionnel. « Je ne savais pas quoi faire, je suis allée à la mission locale pour découvrir les différents métiers. On pouvait faire quatre stages différents pour voir vers quoi on voulait s’orienter. » Elle fait un premier stage de vente dans un magasin puis elle atterrit à Baby-Loup. C’est une révélation. « Je me suis tout de suite dit « j’ai trouvé ce que je veux faire. » C’est l’équipe qui m’a séduite. C’était pour moi la vraie particularité de la crèche. J’ai immédiatement été super bien prise en charge, par tout le monde, de la dame d’entretien jusqu’à la direction. Je les voyais faire des choses que j’avais envie d’apprendre. Ensuite j’ai fait un deuxième stage et Natalia m’a proposé un remplacement de six mois. J’étais très contente. Après elle m’a proposé un emploi jeune en m’expliquant que ces cinq années devaient servir à me former. J’ai commencé par le BAFA, puis j’ai fait de l’informatique, ensuite une Validation des Acquis par l’Expérience pour avoir le CAP. Natalia m’a dit : « pourquoi tu ne passes pas le diplôme d’auxiliaire ? Ca me semblait tellement incroyable, lointain. Je n’avais pas fait d’études en France. Il fallait que la volonté vienne de l’intérieur. J’ai eu le CAP et j’ai eu le concours d’auxiliaire. Maintenant je dis toujours aux jeunes « vous pouvez aller plus loin ». »
Hanane réfléchit actuellement au concours d’éducateur de jeunes enfants. « C’est une excellente professionnelle », assure Natalia. Depuis les débuts de Baby-Loup, 36 salariées sont parvenues à décrocher un diplôme.
« Mais on le fait moins, précise Natalia. Avant nous pouvions nous lancer grâce aux emplois aidés. Il y en a moins aujourd’hui. Et puis ces emplois visent un public très spécifique, des chômeurs de longue durée avec lesquels il faut faire un accompagnement social. Ces femmes étaient trop loin de l’emploi, ça demandait un énorme investissement. Leur fragilité sociale ne permet pas de leur confier de jeunes enfants. Maintenant nous prenons au minimum un CAP et quand elles sont aptes à faire mieux, on leur propose une formation d’auxiliaire. Là aussi, on nous renvoie que ce n’est pas notre boulot et que ça coûte trop cher. »
La formation est pourtant au cœur des débats sur la petite enfance, comme l’a encore récemment souligné le rapport Giampino et comme nous le disaient plusieurs responsables de structure. « Contrairement aux idées préconçues et aux caricatures qu’on en fait, ce travail auprès des enfants est très exigeant, assure Natalia. Il nécessite de la réflexion, de la pensée, de la curiosité intellectuelle, du questionnement intellectuel et la mise en question perpétuelle de nos certitudes.» D’où la colère des professionnels quand ils voient arriver de toutes jeunes filles poussées vers ces carrières par des conseillers d’orientation ou de Pôle Emploi qui pensent qu’il suffit d’être une femme pour faire une bonne employée de crèche. Natalia livre une anecdote : « Je connais un spécialiste de la formation dans notre domaine, très bon professionnel, qui l’autre jour me parlait de sa fille. Il me disait qu’elle ne voulait pas faire d’études, que ce n’était pas une « intellectuelle ». Il lui a conseillé d’aller dans la petite enfance ! C’est dire comme les stéréotypes ont la vie dure. »
4) L’accompagnement des parents au cœur de la mission
Dès ses débuts, Baby-Loup, alors installée au cœur de la cité, a considéré qu’il fallait accueillir la famille dans son ensemble et assumer une mission d’accompagnement des parents. La crèche organisait des week-ends réservés aux femmes pour leur permettre d’échanger sur des thématiques telles que « être femme aujourd’hui dans la cité et dans le monde », « la place du père et celle du mari », ou encore « la communication à l’intérieur du couple et de la famille ». Ces week-ends n’ont plus lieu. « On n’a plus d’argent pour les organiser, explique Natalia. Avant, les séminaires avec les femmes des quartiers, tout le monde trouvait ça super. Là on nous renvoie qu’on leur paie des vacances. Je me retrouve vingt ans en arrière. Je me rappelle de cet échange avec un fonctionnaire : « vous demandez de l’argent pour que les femmes papotent ». Quand des professionnels se retrouvent autour d’une table à réfléchir, c’est un séminaire. Quand ce sont des femmes du quartier, elles papotent. En fait, elles n’ont pas le droit de réfléchir.»
Natalia Baleato aura passé une bonne partie de sa vie à ferrailler, sur les grands principes, sur la liberté, sur les droits des femmes, sur la laïcité, sur l’égalité des chances mais aussi sur le choix d’une table pour la salle à manger. Et on la soupçonne d’y mettre la même énergie.
Au milieu de la pièce où les parents peuvent se poser lorsqu’ils viennent déposer leur enfant le soir pour la nuit ou le reprendre le matin, trône en effet une table classique, à hauteur d’adulte. L’idée est que les parents puissent partager un repas avec leur enfant le soir ou le matin. « Ca permet les échanges, note Natalia. Dans un monde idéal on devrait toujours faire comme ça à la maison, partager un repas. Les parents sont pressés. Une maman me disait « je n’ai pas le temps de rester, je dois aller travailler ». Je m’arrange pour faire comprendre que peut-être elle peut partir un peu plus tôt de chez elle pour partager ce temps là ici avec son enfant.»
Pour obtenir le droit d’installer cette table dans la partie des locaux où sont accueillis les enfants, il a fallu négocier sec avec le service de tutelle. Les normes de sécurité imposent que le mobilier amovible soit à hauteur d’enfant. « J’ai dû expliquer qu’il s’agissait d’accompagnement à la parentalité. Pour eux c’était la première fois qu’on leur faisait une telle demande. Tout est cloisonné, réglementé. On plaide toujours la sécurité. Mais pour un enfant, un environnement ultra sécurisé ne lui permet pas d’apprivoiser l’espace avec son corps.»
Cet accompagnement des parents fait partie de l’ADN de la structure. Et quand Natalia en parle, on comprend bien qu’il s’agit d’un travail de dentelle.
« Evidemment, il ne faut pas être dogmatique. Mais on doit quand même s’interroger sur les valeurs que la société transmet aux citoyens. Et l’accueil collectif est un lieu de transmission de ces valeurs.» Les situations sont toujours singulières. Natalia repense à cette maman focalisée sur l’alimentation et le transit de son enfant, qui, lui, bien sûr, résiste. « Comme la maman insiste beaucoup sur cet aspect, les professionnels se sentent contraints d’être eux aussi très attentifs. C’est la sacro-sainte parole des parents et encore plus de la mère. Du coup, tout le monde est obnubilé par les fesses de l’enfant (a-t-il fait caca?). Notre rôle est de décaler le regard du parent, de le mettre dans une autre perspective. « Tiens aujourd’hui, il a pris tel jouet, il l’a manipulé de telle façon ». On met en valeur ce que l’enfant a fait en dehors du regard de sa mère. Elle va ensuite d’elle-même venir sur ce terrain. C’est là que nous avons un rôle de transmission et que nous ne devons entendre les parents sans interpréter leurs désirs comme des consignes de travail. On doit chercher les opportunités de dialogue. »
Face à des signes d’alerte, le credo de Natalia est d’éviter de « sortir l’artillerie lourde ». Un enfant trop exhibitionniste par exemple. « On peut s’interroger légitimement sur le fait que cela réponde à une éducation laxiste,
voire négligente ou se demander si c’est un enfant qui voit trop de choses
inadaptées pour son âge à la télévision. Dans ce cas on peut en parler aux parents. Quand il s’agit de négligences, sans accabler les gens, on peut expliquer les effets sur les enfants. Les choses peuvent être dites avec des mots doux. » Face à de gros retards d’acquisition chez un enfant, motrices ou langagières par exemple, les parents sont souvent dans le déni. « On peut les amener à reconnaître qu’en effet ils avaient bien vu que par rapport à d’autres enfants, il y avait une différence. il faut les accompagner pour accepter une réalité qui leur est douloureuse. On les aiguille vers les services compétents, en douceur nous devons les accompagner à regarder leur enfant d’une autre façon. Les professionnels doivent apprendre à trouver les mots, à dire par exemple d’abord ce qui va bien chez un enfant, ce qu’il réussit et ensuite voir avec eux ce qui peut être amélioré. On peut donner des petites recettes histoire de dire qu’on peut faire autrement. »
La structure a à cœur de soutenir tout particulièrement les mères seules. « Les mamans solo, je leur tire mon chapeau ! s’exclame Natalia. Quelle vie de sacrifice. Pas d’épanouissement, pas de loisirs et en plus jugées en permanence. Avec le travail de plus en plus morcelé, on n’est pas allé vers le progrès. Leurs conditions ont reculé significativement. Au début des années 2000, les emplois du week-end qui étaient auparavant destinés aux étudiants ont basculé sur les femmes. On a précarisé les étudiants. Et compliqué la vie des mères. »
Lucette Guibert, la vice-présidente de l’association, est aujourd’hui un ardent soutien de cette structure et des valeurs que portent sa directrice et l’ensemble de son équipe. Et elle le fait savoir. « Si on pensait aux enfants comme à des futurs citoyens et aux femmes comme à la moitié de l’humanité, il y aurait beaucoup plus de Baby-Loup. C’est une structure extraordinaire qui préfigure ce qu’on devrait attendre en France d’un service public de l’enfance.»